Droit et transformation sociale
Par Didier Hanne le Mardi, 15 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

Le marxisme est souvent accusé d’être coupage d’antijuridisme, de mépris pour un droit censé dépérir avec l’affirmation de nouveaux rapports sociaux. La volonté de lutter pour une société authentiquement et pleinement démocratique invite à reprendre à nouveaux comptes la question du droit.

Revenons-en à l’URSS des années trente. Au bout d’un moment (bref) de débats internes au PCUS, les oppositionnels, par vagues successives, sont traînés en « justice » par le pouvoir stalinien. Puis liquidés, socialement ou physiquement. Qu’est-il arrivé à ces gens ? En quittant le terrain du débat politique (et des règlements de compte) internes au parti et à l’État, pour comparaître devant des tribunaux, ils ne sortent nullement de la sphère du pouvoir : le drame des accusés des procès de Moscou est qu’ils passent d’une figure du pouvoir à une autre. Laissant le Staline du bureau politique, ils le retrouvent au tribunal, sous la figure du procureur Vychinsky et de juges... dévoués au stalinisme. 

Se borner à rappeler pourquoi Staline éprouve le besoin de liquider ses opposants potentiels ou réels, élucider les motifs politiques et sociaux de la victoire de la bureaucratie ne permet d’accomplir qu’un bout de chemin dans la compréhension de la signification des procès de Moscou. La criminalisation, puis la suppression politique et physique de l’opposition renvoient à autre chose qu’au besoin de la bureaucratie de consolider un pouvoir absolu, à autre chose que le caractère cynique de son chef. On doit dépasser aussi bien les lectures intentionnalistes (« Cela est arrivé parce que certains le voulaient, et que d’autres étaient trop faibles pour s’y opposer »), qu’objectivistes (« faiblesse des traditions démocratiques en Russie, pays économiquement exsangue, révolution isolée »), pour se demander quels mécanismes rendent possible de passer d’une défaite politique à une telle entreprise de liquidation, de démolition physique et morale. Il faut admettre l’existence de conditions d’une autre nature que les mobiles du dictateur, les besoins de la bureaucratie, la situation politique défavorable ou les erreurs de l’opposition.

Qu’est-ce qui, dans les structures dont hérite Staline, rend en quelque sorte structurellement faisable le passage à l’acte, la réalisation de cette politique-là ? La fusion assumée du politique et du judiciaire au sein de l’État est indéniablement l’une des clefs. Le tribunal n’est que le faux nez du pouvoir. Le recours est fictif : aucun examen indépendant des preuves, aucun doute sur la culpabilité, aucune marge de manœuvre dans le choix des sanctions. Comme le soulignera Trotsky en 1937 : « Nous ne sommes pas au prétoire, mais au spectacle, et les acteurs jouent sous la menace du revolver. »1 

Or, cette architecture niant toute séparation des pouvoirs, et qui débouche sur une mascarade judiciaire, se met en place peu de temps après la révolution d’Octobre. Staline s’en empare, la remanie et l’amplifie jusqu’à l’outrance et l’horreur, mais il ne l’a pas inventée. De plus, même si elle est le produit de forces matérielles, cette construction est fondée aussi sur certaines idées quant au droit, idées dont elle s’autorise et qui seront explicitées plus tard de façon grossière par Vychinsky : le droit est la volonté de la classe dominante, point à la ligne. Si Staline est bien le représentant du prolétariat, et si le droit n’est que la traduction de la domination du prolétariat, alors il est logique que les tribunaux soient staliniens eux aussi. 

Qu’avons-nous appris du stalinisme, mais aussi de ce qui l’a précédé et rendu possible, quant à l’existence de libertés garanties, de recours ouverts à tout citoyen, d’une justice indépendante, de l’existence de contre-pouvoirs ? 

Nous n’avons d’ailleurs nullement besoin de relire l’histoire de l’URSS pour nous convaincre des dangers gravissimes que fait courir à la société et aux individus l’instauration d’un pouvoir politique (ou politico-religieux, cf. le régime défunt des talibans) dépourvu de limites légales : nous pouvons regarder le monde autour de nous, où, en outre de nombreux régimes dictatoriaux, des poches de totalitarismes subsistent, en Asie, au Moyen Orient ou dans l’Afrique centrale. Par ailleurs, la tentation est présente, y compris dans des régimes démocratiques, de se ménager des dérogations de plus en plus généreuses au principe de légalité, en général au prétexte d’une lutte efficace contre l’hyper-terrorisme. La détention sans jugement ni défense, à Guantanamo, par l’armée américaine, de centaines de personnes depuis deux ans et demi illustre comment une force étatico-militaire peut s’émanciper de tout contrôle légal grâce à la théorie des circonstances exceptionnelles (ici, la situation créée par les attentats du 11 septembre 2001), et, pour l’instant, avec l’accord ou la passivité indifférente d’une grande partie de la population américaine.

Le fait que probablement certains de ces prisonniers sans statut défini soient coupables, voire déjà complices d’attentats de masse, ne change rien à l’affaire : ils n’ont pas rencontré d’avocats, la procédure est secrète, nul ne sait s’ils seront jugés un jour, et, s’ils le sont, ce sera par des tribunaux militaires composés pour la circonstance... Par ailleurs, une disposition ahurissante est prévue selon laquelle, en cas d’acquittement, ils pourraient néanmoins continuer d’être détenus ! Toutes ces questions d’histoire et d’actualité obligent à examiner le problème de la place du droit dans une transformation sociale soumise au réquisit démocratique. Force est de constater que sur ce point on ne peut s’en remettre aux bonnes intentions. 

La notion de contre-pouvoir 

Comme le souligne Claude Lefort à propos de l’URSS : « Le nouveau pouvoir n’a de compte à rendre à personne, il se soustrait à tout contrôle légal. » Or cette remarque vaut, non seulement pour l’URSS des années trente, mais pour le pouvoir directement issu de la révolution. Certes, ceci se passe dans le contexte d’une guerre civile extrêmement cruelle. Mais il importe de noter qu’avant même que se déchaîne la furie stalinienne, les procès de Moscou, les éliminations massives d’opposants, la mise en place du Goulag, « il s’opère une condensation entre la sphère du pouvoir, la sphère de la loi et la sphère du savoir. »2 C’est elle qui va permettre, sans que cela apparaisse aux yeux de leurs promoteurs comme des anomalies rédhibitoires, la constitution d’une police dotée de pouvoirs exorbitants (la Tcheka, créée par décret du 7 décembre 1917), les arrestations arbitraires (significatives dés 1918), la détention et la punition sans jugement de certains opposants, la suppression du principe de légalité des peines (1922), etc. Comme le souligne encore Lefort4, en dispersant, dès janvier 1918, la constituante élue en novembre 19175, les bolcheviks n’avaient pas fait que balayer une assemblée où ils étaient minoritaires (sans prévoir la moindre solution de rechange), ils avaient aussi supprimé une assemblée dont il était attendu qu’elle consacre quelques libertés et droits fondamentaux. Autant que sa composition politique, n’était-ce pas son programme de travail qui était devenu gênant ? 

