L’histoire du Marché, entre liberté et contrainte
Par Ellen Meiksins Wood le Dimanche, 16 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

La définition du « marché » que l'on trouve dans les dictionnaires renvoie presque toujours à l'idée d'occasion (opportunity): comme lieu concret, ou comme institution, un marché est un endroit où se présentent des occasions d'achat et de vente; comme abstraction, le marché désigne la possibilité même de vendre. On dit qu'il y a un marché pour un service ou pour une marchandise quand existe une de-mande correspondante qui garantit que sa vente pourra effectivement avoir lieu. Le marché suppose donc la possibilité d'offrir et de choisir.

Comment peut-on alors parler de forces du marché ? La force ne suppose-t-elle pas la coercition? Or, le discours courant de l'idéologie capitaliste associe le marché à l'idée de liberté et non à celle de contrainte. Cette liberté est garantie par des mécanismes de régulation qui assurent un fonctionnement rationnel de l'économie: l'offre répond à la demande, en mettant sur le marché des marchandises et des services que les gens ont la possibilité de choisir librement. Voilà comment fonctionnent ces « forces » impersonnelles du marché et, si elles exercent une contrainte, c'est simplement dans la mesure où elles contraignent les agents économiques à agir « rationnellement ».

Tout cela implique que le capitalisme, cette « société de marché achevée, est celle qui offre le plus grand éventail de choix possibles. L'offre d'une quantité croissante de biens et services multiplie les occasions de réaliser un profit en tant que producteur, ainsi que les possibilités de choix pour les consommateurs.

Qu'est-ce qui ne va pas dans ce tableau ? Si l'on est de gauche, on soulignera, et à juste titre, qu'il y manque la transformation de la force de travail en marchandise et l'exploitation de classe.

Mais ce qui n'apparaît pas assez clairement, même chez les critiques de gauche du marché, c'est que la caractéristique essentielle du marché capitaliste réside dans la contrainte qu'il exerce et non dans la possibilité de choix qu'il ouvre. Avec le capitalisme, la vie matérielle et la reproduction sociale sont soumises à la médiation universelle du marché, de telle sorte que tout individu doit d'une manière ou d'une autre s'inscrire dans des relations de marché pour gagner sa vie; et les diktats du marché capitaliste - ses impératifs de concurrence, d'accumulation, de maximisation du profit, d'augmentation de la productivité du travail - s'imposent non seulement aux transactions économiques mais aux rapports sociaux en général. Comme les relations entre les personnes passent par l'échange de marchandises, les rapports sociaux apparaissent comme des rapports entre choses, pour reprendre la fameuse formule de Marx sur le « fétichisme de la marchandise ».

On pourra objecter que tout cela est bien connu à gauche, au moins chez les marxistes, mais je n'en suis pas si sûre. Dans ce qui suit, j'essaierai de montrer que la plupart des études historiques du capitalisme, de droite comme de gauche, ont tendu à négliger cette particularité essentielle du marché capitaliste de reposer sur la contrainte plutôt que sur la liberté de choix. Cela implique, me semble-t-il, que notre compréhension du capitalisme contemporain - ainsi que la délimitation de l'espace politique ouvert à une opposition socialiste - dépendent de la manière dont nous analysons son histoire. La rupture spécifique que représente le capitalisme par rapport à des formes sociales antérieures peut nous apprendre beaucoup sur les spécificités du marché aujourd'hui.

DU COMMERCE AU MARCHÉ

Loin de reconnaître que le marché est devenu capitaliste à partir du moment où il est devenu une obligation, la plupart des études historiques suggèrent que l'émergence du capitalisme a coïncidé avec la libération du marché à l'égard des contraintes antérieures, lorsque, pour une raison ou pour une autre, les occasions d'échange se sont accrues.

Le capitalisme ne représenterait donc pas une rupture qualitative radicale, mais plutôt un bond en avant quantitatif, porté par l'expansion des marchés et du commerce. Ce point de vue traditionnel - qui est celui de l'économie politique et de la conception du progrès des Lumières - est à peu près le suivant.

