La répression du soulèvement de Cronstadt: un retour critique
Par David Dessers le Mardi, 15 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

Il y a quatre vingt-ans, en mars 1921, le soulèvement de Cronstadt était écrasé brutalement par le jeune pouvoir soviétique dirigé par Lénine et Trotski. Pendant des décennies, "Cronstadt" a formé un point de polémique entre partisans et adversaires des bolchéviks. Cela ne devrait pas empêcher d'y revenir sereinement et de façon critique.

Cronstadt était une base navale sur une petite île dans le Golfe de Finlande. A trente kilomètres de Saint Pétersbourg et à proximité des côtes finnoises, Cronstadt occupait une position stratégique. La base abritait des matelots et quelques milliers d'ouvriers. En son coeur se trouvait une place qui servait de lieu de rassemblement et de forum révolutionnaire.

On était en 1921. La guerre civile, par laquelle les armées blanches et les troupes d'intervention étrangères tentèrent de renverser la révolution, était presque gagnée par l'Armée Rouge. La Russie sortait épuisée de sept années de guerre (en comptant la Première Guerre Mondiale) pour lesquelles elle avait payé un prix extrêmement élevé. Les villes ouvrières avaient perdu près d'un quart de leur population et on dénombrait 13,5 millions de victimes de la guerre, des épidémies, de la guerre civile et de la famine.

Les éléments les plus conscients, ceux qui comprenaient que la révolution devait être défendue les armes à la main, avaient rejoint les rangs de l'Armée Rouge pendant la Guerre civile. Les rescapés ne pouvaient se préoccuper que de survivre. Car il manquait de tout et la famine frappait tout le territoire. La démoralisation menaçait.

Conséquences politiques

Au cours des années précédant octobre, personne ne défendait l'idée que la révolution victorieuse déboucherait sur un système de parti unique. La dictature du prolétariat devait couvrir une phase transitoire au cours de laquelle la répression serait utilisée pour briser la violence militaire de la classe dominante et ses tentatives de restaurer le capitalisme. Mais, selon Lénine, l'État devait s'affaiblir radicalement après la révolution, y compris en ce qui concerne son appareil répressif. Ce sont en effet les conseils, les soviets qui devaient être les organes du pouvoir. Par le biais de ceux-ci, une période de démocratie radicale devait s'ouvrir pour tous les travailleurs, les paysans, les soldats, et pas seulement pour les communistes. En 1918, Lénine écrivait: "Un État soviétique est un État sans bureaucratie, sans police, sans armée permanente".

Pendant la guerre civile, la réalité était bien éloignée de cette vision léniniste. Tout au long de ces années terribles, les bolchéviks n'avaient plus qu'une idée en tête: gagner la guerre et sauver la révolution. Sous pression des circonstances, la direction bolchévique se vit contrainte de prendre des mesures exceptionnelles. C'est ainsi que les autres partis furent mis temporairement hors-la-loi et que le droit de tendance et de fraction fut même suspendu au sein du Parti Communiste. Le rôle de l'État devint de plus en plus important dans cette période, celui des soviets déclina, une approche dirigiste et militariste imprégna d'en haut toute l'organisation de la société.

Fautes politiques

Il est très difficile de porter un jugement sur cette période du "communisme de guerre". Il ne fait pas de doute qu'il y eut, du côté communiste, des dérapages et de la terreur. Du fait des circonstances mais aussi par suite d'un certain nombre de conceptions sur la révolution et sur le socialisme qui s'étaient développées au cours des longues années de travail dans la clandestinité et sous une répression extrême - et donc pas selon un plan pré-établi - les bolchéviks commencèrent à commettre des erreurs et de fautes sérieuses. Il ne fait aucun doute qu'un certain nombre de mesures prises à cette époque ont facilité ultérieurement la victoire de la bureaucratie et la défaite de la démocratie soviétique. C'est aussi au cours des ces années 1918-20 que le subsititutionnisme se développa au sein du parti (le parti gouverne à la place de la classe ouvrière). Pourtant cette conception est étrangère au marxisme, et elle n'a jamais été défendue par Lénine ni par Trotski.

Plus tard, en jetant un regard rétrospectif sur ces années, Lénine et Trotski ont émis des critiques sur la politique suivie. C'est ainsi que Trotski écrivit, en 1936: "l'interdiction des fractions dans le parti a débouché sur l'interdiction de penser autrement que les leaders infaillibles. Ce monolithisme dans le parti, imposé par des méthodes policières, a eu pour résultat une impunité bureaucratique et a été la source de toutes sortes de formes de corruption et de crimes". Deux années plus tard, dans le Programme de Transition, il se prononce contre l'interdiction d'autres partis politiques. Mais il est un point sur lequel ni Trotski ni Lénine n'ont jamais exprimé de regrets: la répression d l'insurrection de Cronstadt.