Après les deux grandes catastrophes totalitaires du xxe siècle, celles du nazisme et du stalinisme, nous sentons bien que le politique ne peut plus absorber le légal. Si nous visons une société libérée des rapports de productions capitalistes qui soit pleinement (et non seulement tactiquement, comme une concession superficielle à l’air du temps) une société démocratique (pluripartisme, liberté d’opinion, d’expression et d’association, suffrage universel, etc.), alors nous ne pouvons esquiver la place du droit dans l’organisation du pouvoir politique. Il y a besoin d’un contre-pouvoir, d’un frein qui le contraigne à justifier et à motiver ses décisions dès lors qu’elles font grief à des individus ou à certains groupes sociaux. Et d’un contre-pouvoir qui ne soit pas qu’un leurre, une mystification, mais qui soit doté des moyens effectifs de contre carrer la « volonté générale ». Il ne s’agit pas de la paralyser, de l’empêcher d’exister et d’agir, y compris au besoin en passant outre certaines oppositions. Plutôt de se prémunir contre une action, possiblement majoritaire, qui franchirait certaines bornes, qui violerait des droits fondamentaux. 

Étendre l’assiette du politique, avec une démocratie élargie, ne constitue pas une réponse satisfaisante au problème posé, si cette visée sert à nier la possibilité d’une sphère légale protégée des aléas, la nécessité d’une instance judiciaire indépendante, jusqu’à les engloutir dans une « démocratie jusqu’au bout ». Assigner exclusivement à la population auto-organisée, mobilisée, active, cette fonction de contre-pouvoir et de vigilance ne supprime pas la question : que se passe-t-il en effet lorsque la population n’est pas en état de mobilisation et de vigilance ? L’histoire montre qu’un état d’incandescence ne peut pas être maintenu sur de longues périodes. On ne vise pas une politique seulement par temps de crise et de transformations grandioses, mais aussi une politique valable pour la durée, parfois longue, qui s’étend entre deux crises. Une société socialiste serait faite aussi pour durer. Or si sa nature démocratique est étroitement subordonnée à un haut niveau de participation, d’engagement et de mobilisation (les non-actifs, ou les modérément actifs étant en quelque sorte légitimement punis de leur passivité par l’existence d’une élite), elle peut ne pas inspirer une très grande confiance. En outre, que se passe-t-il lorsque c’est la majorité de la population qui, par inadvertance ou délibérément, opprime un groupe minoritaire ou lèse les droits d’un individu ? Que faire pour se prémunir contre un pouvoir, même doté d’une large adhésion, qui dérape en tyrannie de la majorité sur ses minorités ? Dans le cadre d’une République cosmopolite et pluri-ethnique ce genre de problème se pose vraiment. 

Il y a donc nécessité de prévoir des mécanismes de freinage : des procédures, des structures, des institutions dont l’objet est de contrarier un développement de la politique comme toute-puissance. Ces bornes ne doivent pas être simplement proclamées, il faut qu’elles soient institutionnalisées, rendues effectives. C’est ici que vient la double question d’un contrôle de légalité et d’un contrôle de constitutionnalité. Ce dernier, par exemple, suppose de lister quelques droits fondamentaux, d’en débattre, de les publiciser, d’en faire des sortes de points fixes inconditionnés (à défendre quel que soit le contexte), puis de penser l’existence d’une instance séparée chargée de les défendre7. En effet, ce que les expériences du nazisme et du stalinisme montrent aussi, c’est qu’une entreprise de terreur de masse peut parfaitement s’accommoder de l’existence de fictions constitutionnelles8. 

Cela oblige à poser une série de questions concrètes : Qu’est ce qui constitue des droits fondamentaux impossibles à léser, quoiqu’il arrive ? Y a-t-il des engagements programmatiques à prendre là-dessus, ou faut-il refuser de brider a priori la spontanéité des masses, en repoussant l’idée de poser certaines limites indépassables, cristallisées en normes publiques ? Si l’on considère que l’existence de rapports de droit peut constituer une protection utile contre certains dérapages, des « juridictions » chargées de les protéger ou de les rétablir et conçues comme organes indépendants doivent-elles subsister ? Leur existence constitue-t-elle une sorte de résidu du vieux monde ou renvoie-elle à une nécessité positive, y compris dans la société libérée ? Faire silence sur de telles questions ou, ce qui revient au même, s’en remettre à l’inventivité des masses pour les régler dans le feu de l’action, paraît désormais fort téméraire.

Vers une « démocratie sans limites » ? 

Ainsi, on peut se demander s’il est possible de renoncer au concept de dictature du prolétariat (DDP) sans reprendre à nouveaux frais la question de la place du droit dans une démocratie socialiste. Car la dictature, bien plus que le maintien de l’Ordre ou du statu quo, se caractérise par l’absence de limite, y compris dans les moyens utilisés pour promouvoir la transformation d’une société. Tandis que le droit consiste précisément en une condensation publique de la limite. La démocratie dans un contexte de domination est souvent plus « formelle » que « réelle ». Mais il n’y a pas à en déduire que la démocratie dans un contexte de non-domination pourrait se passer de formes, dans une sorte de spontanéité inorganisée, de même que la société de médiations, comme dans des retrouvailles miraculeuses entre les parties et le tout. La démocratie n’a rien de spontané. Elle se construit, elle se protège, elle réclame plus que de bonnes intentions : une mise à l’abri, qui est mise en forme. L’une de ces formes, c’est le droit. 

Si nous sommes pénétrés de l’idée que la transformation sociale combine une crise fondatrice, de l’ordre de « l’événement », avec de la longue durée, si quelque chose comme un « pouvoir » émerge de la transformation sociale et si ce pouvoir n’est plus une « dictature », même au sens d’une dictature de la majorité, alors il faut expliquer non seulement comment ce pouvoir est organisé (pyramide de conseils fondés sur la production et/ou les territoires, combinaison de démocratie directe et de démocratie représentative, etc.), comment des décisions politiques peuvent émerger d’un débat contradictoire, susciter et entretenir du consentement, quelles procédures permettent de vérifier cette adhésion, mais encore comment elles peuvent être limitées. Il faut donc simultanément concevoir une démocratie élargie et rétablir la catégorie de l’impossible. 

