La tragédie du POUM
Par Vincent Scheltiens le Samedi, 15 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Avec "Terre et Liberté", le réalisateur Ken Loach nous fait lire une page de l'histoire du XXème siècle qui est peu connue du grand public. Il nous plonge dans la guerre civile espagnole (1936-39) qui a éclaté après l'échec du coup d'Etat militaire du général Franco contre la République, proclamée en 1931. Plus précisément, il nous fait vivre, avec passion, la révolution des ouvriers et des paysans qui a initialement fait mordre la poussière aux fascistes, qui s'est ensuite accélérée et qui a finalement été mortellement frappée dans le dos à la mi-37, sur ordre de Staline. Quoique le sujet soit éminemment polémique, Ken Loach le traite avec sensibilité, sans jamais faire résonner les gros sabots de la propagande.

Pendant des décennies, les staliniens ont répandu leur version de l'épopée révolutionnaire espagnole. Elle est aux antipodes de celle que montre le film. Le PCE n'a eu de cesse de se présenter comme "la force la plus disciplinée" qui a su mettre fin à "l'indiscipline, au romantisme et à l'aventurisme d'éléments anarchistes et trotskystes", pour transformer "une bande débraillée" en une "armée régulière" et ainsi "gagner la guerre civile" contre le fascisme. Car les anarchistes et les trotskystes, selon cette version, "quittaient les lignes de front pour aller à l'arrière, dans les campagnes, semer une terreur aveugle contre les prêtres, collectiviser les terres, et supprimer la monnaie".

Les milices révolutionnaires qui se sont jetées dans la lutte contre les putschistes (Loach situe son récit en Aragon) venaient du bastion révolutionnaire catalan de Barcelone. Elles étaient composées de militants de la Confédération Nationale des Travaileurs, la CNT anarcho-syndicaliste, de loin la plus forte organisation du mouvement ouvrier espagnol à l'époque. A leurs côtés, il y avait des militants du POUM. Ce Parti Ouvrier d'Unification Marxiste était le résultat d'une fusion entre un groupe qui avait scissionné du parti communiste en Catalogne et la section espagnole de l'Opposition Communiste de Gauche dirigée par Trotski. Le troisième acteur est le PCE, avec sa filiale catalane, le PSUC. Le quatrième acteur: le PSOE, la social-démocratie. Cinquième acteur: les nationalistes catalans et les républicains bourgeois.

Depuis sa fondation, le PCE était minoritaire dans le mouvement ouvrier espagnol. Cette donnée n'était pas sans rapport avec son sectarisme face à l'anarchisme, traditionnellement fort implanté dans le pays, et avec son gauchisme. Mais le gauchisme et l'opportunisme sont souvent les deux faces d'une même médaille, comme le disait Lénine.

Après que le parti eut été nettoyé de ses opposants "trotskystes", sur ordre de Staline qui avait pris le pouvoir dans le parti soviétique, le PCE fut pour ainsi dire mis "sous tutelle" par Moscou. Les leaders les plus brillants appartenaient en effet à l'opposition de gauche exclue: Andres Nin, Juan Andrade. Ceux qui les remplaçaient étaient inexpérimentés et avaient gagné leurs galons dans la chasse aux trotskystes, pas dans la lutte des classes. Ils avalèrent sans discuter la brusque volte-face qui fit passer les partis communistes de la ligne gauchiste et sectaire dite "de la troisième période" à la ligne du Front Populaire.

La ligne "de la troisième période" prétendait que la social-démocratie était l'ennemi principal, plus dangereuse que le fascisme (et d'ailleurs on parlait à son sujet de social-fascistes!). La ligne du Front Populaire, lancée dans l'Internationale Communiste stalinisée par le bulgare Dimitrov, prônait au contraire une politique de front avec la bourgeoisie antifasciste... et l'abandon des objectifs révolutionnaires qui rendaient évidemment ce front impossible.