Qu'ils aient ou non obéi à leur propension naturelle au troc, au paiement en nature et à l'échange, pour reprendre l'expression fameuse d'Adam Smith Oruck, barter and exchange), des individus rationnels guidés par leurs propres intérêts ont été engagés dans des actes d'échange depuis l'aube de l'humanité. Ces actes se sont spécialisés à mesure que s'approfondissait la division du travail, qui s'accompagnait par ailleurs d'améliorations techniques des méthodes de production. Ces progrès de la productivité ont, pour certains, représenté l'objectif même de cette spécialisation accrue de la division du travail, de telle sorte que ces explications du développement du commerce ne sont pas dénuées de tout déterminisme technologique. Quant au capitalisme - ou plutôt la « société commerciale », stade suprême du progrès - il est l'aboutissement de la maturation des pratiques commerciales et le produit de leur libération à l'égard des contraintes politiques et culturelles.

Mais c'est seulement dans l'Occident, nous dit-on, que ces contraintes ont pu être vraiment levées. Dans la Méditerranée ancienne, la « société commerciale » était déjà bien établie, mais son évolution ultérieure a été interrompue par une rupture artificielle, la parenthèse féodale, qui s'est étendue sur plusieurs siècles « obscurs » durant lesquels la vie économique a de nouveau été entravée par l'irrationalisme et le parasitisme politique du pou-voir féodal. L'explication classique de cette interruption renvoie à l'invasion de l'Empire romain par les « barbares », mais une version ultérieure de ce modèle, qui a eu beaucoup d'influence, a été élaborée, entre 1890 et les années vingt, par l'historien belge Henri Pirenne. Il fait remonter la rupture de la civilisation commerciale méditerranéen-ne à l'invasion musulmane qui aurait contribué à détruire l'ancien système commercial avec la fermeture des voies commerciales entre l'Orient et l'Occident . Une « économie d'échange » en croissance, dirigée par une classe de marchands, aurait été de cette manière remplacée par une « économie de consommation ", l'économie rentière de l'aristocratie féodale.

Ce n'est que plus tard - si l'on suit sur ce point Pirenne comme ses prédécesseurs - que le commerce aurait re-fait surface avec l'expansion des villes et la libération de l'activité commerciale. Cette fois, cependant, on voit apparaître des cités dont le degré d'autonomie est sans précédent, des villes qui se consacrent au commerce, dominées par une classe indépendante de bourgeois qui allaient réussir à se libérer une fois pour toutes des vieilles contraintes culturelles et du parasitisme politique. Cette libération de l'économie urbaine, de l'activité commerciale et de la rationalité mercantile (qui s'est accompagnée de l'inévitable amélioration des techniques consécutive à l'émancipation du commerce) suffirait donc à rendre compte de l'émergence du capitalisme.

Divers perfectionnements ont été apportés, de Weber à Braudel (2,) à ce vieux « modèle de la commercialisation -. Il a également subi des attaques globales s'en prenant en particulier à la thèse de Pirenne, dont presque plus personne ne se réclame aujourd'hui.

La critique la plus influente, et qui correspond actuellement à un point de vue plus ou moins hégémonique, renvoie au modèle démographique, qui attribue le développement économique en Europe à des fluctuations autonomes de la population. Pourtant, en dépit de la véhémence de ces critiques, l'ancien modèle semble rester intact pour l'essentiel. D'une manière ou d'une autre, que ce soit par le processus d'urbanisation et d'essor commercial ou par les fluctuations de la croissance démographique, la transition au capitalisme apparaît toujours, pour ce type de théories, comme un effet des lois universelles et éternelles du marché, les lois de l'offre et de la demande (3).

Il y a là, bien sûr, un paradoxe majeur. La conception du marché comme lieu d'exercice du choix, qui fait de la « société commerciale » la forme achevée de la liberté, se combine le plus souvent à une théorie de l'histoire où le capitalisme moderne est le produit d'un processus presque naturel, qui obéit à des lois universelles, éternelles et invariantes. Le fonctionnement de ces lois peut être provisoirement entravé, mais non sans dommage. Et le produit final, le marché « libre », est un mécanisme impersonnel, que l'on peut certes contrôler et réguler jusqu'à un certain point, mais qui ne peut finale-ment être contrecarré sous peine de s'exposer aux risques - et à la futilité même - de toute tentative visant à en enfreindre les lois de la nature.

UNE CONTINUITÉ DU FÉODALISME AU CAPITALISME ?