Résumons : le pouvoir issu de la révolution proposée est un pouvoir qui ne saurait souffrir d’exceptions au principe « à chacun(e), une voix » ; un pouvoir qui ménage la possibilité non seulement d’être contesté, mais encore d’être renversé, si tel est le bon vouloir de la majorité. Un tel pouvoir n’est pas une « dictature », même de la majorité. En ce sens, il est démocratique. Mais il n’est pas que cela : il est un pouvoir où la majorité accepte de s’autolimiter, d’une part en fonction de règles préétablies, d’autre part à l’aide de recours effectifs ouverts à tous les individus. En ce sens, il est borné par la reconnaissance de l’existence et de l’utilité de rapports juridiques, non entièrement solubles dans le politique. Des droits fondamentaux sont à placer en quelque sorte hors d’atteinte. On mesure alors l’inconvénient de formules telles que « démocratie sans limite »9 ou encore « démocratie jusqu’au bout »10 comme solutions de rechange à la dictature du prolétariat. À bien y réfléchir, de telles perspectives, une fois enregistrées le progrès qu’elles représentent, pourraient encore autoriser, au nom du fait majoritaire, le viol de certains droits fondamentaux de la personne ou de minorités. Elles peuvent couvrir un jusqu’au boutisme populiste qui à de quoi faire froid dans le dos, pas seulement à des patrons odieux et aux actionnaires expropriables.11 

À moins de se résigner à l’existence d’un trou dans la stratégie révolutionnaire, et de laisser la dictature du prolétariat sans formule de remplacement - ce qui risque de transformer les révolutionnaires en « surenchérisseurs sociaux », mais à l’intérieur d’un système dépourvu d’alternative politique globale - il faut donc construire la référence à une notion qui combinerait les rapports démocratiques avec les rapports de droit. Y en a-t-il une autre que celle d’une république démocratique et sociale, évidemment distinguée de ses avatars actuels? 

À ce moment, l’abandon de la dictature du prolétariat n’est pas un geste médiatique : cela devient un changement important sur un point de programme. On ne répudie pas un emblème simplement « caduc »13, on récuse un concept qui barrait la route à la compréhension que le socialisme pour lequel on milite devrait être, pleinement, un État de droit. Il ne s’agit pas là d’une concession à l’idéologie dominante, mais d’une caractéristique de la nouvelle société, en tant qu’elle est conçue comme alternative non seulement à la démocratie inachevée des pays capitalistes développés mais également à la destruction totalitaire des rapports de droit. 

Les fonctions du droit : politiques, sociales... et anthropologiques ? 

Accorder de l’importance à l’existence des rapports de droit, y compris dans une société libérée, suppose-t-il une rupture avec la tradition émancipatrice et un ralliement à l’idéologie libérale ? C’est le bruit qui a couru, mais les choses ne sont pas si simples. À examiner la première, on voit que depuis longtemps deux approches s’y opposent à propos de la place du droit dans la société socialement transformée : la recherche d’une solution de rechange au droit, ou la mise en exergue de conceptions alternatives du droit. 

Chez Marx et Engels, l’horizon est bien celui d’une disparition du droit.14 Il y a « une antinomie du communisme et du droit »15, sans qu’une différence soit ménagée, en tout cas dans les œuvres de la maturité,16 entre droit bourgeois et droit tout court. En l’absence d’une théorie achevée de l’État et du droit chez les pères fondateurs, de nombreux « marxistes » se sont chargés de donner un contenu plus précis à ces intuitions. 

Libérés de la pression que font peser l’organisation et les buts capitalistes de la production, les rapports sociaux (re)trouvent une harmonie sans normes. Les individus, débarrassés de la concurrence et de la compétition, désaliénés, parviennent à ajuster leurs comportements sans avoir besoin de recourir à des systèmes de règles assorties de sanctions. Il n’y a plus de conflits, il n’y a que des désaccords sans profondeur, des malentendus en quelque sorte, éliminables par la discussion. 

L’idée sous-jacente est que les conflits interindividuels n’existent pour l’essentiel qu’à cause des rapports de production capitalistes, de la division du travail, de la séparation des producteurs et des moyens de production, des contradictions entre classes. En résumé, la société est divisée parce qu’elle est une société capitaliste. En dernière analyse, les tensions interindividuelles renvoient à la concurrence des capitaux. La société communiste, renouant par certains aspects avec les communautés primitives, peut (re)trouver son unité, sans avoir à s’embarrasser de règles. Le droit n’est qu’une technique de régulation, particulière et datée, ajustée à la socialité aliénée du monde capitaliste et à la nécessité pour la classe dominante de trouver des formes de consensus et de discipline permettant la conservation d’une société menacée de s’effondrer par l’effet de ses contradictions. Le droit est la « volonté érigée en loi » de la classe dominante. Il peut arriver, comme le concède Géraud de la Pradelle, qu’à côté de « fonctions politiques », il remplisse des « fonctions techniques », visant une simple efficacité matérielle (par exemple l’obligation faite aux conducteurs de respecter la priorité à droite), mais il s’agit « seulement d’efficacité conforme aux intérêts bien compris de la classe dominante. »17 En son cœur, il demeure la cristallisation juridique d’un rapport de forces entre les classes. Changer ce rapport de forces, c’est bousculer le droit.

Transitoirement, on peut conserver du droit (mais il s’agit d’un résidu « bourgeois ») ou encore œuvrer à un droit différent, qui ratifie un nouvel équilibre plus favorable aux dominés, ou stimule la transition à la société communiste. Mais il s’agit d’un compromis tactique : fondamentalement la société visée, celle où il n’y a plus de rapports de force et de subordination entre les groupes et les individus, est une société sans droit. Sans force, sans exploitation, sans domination, pas besoin de droit. Contrairement à ce que soutiennent les critiques libéraux du marxisme, il n’est pas question d’abolir brutalement le droit, mais il doit bien, au diapason de l’État, dépérir, puis disparaître, comme d’autres stigmates du vieux monde. 

La vulgate marxiste a tendance à faire du droit, par le truchement de l’État, un instrument de l’économie. Le droit est l’étalon, l’instrument de mesure qui permet de distribuer des biens. À ce titre, il fait partie de l’arsenal qui accompagne les rapports de production. Ses autres fonctions sont subsidiaires. La vérité du droit est dans l’économie politique. Ce regard, à mon avis simplificateur, doit être aujourd’hui interrogé, en s’aidant à la fois de la redécouverte de certains auteurs liés à la tradition marxiste (qui développent ou ébauchent une approche différente du droit), et d’un dialogue avec certains philosophes modernes étrangers à la tradition marxiste (ou se définissant comme post-marxistes). 

Dans quelques notes des Cahiers de prison, Gramsci souligne qu’une fois qu’on a réorganisé la vie économique, on ne peut pas abandonner les relations entre individus à « leur développement spontané ».18 On ne peut tabler sur le changement économique et social pour transformer les rapports de civilisation. La nécessité d’un « État éducateur » se fait encore sentir. Celui-ci doit tendre à faire disparaître certaines coutumes et certaines attitudes, et en répandre d’autres. « Tout état tend à maintenir et à créer un certain type de civilisation et de citoyen (et donc un certain type de vie en commun et de rapports entre individus) ». Pour Gramsci, « le droit sera l’instrument approprié à cette fin (à côté de l’école et d’autres institutions et activités) ». Il ne s’agit donc pas d’absolutiser le droit - au sens d’en faire l’enveloppe nécessaire et suffisante de tous les rapports sociaux - mais de souligner que, par son truchement, on peut favoriser certains rapports entre les gens. Si cela est possible, c’est que le secret du droit n’est pas dans l’échange marchand et la vente de la force de travail. Gramsci néanmoins continue de lier étroitement Droit et État (tout en assignant à l’État d’autres fonctions que strictement économiques). 