En fait, cette nouvelle direction du PCE était tellement inconsistante que, durant toute la guerre, le parti fut dirigé en pratique par les émissaires de Moscou. Le plus connu d'entre eux n'est autre que Palmiro Togliatti, qui sera ultérieurement dirigeant du PCI. La guerre d'Espagne, pour ces envoyés du Kremlin, était avant tout un épisode de la lutte pour consolider le "socialisme dans un seul pays", via l'alliance internationale avec les bourgeoisies non-fascistes. Celles-ci ne devaient pas être effarouchées. La révolution espagnole devait donc être étouffée. Pas question qu'elle triomphe, même si ce triomphe aurait pu faire basculer les rapports de forces en faveur de la classe ouvrière sur tout le continent.

Les anarchistes avaient sans aucun doute le plus la confiance des masses, mais leur apolitisme les empêchait de développer un projet de prise du pouvoir politique. Avec un courage admirable, ils se sont jetés dans la bataille contre le camp nationaliste. Un de leurs mérites est très peu connu: sous leur impulsion, les femmes ont joué un rôle de premier plan, via le mouvement de femmes anarchiste Mujeres Libres. Loach montre d'ailleurs très bien comment les femmes sont repoussées dans leur rôle social traditionnel et comment cette régression annonce la contre-révolution qui vient.

Quand la question du pouvoir politique a été posée, alors qu'ils avaient les choses en mains du point de vue politique et militaire en Catalogne, les anarchistes ont laissé le nationaliste bourgeois Companys maître du jeu. Plus grave encore: des ministres anarchistes (sic) sont entrés au gouvernement central et au gouvernement catalan (la Generalitat). Le dirigeant de la Fédération Anarchiste Ibérique Garcia Oliver devint même ministre de la Justice, donc responsable du système carcéral que, personnellement, il connaissait plus de l'intérieur que de l'extérieur.

Le facteur le moins connu de la lutte dans cette période est le POUM. C'est justement celui que Loach met en scène. Le POUM est trop facilement, et à tort, qualifié de "trotskyste". Ce parti tout récent -il existait depuis un an à peine au moment du pronunciamento du général Franco - allait vivre une véritable tragédie. Le POUM voulait être un parti unifié des communistes révolutionnaires. Beaucoup de ses cadres avaient été fondateurs et dirigeants du PCE. Beaucoup d'entre eux - comme Nin - avaient eu une expérience militante dans la CNT ou dans les Jeunesses Socialistes - en fait une tendance d'opposition à la direction du PSOE depuis que celui-ci avait quitté l'Internationale Communiste en 1921. Le POUM se présentait comme une alternative aux réformistes du PSOE, à la bureaucratie stalinienne (à propos de laquelle il reprenait en grandes lignes l'analyse de Trotski), et au spontanéisme des anarchistes.

Sous la direction du révolutionnaire catalan Andres Nin (de retour à Barcelone seulement en 1930, après une longue carrière à Moscou où il travaillait pour l'Internationale des Syndicats communistes), le POUM va être happé dans un maelström dont il ne pourra pas se sortir. Il y eut à ce sujet de très durs désaccords entre le POUM et Trotski. Ils se situent plus précisément à deux moments-clés:

1°) A partir de juillet 1934, Trotski exerce une forte pression sur les marxistes-révolutionnaires espagnols. Il veut que, comme les Français, ils entrent dans le PSOE pour former une tendance "bolchevique-léniniste". Sous la direction de son leader charismatique Largo Caballero, le PSOE connaissait une forte radicalisation - après des expériences désastreuses de participation au pouvoir. Après l'écrasement de l'insurrection révolutionnaire des Asturies (1934), Trotski est furieux sur son "ancien ami" Nin. En septembre en effet les trotskystes espagnols déclaraient publiquement qu'ils ne suivraient pas le conseil de Trotski. Le 25 septembre ils fondent le POUM. Le 20 décembre, le PSOE décide d'entrer au gouvernement avec les Républicains bourgeois, ce qui provoque la démission de Largo Caballero et la fusion des Jeunesses Socialistes avec les Jeunesses Communistes. Ce fait achève de convaincre Trotski du fait qu'une chance a été ratée par ses camarades. Nin, lui, est convaincu au contraire que les événements confirment la nécessité d'un parti révolutionnaire autonome.