Toutes ces explications ont en commun un certain nombre de postulats sur la continuité du commerce et des marchés, depuis leurs toutes premières manifestations avec les actes primitifs d'échange, jusqu'à leur maturité qui s'incarne dans le capitalisme industriel moderne. Les pratiques commerciales anciennes consistant à « acheter bon marché pour vendre cher » ne sont pas, dans ces modèles, fondamentalement différentes de l'échange capitaliste et de l'accumulation fondée sur l'appropriation de la plus-value. Si le passage du féodalisme au capitalisme représente certes une transformation importante, celle-ci ne porte pas sur la nature du commerce et des marchés. Le changement concerne plutôt les forces et les institutions - politiques, légales, culturelles, idéologiques ou technologiques - qui ont contribué à accélérer l'évolution naturelle du commerce et la maturation des marchés.

C'est plutôt le féodalisme qui re-présente dans ces modèles la véritable rupture historique ; et si la résurgence de l'activité commerciale, qui commence dans les interstices du féodalisme puis se libère de ses contraintes, est bien traitée comme un changement majeur dans l'histoire de l'Europe, il s'agit plutôt d'une sorte de rattrapage d'un processus historique qui avait provisoirement dévie - de manière considérable il est vrai, et pour un temps assez long. Ces hypothèses ad-mettent un corollaire important, à savoir que les villes et le commerce étaient par essence opposés au féodalisme, de telle sorte que leur développement, quelle que soit son origine, ne pouvait que miner les fondements du système féodal.

Mais si le féodalisme, à en croire ces théories, a étouffé les potentialités de la société commerciale, la logique intrinsèque du marché n'a pas pour autant significativement changé. Elle impliquait d'emblée la présence d'individus rationnels maximisant leur utilité en vendant des biens avec profit, chaque fois que l'occasion s'en présentait. Plus précisément, elle impliquait une division du travail et une spécialisation croissantes, nécessitant des réseaux commerciaux de plus en plus élaborés, et, surtout, un progrès constant des techniques de production visant à faire baisser les coûts en vue d'augmenter les profits tirés du commerce. Il se pouvait que cette logique soit réprimée. Mais, dans son principe, la logique du marché restait immuable : il s'agissait toujours d'occasions à saisir, qui conduisaient immanquable-ment à la croissance économique et au développement des forces productives, et qui pouvaient toujours déboucher sur l'émergence du capitalisme industriel, à condition de laisser agir sa logique naturelle.

Il y a ici une ignorance des exigences spécifiques du capitalisme, de la manière spécifique dont fonctionnent les marchés sous le capitalisme, de ses lois de développement propres, qui consistent à contraindre les gens à entrer sur le marché et à forcer les producteurs à produire avec efficacité en augmentant la productivité du travail ; on aura reconnu les lois de la concurrence, de la maximisation du profit et de l'accumulation de capital. Il s'ensuit que, pour ces modèles, il n'est pas besoin de rendre compte des rapports sociaux de propriété et du mode d'exploitation associés à des lois de développement spécifiques.

En fait, il n'est même pas besoin d'expliquer l'émergence du capitalisme, parce qu'on suppose qu'il existe de toute éternité, au moins de façon embryonnaire, parce qu'il est sans doute présent au cœur même de la nature et de la rationalité humaines. Les gens, dès lors qu'ils en ont la possibilité et qu'aucun obstacle d'ordre institutionnel ou culturel ne les en dissuade, se comportent toujours selon les règles de la rationalité capitaliste. L'histoire a donc globalement obéi aux lois du développement capitaliste, selon un processus de croissance économique entretenue par le développement des forces productives, en dépit de longues périodes de stagnation. Si l'émergence d'une économie capitaliste achevée nécessite une explication, celle-ci doit surtout porter sur les obstacles qui se sont trouvés sur son chemin, et sur la manière dont ils ont pu être levés.

POLANYI ET IA GRANDE TRANSFORMATION.

L'historien économique et anthropologue Karl Polanyi a proposé une interprétation originale, notamment dans son ouvrage classique la Grande Transformation, publié en 1944. Sa principale thèse est qu'avant la période moderne la recherche du profit individuel n'a jamais été le principe dominant de la vie économique, et qu'une distinction rigoureuse doit donc être établie entre les sociétés avec marché, qui ont existé tout au long de l'histoire, et ce qu'il appelle la « société de marché ». Dans toutes les sociétés antérieures, les relations et les pratiques « économiques » étaient « incorporées » ou immergées dans des rapports sociaux extra-économiques, familiaux, communaux religieux ou politiques. Il existait d'autres motivations que celle du profit et du gain matériel, comme l'obtention d'un statut, la quête du prestige, ou l'obligation de solidarité communautaire ; d'autres mécanismes que l'échange marchand ont donc pu régler l'organisation de l'économie, en particulier les principes dits de « réciprocité » et de « redistribution ».