Le droit, n’est-ce que l’État mis en normes ? 

C’est cette relation, voire cette synonymie Droit/État qu’un auteur moderne comme Jürgen Habermas conteste. Formé dans le cadre de l’École de Francfort, il se situe aujourd’hui comme partisan d’une « démocratie radicale ». 

Pour lui, la société ne se compose pas uniquement des différents systèmes économiques et administratifs. Il y a un à côté des systèmes, qu’il nomme « monde vécu ». Cette sphère de la vie sociale est celle des échanges culturels, des conversations, de la sociabilité ordinaire... Elle subit l’influence des systèmes, mais également elle leur résiste. Dans Droit et démocratie19, Habermas fait du droit une sorte d’entre deux, qui sert de courroie de transmission entre le monde vécu et les systèmes ; courroie qui, dans un régime démocratique, peut fonctionner dans les deux sens. Certes, par le truchement du droit, le système peut « coloniser le monde vécu », le structurer en fonction de ses impératifs propres. Mais la société civile peut, par l’intermédiaire du droit, avoir prise sur le fonctionnement des systèmes économiques, administratifs et institutionnels. La « fabrique du droit » n’est pas le produit de délibérations institutionnelles forgées en champ clos, mais résulte d’un « jeu combiné » entre ces délibérations et l’opinion publique. Il y a dans la technique juridique quelque chose qui se prête à la mutation des aspirations informelles émanant du monde vécu en contraintes effectives pour les systèmes. Habermas soutient donc que la démocratie ne se réduit pas à la mise en œuvre de procédures qui permettent aux citoyens de décider librement sur le plan politique, il y ajoute quelque chose de plus. Ce complément c’est le droit, dont le contenu et la structure ne correspondent pas inéluctablement et unilatéralement aux injonctions des systèmes, mais peuvent contenir, traduire et sauvegarder des aspirations émanant de la société civile. 

La thèse peut paraître sous-estimer la puissance de pénétration des forces du marché et de l’État dans la sphère du monde vécu (c’est la critique que Jean-Marie Vincent faisait aux analyses d’Habermas), et embellir la société civile en masquant le constat que des phénomènes de domination y naissent et y prospèrent, sans toujours constituer l’ombre portée des systèmes (c’est l’objection qu’Yves Sintomer lui adresse20). Elle a cependant le mérite de rendre compte des développements multidimensionnels et ambivalents du droit contemporain, avec un peu plus de finesse que ne le permet sa réduction à l’économique. On comprend mieux, alors, que dans certains aspects des règles de droit, y compris dans les codes actuels, il soit possible de découvrir des traductions symboliques et institutionnelles de la civilité, de la solidarité, de la réciprocité, voire du don. 

Mais pour discuter cette approche, il faut se pencher sur d’autres volets du droit que le droit du travail ou le droit commercial, droits des rapports économiques et de l’échange marchand, sur lesquels la plupart des marxistes, y compris Pasukanis21, ont eu tendance à focaliser leurs analyses, comme si ces branches résumaient la vérité du Droit. Cela implique de rendre compte de systèmes de normes en partie décrochés des nécessités économiques, plus liés aux réquisits de la vie en commun que pures « expressions du mode moderne de production ». Par exemple le droit public ou encore le droit civil, dont il est nécessaire d’examiner le contenu et les fonctions spécifiques. 

La synonymie « Droit/État » est également mise en question, il faut le noter, par certains travaux de l’anthropologie. Si l’on accepte la définition proposée par Norbert Rouland (« le droit sert à prévenir et traiter les conflits survenant dans la société au nom d’une référence partagée »22), l’anthropologie, au moins depuis Malinowsky et Mauss, confirme la présence de constructions de ce type dans des sociétés aux physionomies extrêmement différentes, y compris des sociétés sans État. 

On comprend mieux alors qu’un juriste contemporain, Alain Supiot, n’hésite pas à parler d’une « fonction anthropologique » du droit23, qui semble transcender les époques et les sociétés singulières. Le droit émergerait, moins comme instrument de rationalisation/justification des rapports économiques tels qu’ils sont à un moment donné, comme « reflet », que comme un principe actif/symbolique d’organisation sociale. 

D’où le constat de sa longévité, mais aussi de son actualité dans une société divisée, complexe, hétérogène où une place est reconnue, non seulement au groupe, mais à l’individu, non seulement à la conscience rationnelle, mais également aux passions et à l’imaginaire. Les personnes, dans leur vie courante, ne se contentent pas d’entrer en contact et de nouer des relations instrumentales ou arrivistes, mais éprouvent en permanence, pour eux comme pour autrui, le besoin de procéder à des évaluations, de formuler des jugements de valeurs, de placer leurs actions en référence à des principes.24 La question se pose alors de savoir si, et dans ce cas comment, de telles évaluations peuvent avoir lieu dans l’espace public, à l’échelle de la société. Dans une cité marquée, non seulement par l’affrontement nu des forces, mais par des controverses constantes sur la validité, et pour des individus en quête de justification, le droit peut apparaître comme un instrument précieux. Il permet en effet, à l’aide de critères publics et objectifs, discutables, une évaluation des conduites en d’autres termes que ceux d’un simple commentaire des rapports de forces en présence. 

Dans une telle approche, il n’est pas exclu a priori que le droit puisse se contenter d’enregistrer, voire d’aggraver les inégalités préalables. Mais l’inverse n’est pas impossible non plus. Les deux pouvant être vrais en même temps. Ce qui se dégage alors, c’est un terrain de lutte autour du droit, des groupes sociaux divers cherchant à en féconder le contenu, dans l’arène des jurisprudences. 

Vers un alter-droit ? 

Ainsi, nous pouvons envisager qu’à côté de fonctions immédiates dépendantes de l’état momentané de l’organisation sociale et économique, le droit constitue en même temps une réponse aux problèmes relativement permanents que pose « la vie en commun ». 

Ce qui est alors interrogé c’est l’affirmation sèche de Marx : « Le droit ne peut jamais être à un niveau plus élevé que l’état économique et que le degré de civilisation sociale qui y correspond. »25 Est-il vraiment impossible que le droit abrite des valeurs qui anticipent sur des rapports sociaux différents ou qui « sauvent » des rapports plus positifs que ceux exigés par les impératifs économiques à un moment donné ? Est-il inutile de chercher à découvrir dans le droit existant des valeurs susceptibles de contrecarrer les tendances à la domination, afin de prendre appui sur ces valeurs ? Est-il stérile de chercher à inscrire dans le droit de nouveaux éléments de rupture avec la violence nue ? 