2°) Le 21 juillet 1936, le POUM décide de participer au gouvernement catalan, la Generalitat. Nin pense que le gouvernement est la cristallisation de l'unité des organisations ouvrières, puisque même la CNT y participe. « Contrairement au gouvernement national et aux gouvernements d'autres régions, comme Valencia, nous franchissons le pas en Catalogne parce qu'ici le poids des organisations ouvrières et leur caractère révolutionnaire est plus grand que dans le reste de l'Espagne, et cela est décisif », écrit Nin. Pour Trotski, c'est la trahison de la révolution. Pour Nin, c'est plus compliqué. Nin veut la formation d'un "gouvernement ouvrier", mais ajoute immédiatement que ce n'est possible que si celui-ci est « l'émanation des organes du pouvoir ouvrier ».

De ce point de vue, Nin caractérise la "situation transitoire" et attend que la lutte de classe apporte des clarifications. Au moment où le POUM entre à la Generalitat, il appelle à une "assemblée générale des délégués des paysans, des ouvriers et des milices", pour accélérer cette clarification. Il ajoute d'ailleurs que ce gouvernement entre immédiatement en crise (et que le POUM l'avait prédit) étant donné les "divergences fondamentales sur la sécurité publique et sur la question militaire".

Contrairement à ce que Trotski prétendait avec assez peu de nuances, l'attitude de Nin n'était pas dictée l'opportunisme. Le dirigeant catalan essayait de "trouver une issue concrète à une situation concrète" et ... de faire faire un pas en avant aux travailleurs. Il se trompait, mais il faut ajouter que son analyse était la plus claire et la plus juste de toutes celles qui étaient faites en Espagne à ce moment-là.

Sous pression de Moscou - dont la République dépendait pour les livraisons d'armes - la suite de l'histoire va se dénouer très vite. Le PCE exige la peau du POUM, les éléments bourgeois ne s'y opposent pas - ce que fera par contre la CNT, mais elle est affaiblie. En, décembre 1936 le POUM est exclu de la Generalitat. A partir de février 37 le PCE lance une campagne pour miner le prestige de Largo Caballero. Du 2 au 6 mai – après une provocation des staliniens -Barcelone est le théâtre d'une insurrection ouvrière (après laquelle les anarchistes se soumettront une fois de plus aux diktats républicains). Le POUM est isolé. En juin ses leaders sont arrêtés et Nin est assassiné. En octobre 38 se déroule à Barcelone le procès contre les cadres du POUM. Ils sont accusés d'être des "fascistes déguisés"...

Leçons pour aujourd'hui

II faut être reconnaissant à Ken Loach d'avoir sorti de l'oubli l'épopée du POUM et de ses combattants et de l'avoir fait avec justesse et passion à la fois. Les leçons de la guerre civile espagnole restent en effet d'une actualité brûlante. A l'heure où l'extrême droite fasciste relève partout la tête, il faut savoir qu'on court la tête baisée dans une impasse si on croit pouvoir combattre le danger en s'alliant avec les bourgeois démocrates. Le fascisme doit se combattre par les méthodes de la lutte de classe, en mettant en avant les revendications sociales des travailleurs et de tous les opprimés, pas en subordonnant ces revendications à ce que les "démocrates" bourgeois sont prêts à tolérer.

C'est aussi une page douloureuse de l'histoire que Loach nous fait (re)lire. Une page au cours de laquelle l'énorme élan révolutionnaire de l'Octobre russe est retombé parce qu'une bureaucratie cynique a dressé une partie des révolutionnaires contre les autres, sans reculer même devant le meurtre. Avoir amené des révolutionnaires authentiques (comme Lawrence dans le film de Loach) à commettre de tels actes est sans doute le plus grand crime du stalinisme.

Les communistes qui percevraient le film de Loach comme une agression contre leur identité politique et contre la tradition dans laquelle ils/elles ont été éduqués devraient examiner les choses de ce point de vue. On débouche alors sur une autre conclusion très actuelle: la gauche a besoin de collaboration, d'unité et de regroupement des forces qui refusent de s'incliner devant la logique libérale. Cela passe par des méthodes politiques qui bannissent à tout jamais les coups de force, pour ne pas parler des coups tout court.

La Gauche n°21, 10 novembre 1995

 

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