Ce n'est que dans la « société de marché », soutient Polanyi, qu'il existe une motivation « économique » distincte, des institutions et des rapports économiques séparés des relations humaines extra-économiques. Tout système de marché régulé par les prix est amené - au moins de manière fictive - à traiter les êtres humains et la nature comme des marchandises, sous la forme du travail et de la terre; dans ces conditions, la société elle-même devient un « auxiliaire » du marché. Une économie de marché ne peut exister que dans une société de marché, autrement dit dans une société où les rapports sociaux sont modelés par l'économie, au lieu que ce soit l'inverse.

Polanyi a directement mis en cause les postulats d'Adam Smith quant à l'existence d'un homo oeconomicus et sa propension naturelle au troc, au paiement en nature et à l'échange, en montrant que cette « propension » n'a jamais joué avant l'époque de Smith lui-même le rôle dominant qu'il lui attribue, et qu'il aura fallu près d'un siècle pour qu'elle s'impose pleine-ment comme élément régulateur de l'économie. Des marchés ont pu exister dans les sociétés antérieures à la société de marché mais, quelle qu'ait pu être leur étendue, ils demeuraient un élément secondaire de la vie économique. De plus, ces marchés, même dans des systèmes commerciaux vastes et complexes, opéraient selon une logique très différente de celle du marché capitaliste moderne.

Polanyi montre en particulier que dans les économies pré-capitalistes les marchés locaux, pas plus que le commerce au long cours, n'obéissaient principalement à une exigence de compétitivité. La fonction commerciale consistait surtout à déplacer les biens d'un marché à un autre, et le commerce de voisinage était strictement réglementé et protégé. De manière générale, la concurrence était délibérément éliminée parce qu'elle tendait à désorganiser le commerce.

Il faut ici préciser un certain nombre de points sur lesquels l'analyse de Polanyi est insuffisamment précise. Prenons l'exemple du commerce au long cours, forme d'activité économique caractéristique de ces grands centres commerciaux qui, pour toutes les versions du « modèle de la commercialisation », auraient été les pré-curseurs du capitalisme. Ce type de commerce prenait la forme d'un - arbitrage commercial entre marchés distincts (4) ». Acheter à bas prix sur un marché pour revendre plus cher sur un autre marché, tel était le principe opératoire : il ne s'agissait donc pas de concurrence sur un marché unique, intégré. S'il y avait de la concurrence, elle ne passait pas par les coûts de production. Ce sont essentiellement des éléments « extra-économiques » comme la domination des mers et des voies commerciales, ou la suprématie en matière d'institutions financières et d'instruments d'arbitrage, qui déterminaient l'avantage commercial. Ce type de commerce, portant principalement sur les biens de luxe destinés à un marché relativement étroit, ne comportait en lui-même aucune incitation à une amélioration de la productivité. La vocation première du grand commerce était la circulation plutôt que la production. Et même quand un grand centre commercial tel que Florence développait une production domestique, en plus de sa fonction commerciale, la logique économique fondamentale ne changeait pas vraiment. Pour le marchand, il s'agissait encore d'une production limitée par l'étendue du marché des biens de luxe, d'un recyclage de la richesse dans le processus de circulation, plutôt que d'une production de valeur avec maximisation de la plus-value à la manière capitaliste.

Polanyi souligne que seuls les marchés intérieurs nationaux - au développement tardif et confrontés à la résistance des marchands locaux et des villes autonomes - étaient réglés selon les principes de la concurrence. Mais même les marchés intérieurs des premiers Etats-nations modernes d'Europe sont restés longtemps un assemblage de marchés locaux disjoints, reliés entre eux par un transport de marchandises peu différent dans son principe du commerce au long cours. La formation d'un marché intérieur intégré ne résulte pas d'une évolution naturelle des formes antérieures de commerce. Ce fut plutôt, insiste Polanyi, un produit de l'intervention de l'Etat. Et, dans cette économie reposant encore largement sur l'autosubsistance, la régulation étatique continuait à l'emporter sur les principes de la concurrence.