Si l’on estime que la « forme » droit est une forme en elle-même réificatrice, qui, en défigurant les rapports sociaux, empêche leur plein épanouissement, on aura tendance à répondre que de telles démarches s’apparentent à des chimères. On se protégera ainsi contre tout fétichisme juridique. Mais n’y a-t-il pas un revers à cet antijuridisme, latent ou explicite ? Car certains effets triviaux se produisent aussi : formation juridique des cadres syndicaux et des militants politiques réduite au minimum, négligence du terrain juridique comme enjeu de luttes, peu d’attention accordée aux inégalités dans l’accès au droit et... indifférence aux débats contemporains sur la chose juridique, alors que la pensée radicale est critiquée depuis longtemps par les libéraux sur la question de la place accordée aux rapports de droit, comme si c’était là son point faible. 

D’autres approches sont pourtant possibles. Féconde à ce sujet est la démarche des sociologues Luc Boltansky et Eve Chiapello qui, dans leurs analyses du néocapitalisme, consacrent un examen attentif à la place du droit.26 Ils défendent l’idée que le droit se prête à « deux regards différents » : sous un angle, il clôt les « épreuves » en postulant l’égalité des protagonistes, « et par là, légitime les inégalités » ; sous un autre angle, « il peut servir de recours à ceux qu’une épreuve a désavantagé ». Dans le contexte du capitalisme connexionniste, caractérisé par des déplacements incessants, des délocalisations et l’affaiblissement des défenses du monde du travail, et « sans ignorer les limites de la régulation juridique », ils choisissent d’insister « sur le rôle du droit dans la protection des plus faibles. » La remarque, en pleine tentative de « reféodalisation » des rapports de travail sous couvert de « refondation sociale », est d’une incontestable actualité. Mais, au-delà du champ particulier des rapports économiques, on peut multiplier les exemples où le droit peut constituer à la fois un point d’appui et un but valable pour des mobilisations défensives ou offensives cherchant à obtenir des reculs concrets de la domination, de l’oppression, de la marchandisation. Les terrains de l’écologie, de la lutte contre l’infériorité des femmes et les violences sexuelles, de la lutte contre les crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, pour ne citer qu’eux, se prêtent à ces bons usages du droit. 

Cependant, au-delà d’une alliance momentanée imposée par une situation conjoncturelle, il y a là une reconnaissance du fait que la ressource juridique possède des qualités intrinsèques (catégorisation, mise à distance des subjectivités, suspension provisoire du rapport de force, etc.), qui lui permettent de remplir certaines fonctions que d’autres dispositifs de prévention ou règlement des différends (par exemple la médiation communautaire) ne peuvent satisfaire, ou avec des effets pervers qui peuvent l’emporter sur leurs avantages. Pourquoi faudrait-il qu’une société dépourvue de domination sociale se prive de ces qualités ? 

L’égalité par le droit : mascarade ou fiction opérationnelle ? 

Le droit présuppose une égalité alors que les gens sont dans des situations inégales, nous dit-on, en général en ressassant quelques phrases de la Critique du programme de Gotha (1875), consacrées à la vente léonine de la force de travail. C’est un peu rapide : les règles qui prévoient des mesures préférentielles en faveur de telle ou telle catégorie défavorisée sont aussi du droit. C’est le cas, par exemple, des dispositions normatives en faveur de la parité. Même un contrat peut prévoir des clauses prenant en compte la situation particulière d’un des contractants. Mais acceptons provisoirement l’objection. Il est vrai qu’au cœur de la technique juridique il y a une démarche d’abstraction, de dépersonnalisation, de départicularisation. Nombre de relations interindividuelles se nouent tous les jours qui se passent parfaitement de ces opérations. Le respect d’autrui n’est pas un résultat des lois qui répriment la violence. Mais la tâche du droit n’est pas de réguler et de circonvenir la sociabilité dans tous ses aspects : elle est de prévenir et de traiter les incidents ou les accidents de cette sociabilité. Pour le dire rapidement : il s’occupe du conflit, virtuel ou réalisé, en posant des critères pour le solutionner. 

À cet égard, quelles sont les solutions de rechanges ? En quoi l’organisation d’un pur et simple face-à-face des inégaux, sans référence à une règle impersonnelle, prévisible et discutable, serait-il plus avantageux, y compris pour le protagoniste le moins favorisé ? Certes, pour l’emporter dans un conflit médié par le droit, il ne suffit plus de faire jouer la loi du nombre, la démagogie ou la capacité de parler plus fort ou plus longtemps que les autres : il faut accepter de se plier à la démonstration que l’intérêt défendu est conforme à une directive générale pré-établie par la collectivité, et en convaincre un tiers au conflit. Une exigence de ce type adressée à quiconque réclame le soutien de la société pour obtenir un avantage patrimonial ou symbolique est-elle en soi aliénante, mutilante, scandaleuse ? Une procédure contraignant tout demandeur à démontrer que sa revendication est universalisable, dans la mesure où elle est compatible avec le bien commun inscrit dans une norme préalable, ne possède-t-elle pas quelques avantages éducatifs ? On pourrait ainsi creuser l’idée d’une fonction socialisatrice du droit.27 

De plus, il ne faut pas perdre de vue que les disputes ne sont pas toujours le décalque des conflits de classe, de sexes ou de groupes substantiels. Que faire lorsque deux personnes qui sont dans une situation physique, sociale, intellectuelle grosso modo identique entrent en conflit ? Tirer au sort ? Attendre que l’un des deux protagonistes s’épuise ? Les laisser en venir aux mains ? Entre l’arbitraire du hasard (qui ramène à des rituels judiciaires antiques), l’attente du désistement (qui peut être le retour de l’inégalité préalable), ou encore le fait de tolérer des violences (qualifiées de « petites » et acceptables parce qu’elles sont dépourvues de signification politique ou sociale ?), on peut soutenir que la sécurité d’une règle juridique est quand même ce qui présente le moins d’inconvénients. 

À un moment où la notion de loi est systématiquement étrillée par les ultra-libéraux tenants de la contractualisation, cette option en faveur du droit comme ressource peut paraître plus opérationnelle que celle qui consiste à critiquer le droit... comme un camouflage négligeant les différences de situations entre inégaux. On récuse l’ultra-gauchisme, l’indifférence aux réformes et à la conservation des acquis sur le terrain des luttes revendicatives... Faudrait-il s’y résigner dés qu’on entre dans le champ juridique ? 

On peut même pousser l’interrogation plus loin : pourquoi en effet les raisonnements habituellement tenus dans le domaine du travail (à savoir la défense de la notion de loi, comme rempart contre les insécurités sociales, manifestation d’un bien commun supérieur opposable aux volontés particulières, contre la prolifération du contractuel) ou dans celui du droit fiscal (la défense de l’impôt légal comme instrument de (re)construction de l’égalité, contre toutes sortes d’exonérations, mais aussi de fraudes et de passe-droits) devraient-ils être complètement abandonnés dés qu’il est question des rapports immédiats entre les gens, du savoir-vivre, de la sécurité des biens et des personnes ? 