Insurrection

Trotski avait appelé les matelots de Cronstadt "la fierté et la gloire de la révolution russe". Or, en février et mars 1921, ce sont justement ces matelots - quoique la composition de la garnison n'était plus du tout celle de 1917 - qui s'insurgèrent contre l'autorité de Moscou. Le 1er mars, le forum de Cronstadt fut le théâtre d'un meeting de masse auquel participèrent 16.000 personnes. Une résolution fut adoptée qui demandait la tenue dans les dix jours d'une conférence des soldats rouges, des matelots et des ouvriers de Petrograd, Cronstadt et de la province de Petrograd, en-dehors des partis politiques. Les participants demandaient la suppression des commissaires politiques, la fin des avantages de quelques parti que ce soit, la suppression des troupes de choc communistes dans l'armée et des brigades de communistes dans les usines. Les revendications étaient clairement dirigées contre la position de monopole des bolchéviks, elles visaient un retour à la démocratie des conseils (même si les insurgés employaient le slogan de "soviets sans bolcheviks").

Les mutins disposaient de grandes quantités d'armes. Quoique leur objectif était clairement le renversement du régime bolchévik, ils ne coupèrent jamais tous les ponts avec celui-ci. Cronstadt fut immédiatement isolée et, après une semaine de menaces, le soulèvement fut écrasé par des bombardements. Il y eut beaucoup de morts, de part et d'autre.

Anarchisme

Cronstadt est en fait l'expression de fautes antérieures commises par les bolchéviks. En 1921, la guerre civile était presque terminée. Les bolchéviks commirent l'erreur à ce moment de considérer qu'il n'y avait le choix qu'entre la domination sans partage de leur parti et un retour au tsarisme. Après la guerre civile, il aurait fallu concrétiser un retour à la démocratie pluraliste des conseils, indépendamment des difficultés pratiques que cela rencontrait. Les anarchistes russes étaient divisés à l'infini en 1921. Une partie soutenait le régime, une partie le combattait. Les bolchéviks sous-estimaient leur propre valeur en tant que facteur politique. En 1921, sans eux, il n'y avait pas d'avenir pour la révolution.

Trotsky et Lénine défendirent la répression du soulèvement comme un "mal nécessaire". Ils estimaient que le soulèvement serait la dernière bouée de sauvetage pour la contre-révolution et qu'une extension du soulèvement parmi les paysans (mécontents contre les réquisitions de blé) jouerait automatiquement à l'avantage de la contre-révolution. Ils craignait aussi que les matelots, e,nd zemandant un retour à la démocratie des conseils, fassent le jeu des blancs. Or, même dans ce cas, on peut se demander pourquoi le soulèvement devait être écrasé aussi impitoyablement.

Lénine écrivait, le 9 mars: "Les rebelles de Cronstadt voulaient que les bolcheviks s'en aillent pour ensuite "améliorer un peu le régime". Mais en réalité un général de l'armée blanche est apparu sur la scène et les journaux contre-révolutionnaires qui paraissaient à Paris parlaient de la mutinerie imminente deux semaines avant celle-ci, à un moment où tout était encore calme à Cronstadt".

Il faut signaler qu'un auteur plutôt libertaire comme Victor Serge continua à défendre la répression du soulèvement, y compris après la mort de Trotski. En 1921, Serge collaborait avec les bolchéviks. "certains anarchistes, prisonniers d'illusions infantiles, ont appelé Cronstadt la 'troisième révolution'. Le pays était dévasté, la production à l'arrêt. Il n'y avait plus de réserves, mêmes plus de réserves de courage dans le coeur de masses. (...) Si on avait renversé les bolchéviks, cela n'aurait entraîné qu'un chaos qui aurait mené à son tour à des soulèvements paysans et à des massacres de communistes. Les émigrés seraient revenus en Russie et auraient installé une autre dictature, anti-prolétarienne". C'est seulement à la fin de sa vie que Serge allait développer un point de vue plus critique sur Cronstadt.

Pour un autre auteur libertaire intéressant comme Daniel Guérin, les choses sont plus claires. Guérin voit Cronstadt comme le signe avant-coureur de l'écrasement des soulèvements de Budapest (56) et Prague (68). Un argument sur lequel il vaut la peine de réfléchir.

Cronstadt n'était pas un "mal nécessaire", ce mythe a eu la vie trop dure dans les cercles trotskistes et autres. Ce n'était pas non plus une erreur. C'était une des conséquence tragiques d'une certain nombre de fautes politiques sérieuses que les communistes ont commises durant les années du communisme de guerre. Trotski et Lénine en portent toute la responsabilité.

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