Polanyi n'est pas le seul à avoir noté le rôle accessoire du marché dans les sociétés pré-capitalistes. N'importe quel historien économique ou anthropologue compétent est prêt à reconnaître l'importance de principes de comportement économique étrangers au marché, dans les sociétés « primitives » les plus égalitaires, comme d'ailleurs dans les civilisations « avancées » les plus hiérarchisées et les plus sophistiquées quant aux modalités de l'exploitation. Mais l'analyse de Polanyi est particulièrement remarquable pour le tableau saisissant qu'il dresse de la rupture entre la « société de marché » et les sociétés antérieures ; cette rupture ne renvoie pas seulement à une différence dans les logiques économiques, mais au processus de dislocation sociale engendré par cette trans-formation. Un système de marché autorégulé exerce une telle perturbation, non seulement sur les rapports sociaux mais aussi sur le psychisme humain, insistait-il, ses effets sur les conditions de vie apparaissent si ter-ribles, que l'histoire de cette mise en place est forcément aussi l'histoire des protections instituées contre les ravages qu'il risque d'exercer, de ces « contre-tendances protectrices », qui résultent notamment de l'intervention de l'Etat, et sans lesquelles « la société humaine aurait été détruite (5) ».

Sur bien des points, l'argumentation de Polanyi se distingue radicalement des analyses qui insistent sur les éléments de continuité entre l'ancien commerce et l'économie capitaliste moderne, même s'ils soulignent les antagonismes entre les principes « commerciaux » ou capitalistes et la logique économique (ou anti-économique) du féodalisme. Mais, sur d'autres aspects importants, son analyse conserve des ressemblances significatives avec une histoire économique plus conventionnelle.

Il y a, d'abord, pas mal de déterminisme technologique chez Polanyi, lorsqu'il étudie comment la Révolution industrielle a débouché sur une société de marché, l'invention de machines complexes rendant nécessaire la conversion de « la substance naturelle et humaine de la société en marchandises (6) » Puisque les machines élaborées coûtent cher, explique-t-il, elles ne deviennent rentables qu'à condition de produire de grandes quantités de biens. Et la garantie d'une production continue nécessaire à l'obtention d'une échelle de production suffisante signifie que, pour le marchand, tous les facteurs concernés doivent être objets d'achat et de vente : Dans ce processus de mise en place d'une société de marché en adéquation avec les exigences de la production mécanisée, le pas ultime, et le plus désastreux, est franchi avec la transformation du travail en un simple « facteur » de production, en marchandise.

C'est le sens de la causalité qui importe ici. La Révolution industrielle n'était que » le point de départ » d'une révolution " extrême et radicale » qui devait profondément bouleverser la société en transformant en marchandises l'espèce humaine et la nature. Cette révolution s'appuyait sur " une amélioration presque miraculeuse des moyens de production ' ; même si elle devait déboucher sur une mutation sociale, elle représentait elle-même l'aboutissement des progrès de productivité obtenus grâce à un meilleur usage des techniques et à l'organisation de l'exploitation de la terre, notamment avec le système des enclosures en Angleterre. Même si Polanyi prend ses distances avec la croyance en un "progrès spontané, il ne semble pas douter un seul instant du caractère inévitable de telles améliorations, au moins dans le contexte de la société commerciale occidentale. C'est ce qu'il appelle « la tendance au progrès économique de l'Europe de l'Ouest.

Dans ses grandes, lignes, le récit de Polanyi ne s'éloigne pas tellement de versions moins critiques du modèle de la commercialisation : l'expansion des marchés se combine avec le progrès technologique pour donner naissance au capitalisme industriel moderne. Et, s'il atteint son apogée en Angleterre, ce processus concerne l'Europe en général. Polanyi pensait que, contraire-ment à un Orient aux denses réseaux commerciaux, le féodalisme ne disposait pas en Europe de l'Ouest de liens de parenté, de clan ou de tribu aussi forts, de telle sorte que, » lorsque les rapports féodaux s'affaiblirent et s'éteignirent, il ne resta plus beaucoup d'obstacles à la domination des forces du marché Et, dans la mesure où l'intervention de l'Etat était nécessaire à la création de « marchés de facteurs » le développement de l'économie de marché contribua à détruire les institutions économiques et politiques du féodalisme (6) ".