On sent la nécessité d’explorer les pistes entr’ouvertes par Gramsci : moins celles d’une disparition que celles d’une « conception rénovatrice » du droit. Les problèmes de la vie en commun se posent encore après la libération du capital et ils frappent à la porte de la société nouvelle. On ne peut pas les confier, dit-il, à une « germination hasardeuse et sporadique ». Il faut faire pression, solliciter, inciter, éventuellement « punir ». Sur ce dernier point, Gramsci n’hésite pas à affirmer : « Une fois qu’ont été créées les conditions grâce auxquelles un mode de vie déterminé est possible, l’action ou l’omission criminelle doivent encourir une sanction pénale, de portée morale, et pas seulement être l’objet d’un jugement sur leur caractère génériquement dangereux. » Reconnaître une certaine permanence du droit de punir, y compris « selon des modes originaux »,28 c’est ouvrir les yeux sur le fait que la société débarrassée des inégalités sociales n’est pas ipso facto homogène, non conflictuelle, une société d’où les tensions interindividuelles (et leur dérapage possible en violences, en micro-oppressions, en brutalités volontaires) auraient disparu, sauf comme résultats de maladies mentales. Un espace est ainsi laissé à un système de normes « de portée morale ». La morale et le droit peuvent être transformés, ils n’en subsistent pas moins l’un et l’autre comme expressions, à des niveaux différents, de la complexité sociale, des fragmentations individuelles, de la finitude et d’une part irréfragable d’insocialisable dans la conduite des êtres humains.

Complexité et droit 

En dépit des usages multiples et problématiques de la notion de « complexité », il faut accepter de se pencher sur la relation entre société complexe et société de droit. 

J’entends par « société complexe » non seulement une société dans laquelle se multiplient et prolifèrent les sous-systèmes, les institutions, les secteurs et les sphères, mais aussi une société où se développent l’individualisme, et au-delà les individus métissés et hybrides, eux-mêmes complexes. Reconnaître que nous sommes entrés dans un monde hyper-compliqué, où des « champs » différents pullulent, cohabitent et s’enchevêtrent, ce n’est pas automatiquement récuser l’existence d’une colonne vertébrale, d’une unité cachée, d’un principe organisateur. De même, admettre le jeu des contradictions internes aux individus, ce n’est pas ipso facto décréter leur disparition ni méconnaître leur besoin de repères, et les souffrances induites par un certain éparpillement. 

En revanche, ce double constat (société complexe, individualisme) stimule un autre regard sur le droit. Qu’est-ce qui peut en effet maintenir l’unité d’une socialité ainsi déchirée ? Comment coudre du lien, autrement que par la force, dans un contexte de division et de complication irrésistibles ? Pour Jürgen Habermas « l’espoir romantique (...) du jeune Marx de voir “dépérir” le droit ne se réalisera guère dans des sociétés complexes du type des nôtres ».29 Cette manière de relier le besoin de droit au développement de la complexité sociale paraît donner une base solide à la nécessité socio-politique du droit. Elle n’est pas immanquablement grosse d’un ralliement à la démocratie inachevée des pays capitalistes, pas plus qu’elle n’implique automatiquement le renoncement à des transformations sociales d’ampleur. En revanche, il est vrai qu’elle implique de rompre avec la visée d’un monde social unifié, homogène, sans distance entre les êtres, sans espace entre les êtres et les groupes : une sorte de communauté élargie à l’humanité. 

Daniel Bensaïd dans un article « Marxisme contre totalitarisme » paru en 198630 rappelait à juste titre que Trotsky voyait dans la diversité du prolétariat le fondement du multipartisme, condition évidemment sine qua non de la démocratie. Dans La Révolution trahie (1936), c’est le fait que la classe est « déchirée d’antagonismes internes » qui justifie la pluralité des partis, des syndicats, des associations. Bensaïd y ajoute, ce que ne développait pas Trotsky, la cristallisation de ce pluralisme en un droit qui le garantit. L’idée d’une « légalité de la transition » découle ici de la mise en question du postulat de l’adéquation entre un pouvoir, même issu d’une classe précise, et ses représentants momentanés. À partir de là, on fait un pas décisif en faveur de l’existence d’un « droit public » autonome, opposable à tout parti, même majoritaire, et accessible à tout groupe politique, même minoritaire. 

Cependant, il me semble qu’il faut aller plus loin. En effet, la question du droit public n’absorbe pas toute la question du droit dans la transition. Subsiste le problème du lien civil, du « faire société » pour reprendre l’expression de Jacques Donzelot. Les rapports que les membres individuels tissent entre eux ne sont pas solubles dans les relations de travail ou les activités de « citoyens ». La société n’est pas seulement sillonnée de divisions entre classes, groupes, collectifs, sexes, âges, religions, fonctions différentes occupées dans l’espace social. Elle est une société d’individus et ce point est décisif, surtout lorsque de profondes évolutions psycho-sociales amènent de plus en plus fréquemment ceux-ci à refuser de se définir essentiellement par leur appartenance ou leurs héritages. C’est probablement dans la reconnaissance d’une non coïncidence des individus avec leur être social que réside la possibilité d’une approche de la démocratie socialiste conçue comme « état de droit », et c’est ce point que je voudrais examiner en terminant. 

Individu et communauté 

Ce que le droit règle en effet, ce n’est pas seulement la compétition pacifique des groupes et des idées dans l’arène politique et sociale, ce sont aussi les relations entre individus, et les rapports entre ces individus et le pouvoir, lorsqu’un conflit se produit. De ce point de vue, l’individu rebelle, récalcitrant, réfractaire à la communauté, voire asocial, est aussi digne d’attention que le groupe politique minoritaire. À côté du postulat de l’adéquation entre la classe et un parti, il y a donc un second postulat qu’il faut interroger : celui de l’adéquation entre le groupe, quel qu’il soit, et les individus qui le composent. Or il y a une vieille méfiance « marxiste » de l’individu, pensé comme cellule de base de l’égoïsme bourgeois, qui peut s’autoriser d’assez nombreuses déclarations de Marx lui-même, notamment, mais pas seulement, dans la Question juive : « Les droits de l’homme distinct du citoyen ne sont rien d’autres que les droits des membres de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté. »31 L’individu est bien présenté ici comme trace d’un monde à détruire, et les droits de l’homme ligotés à l’individualité bourgeoise : « rien d’autre que... ». Certes, il est caricatural de faire découler la dictature stalinienne de cet « antijuridisme doctrinal », comme y prétendait Blandine Kriegel,32 surtout si l’on tient compte de la date de rédaction du pamphlet consacré à Bauer. N’empêche qu’une telle approche mixant défiance au droit et discrédit de l’individualité se rencontre dans beaucoup de textes modernes se réclamant de Marx. Il n’est donc pas injuste d’en discuter. Elle crée en effet de sérieuses difficultés, toujours actuelles, même en précisant que c’est l’individu « bourgeois » qui est visé, et non l’individu tout court. 

D’abord parce qu’elle ne nous prépare pas à comprendre pourquoi tous les totalitarismes font une sorte de chasse méticuleuse à l’individualité. Pas seulement à l’individu virtuel pleinement épanoui d’une société future : à l’individu actuel de la société réellement existante. « En écrasant les hommes les uns contre les autres, la terreur totale détruit l’espace entre eux » observait Hannah Arendt33. Phénomène confirmé dans d’autres totalitarismes postérieurs aux analyses d’Arendt : au Cambodge, dans l’Afghanistan des talibans, et aujourd’hui même en Corée du Nord. Ainsi, il y a une sphère individuelle à préserver des incursions du système, y compris lorsque celui-ci prend la figure d’une politique aimable. Cela est-il possible sans règles de droit, ici, maintenant... et demain ? Des crans d’arrêt sont à mettre en place qui empêchent le collectif de submerger l’individu. La distinction entre une sphère publique et une sphère privée constitue l’un de ces verrous. Sous un angle, cette distinction est un artifice : c’est bien le même individu qui consacre une partie de son existence au travail, une autre aux activités « citoyennes », et une autre au repos, aux loisirs, aux échanges choisis et gratuits. Sous un autre angle, celui de l’organisation politique et sociale, elle est un mécanisme qui, en consacrant l’existence de registres différents dans l’existence, préserve les libertés. 

Ensuite, parce que même en rappelant, contre tout procès d’intention, la dynamique pro-individualiste de nombreux textes de Marx, une question demeure en suspens : comment passe-t-on de l’individu mutilé, égoïste, à l’individu épanoui, conscient de ses attaches sociales, si ce n’est sous la forme d’un bond problématique vers un « tout autre homme » ? Y a-t-il une rupture entre celui là et celui-ci, ou quelque chose de l’ordre d’un développement, d’une transition qui conserve en même temps qu’elle dépasse ? À laisser ainsi un « blanc » entre l’individu bourgeois et l’individu émancipé, le risque existe de majorer (jusqu’à l’illusion ?) les qualités de l’individu futur, et de minorer (jusqu’à la défiance avant-gardiste ?) les capacités de l’individu actuel. Cet individu réel de la société dominée n’est-il qu’un individu égocentrique ? Des traces de sociabilité, des pratiques de civilité, de solidarité, de don et d’échanges gratuits sont repérables ici et maintenant, dans de nombreux aspects de la vie sociale... Seraient-elles seulement possibles si l’individu actuel, enfermé dans un solipsisme, n’était que « bourgeois »? 

Ainsi, ce n’est pas seulement la nécessité de se protéger contre de possibles « abus bureaucratiques » qui justifierait la nécessité d’un droit de la transition, comme semblait le soutenir Daniel Bensaïd dans l’article précité. Il n’y a pas en effet que des bureaucraties qui sont susceptibles de se livrer à des abus de pouvoir. Des groupes informels, « non-gouvernementaux », voire des individus isolés, peuvent en commettre aussi. 

En ce sens, recourir au droit consisterait à prendre acte, pour la « coiffer », l’organiser et la pacifier, d’une contradiction profonde. Une déchirure plus solide, plus durable, plus « anthropologique » que les divisions de classe ou les clivages entre groupes politiques et sociaux : la séparation des individus. Si elle ne doit pas être confondue avec leur affrontement en atomes hostiles, elle ne doit pas non plus être enjolivée. Elle constitue une base à la fois pour des pratiques positives (l’amour, l’amitié, la civilité, l’invention artistique), à la fois pour des processus négatifs (la violence interpersonnelle, qui n’est pas toujours et partout le produit de la misère sociale), les processus négatifs pouvant s’enchevêtrer aux processus positifs... Mais il y a lieu de prendre acte de cette déchirure-là, en abandonnant aussi le mythe d’une société indivise. 

L’« alter-droit » peut alors se concevoir à la fois comme barrière, à la fois comme rempart de l’individualité dans la société. Du coup, il n’est pas près de disparaître. Sauf si le but consiste en réalité à faire dépérir l’individu, ce qui nous ramène au cauchemar totalitaire... ou, plus près de nous, aux pratiques de démolition de l’individualité en vigueur dans certaines sectes religieuses. On rappellera ici un point de vue, déjà ancien, d’André Gorz : « il est impossible que l’individu coïncide totalement avec son être social ni que l’être social intègre toutes les dimensions de l’existence individuelle. Celle-ci n’est pas intégralement socialisable. »34 Ce réalisme invite à une retenue qui traiterait l’individu comme la plus petite, donc la plus fragile, mais aussi la plus précieuse des minorités à protéger. Et en effet ce n’est pas un individu disparu, c’est un individu maintenu qui doit être associé.

Du coup, quelques problèmes deviennent intéressants : comment accrocher l’autonomie individuelle à des pratiques altruistes sans que celle-ci disparaisse dans celles-là, et vice et versa ? Comment relier l’autonomie de l’un à l’autonomie de l’autre ? Concevoir cette association d’individus coopérants suppose la référence, sinon à un au-delà de la politique, du moins à l’existence d’un bien commun, auquel chacun(e), sans se renier en tant qu’individu, accepte de consentir quelques abandons de souveraineté. Or ce bien commun, si l’on ne fait pas appel à une transcendance ou à une foi, doit se traduire dans le langage de la cité. Il doit être accessible, soumis à la discussion, interprétable en fonction des cas particuliers et en même temps stable dans sa généralité. Et l’on retombe inévitablement sur la question du droit. Il n’y a que des normes publiques, en effet, qui sont susceptibles de présenter ces caractères. Rien d’autre n’a encore été inventé, nulle part. Cela ne met pas ce droit commun hors de la délibération publique, cela ne le sacralise pas comme dans les théories du droit naturel. Au contraire, des questions comme « qui élabore le droit ? », « au travers de quelles procédures ? », « quelles instances chargées de l’appliquer ? » deviennent cruciales. 

En revanche, il est bien vrai que cela implique de dessiner des politiques d’émancipations plus attentives aux détails, chargées de scrupules, et peut-être de modestie, capables de considérer les différentes sphères (individu, famille, groupe, société), les différentes temporalités, les différents registres d’action (travail, civilité, citoyenneté), bref de prendre en charge la complexité d’un monde social en mouvement perpétuel, au lieu de donner l’impression qu’on lui tapera dessus à grands coups de marteaux égalisateurs... 

Les asymétries dans l’accès au droit se renforcent dans le néocapitalisme. Au fur et à mesure que la société multiplie les injonctions de nature juridique adressées à chacun de ses membres, l’opacité et l’inacessibilité du droit augmente, sous couvert de technicité et de spécialisation. Les différents systèmes (politiques, administratifs, économiques) tirent constamment vers eux la ressource juridique. Les difficultés dans l’accès au droit (et à la justice) font partie de ces « nouvelles inégalités » qui, sans se résumer toujours à la césure entre vendeurs et acheteurs de la force de travail, aggravent, compliquent, enveniment les discriminations sociales. La « citoyenneté » est un vain mot si l’on ne s’attaque pas vigoureusement à cette forme d’aliénation : au sens propre, une sphère juridique étrangère aux besoins de la société civile, comme capturée et verrouillée par les professionnels du droit. Il y a là un terrain de lutte, d’affrontement mais aussi de formation (notamment dans les organisations syndicales) et d’élaboration qu’un antijuridisme sommaire risque de négliger. 

Plus fondamentalement, nous avons à penser (et à rendre désirable) un projet de société pour un monde qui a déjà connu des expériences totalitaires. Être à gauche aujourd’hui, c’est être anticapitaliste à 100 % certainement. C’est également être anti-totalitaire à 100 %. La conscience de masse a intégré les caractéristiques ravageuses des totalitarismes. Par-delà leurs différences, tous instaurent des sociétés sans droit (ou dotées de normes fictives singeant d’authentiques rapports de droit) en même temps qu’ils tentent de liquider les interstices entre les individus. 

Si on défend l’idée d’un « anti-totalitarisme de gauche »,35 comme le propose Enzo Traverso, non pas seulement pour solder le passé mais pour combattre les totalitarismes présents et à venir, si l’on est convaincu que la dimension démocratique doit constituer le fil à plomb de tout projet de sortie du capitalisme, je ne vois pas comment on peut y parvenir sans incorporer le droit à l’arsenal anti-totalitaire. Une société libérée de l’exploitation et des inégalités sociales ne sera pas une société simple, une sorte d’énorme famille : « le développement en tous sens des individus », comme disait Marx, la rendra probablement fort compliquée. Ce n’est pas dommage, c’est tant mieux. Mais cela impose de prévoir quelques formes ad hoc pour traiter la masse de problèmes, litiges et conflits de toutes sortes qui naissent de cette complication. D.H. (août 2004)

 

1. Les Crimes de Staline, Léon Trotsky, tome ii, trad. Victor Serge, Maspero, 1973.

2. Essais sur le politique, Claude Lefort, Seuil, 1986.

3. Le décret constitutif de la Tcheka donnait à celle-ci non seulement des attributions policières mais également des attributions judiciaires puisqu’il prévoyait de « punir et liquider » toutes les actions contre-révolutionnaires.

4. La Complication, Fayard, 1999.

5. Lors d’un scrutin auquel participent 41 millions d’électeurs, soit 80 % du corps électoral, comme le rappelle Jean-Jacques Marie dans son Staline (Fayard, 2001).

6. Les résultats des élections de novembre 1917 avaient donné 24,5 % des suffrages aux bolcheviks, 48,5 % aux socialistes-révolutionnaires toutes tendances confondues, 4,5 % aux mencheviks, 4,7 % aux cadets...

7. Déjà souligné par Didier Hanne dans : « Sur le droit, les libertés et la transition », Critique Communiste, n° 71, février 1988.

8. La prise du pouvoir par Hitler s’accompagne d’un maintien de la constitution de Weimar, qui ne sera jamais abrogée. Le nazisme aura ses bataillons de juristes, le plus emblématique étant Carl Schmitt. Vychinsky, procureur en chef des purges staliniennes, sera aussi un constitutionnaliste prolifique.

9. Ce qui est le cas dans le livre d’Olivier Besancenot, Révolution !, Flammarion, 2003, note p. 143-144.

10. Voir le texte de François Sabado, « Démocratie et Révolution », dans Marxisme et démocratie, Les Cahiers de Critique communiste, Syllepse, 2003.

11. Il suffit, pour apercevoir les travers inquiétants d’un certain ultra-démocratisme, de réfléchir au problème posé par la peine de mort. Et de se souvenir du « procès populaire » mené par les maoïstes à Bruay en Artois en 1973.

12. Je renvoie sur ce point au débat intéressant entamé par Christian Picquet dans son livre : La République dans la tourmente, Syllepse, 2003.

13. « Caduc : qui touche à sa fin, qui n’a plus cours, démodé, dépassé, vieux... » dit le dictionnaire. Cette expression, qu’on peut trouver ambiguë, a été employée par François Sabado pour expliquer l’abandon de la dictature du prolétariat au dernier congrès de la LCR. Critique Communiste, n° 171, hiver 2004.

14. Je me sépare ici de Jacques Michel qui soutient que tout ce que Marx nous offre « ce sont des indices sérieux sur la position et le rôle du système juridique dans les formations sociales capitalistes. » Marx et la société juridique, Publisud, 1983. S’il est vrai que Marx ne construit pas une théorie générale du droit, il n’en demeure pas moins que dans quelques textes il éprouve le besoin de tracer les contours d’un monde communiste sans droit.

15. L’Idéologie Allemande, Editions sociales.

16. Jacques Michel a montré l’importance de l’appel à un autre droit dans les œuvres de jeunesse, notamment dans le fameux article de la Gazette Rhénane (1842) sur la répression du vol de bois. Cf. « Marx et la loi sur les vols de bois - Les leçons du droit coutumier », dans La coutume et la loi, Collectif, PUL, 1986.

17. L’homme juridique, Géraud de la Pradelle, Presses Universitaires de Grenoble/Maspero, 1979.

18. « Petites notes sur Machiavel », Antonio Gramsci, Cahiers 13 (1932-1934), Cahiers de prison 10 à 13, Gallimard, 1978.

19. Droit et démocratie, Jürgen Habermas, trad. Française, Gallimard, 1997.

20. La démocratie impossible ?, La Découverte, 1999.

21. La théorie générale du droit et le marxisme, Eugène Pasukanis, EDI, 1970. Pour une critique de la réduction économiciste et de « l’oubli du droit public » présents chez Pasukanis, voir Jacques Michel, Marx et la société juridique, op. cit. notamment p. 89 à 102.

22. Introduction historique au droit, Norbert Rouland, P.U.F. 1998. Cette définition, influencée par les travaux des anthropologues, n’est pas acceptée par la plupart des juristes qui font du droit un système de normes dont le respect est assuré par la puissance publique, liant ainsi de façon indissociable droit et État.

23. La fonction anthropologique du droit, Alain Supiot (entretien), Revue Esprit, Février 2001.

24. Voir à ce sujet les analyses de Luc Boltansky et Laurent Thevenot dans De la justification, Gallimard, 1994.

25. Critique du projet de programme de Gotha, Karl Marx, 1875.

26. Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltansky et Eve Chiapello, Gallimard, 1999.

27. Un signe de la complète méconnaissance de l’utilité sociale du droit est le fait qu’il ne soit pas enseigné à l’école.

28. Les cahiers (n°13), op. cit.

29. L’intégration républicaine, Jürgen Habermas, Fayard 1998 (trad. Française).

30. Marx ou pas ? Réflexions sur un centenaire, Collectif, E.D.I., 1986.

31. La question juive (1843).

32. L’État et les esclaves, Blandine Barret-Kriegel, Calmann-Levy, 1979.

33. Hannah Arendt, Le système totalitaire, trad. Française, Seuil, 1972.

34. André Gorz, Adieux au prolétariat, Galilée, 1980.

35. « Pour un anti-totalitarisme de gauche » (entretien), Critique Communiste, n° 165, hiver 2002.

Voir ci-dessus