On ne voit pas très bien dans ce tableau comment une transformation radicale des rapports sociaux a pu précéder l'industrialisation, et créer une exigence historiquement inédite de développement des forces productives. Dire cela ne revient pas à accuser Polanyi d'avoir mis la charrue avant les bœufs. Le point décisif est que cet ordre causal empêche de traiter le marché capitaliste lui-même comme une forme sociale spécifique. En dépit de son insistance quant aux effets sociaux du marché moderne, Polanyi ne considère jamais vraiment le marché lui-même comme un rapport social : il le voit plutôt comme un mécanisme impersonnel qui s'impose aux relations sociales. Du coup, les exigences spécifiques du marché capitaliste - les pressions de l'accumulation et de l'augmentation de la productivité du travail - ne sont pas traitées comme le produit de rapports sociaux spécifiques mais comme un résultat d'un progrès technologique plus ou moins inévitable - au moins en Europe.

Je voudrais au contraire suggérer qu'une dynamique capitaliste enracinée dans une forme nouvelle de rap-ports sociaux de propriété a précédé l'industrialisation, aussi bien chronologiquement que d'un point de vue causal. La « société de marché », définie comme une société où les producteurs dépendent du marché pour se procurer leurs moyens d'existence, n'est pas le produit de l'industrialisation, mais au contraire sa cause principale. Seule une transformation des rapports sociaux de propriété obligeant les gens à produire de manière compétitive (et pas seulement à acheter bon marché pour revendre plus cher), une transformation imposant de passer par le marché pour accéder aux moyens de production, peut expliquer la révolutionnarisation des forces de production qui est l'apanage du capitalisme moderne.

La montée du capitalisme ne peut donc être expliquée comme le produit du progrès technique, ou même par la « tendance au progrès économique de l'Europe de l'Ouest », ou par quelque mécanisme trans-historique. Cette transformation spécifique des rapports sociaux de propriété, qui a déclenché un « progrès » sans équivalent dans l'histoire des forces productives, ne peut non plus être prise comme don-née et doit encore être expliquée.

SWEEZY, DOBB ET LE DÉBAT SUR LA TRANSITION.

L'antithèse des modèles présentés jus-qu'ici consisterait à montrer que les éléments de contrainte contenus dans le marché découlent de rapports sociaux historiquement déterminés. C'est ce type de conception que l'on s'attendrait à trouver chez les historiens marxistes traitant de l'histoire du marché. En réalité, il y a eu autant de divergences chez les marxistes qu'entre eux et les historiens bourgeois. De nombreux marxistes (le moindre d'entre eux n'étant pas le jeune Marx (7) ont souvent repris le modèle de la commercialisation, avec peut-être une dose supplémentaire de déterminisme technologique. D'autres ont vivement critiqué ce modèle, sans pour autant le rejeter absolument. Le débat est toujours ouvert, et beaucoup de travail reste à faire.

Sur toutes ces questions, le « débat sur la transition » a donné lieu au début des années cinquante à un échange brillant entre Paul Sweezy et Maurice Dobb dans Science and Society (8). Au centre de ce débat figure la question de savoir si c'est le commerce, et notamment le commerce au long cours entre l'Orient et l'Occident, qui a précipité le déclin du féodalisme, ou si, au contraire, les causes de cette décadence ne se trouvent pas au cœur même des relations entre seigneurs et paysans.

Pour Sweezy, le féodalisme, en dépit de son inefficacité et de son instabilité, était intrinsèquement résistant au changement, et la force principale amenant son déclin ne pouvait venir que de l'extérieur. Le système féodal pouvait tolérer, et nécessitait de toute manière, un certain volume de commerce; mais la mise en place de centres de commerce urbain local et de transbordement à partir du commerce au long cours (à propos duquel Sweezy citait Pirenne) ouvrait un processus où la croissance de la production destinée à l'échange était stimulée, en opposition au principe féodal de la production pour l'usage.

Mais cela ne pouvait pas suffire à l'émergence du capitalisme. Sweezy introduisait ici une autre idée importante selon laquelle ce serait une « grave erreur » de penser, la transition du féodalisme au capitalisme comme un processus où deux systèmes s'affrontent directe-ment et luttent pour obtenir la suprématie ».

Sweezy exprimait son scepticisme quant à la vraisemblance de la thèse - découlant de l'interprétation conventionnelle de la théorie de Marx sur la voie révolutionnaire au capitalisme industriel - selon laquelle les capitalistes industriels étaient sortis des rangs des petits producteurs. Il proposait au contraire d'interpréter cette notion de « voie révolutionnaire « comme un processus où le producteur, au lieu de passer du statut de petit producteur à celui de marchand et de capitaliste, démarre à la fois comme marchand et comme employeur de force de travail », et où les entreprises capitalistes apparaissent d'emblée comme telles, plutôt que d'émerger graduellement; Sweezy montrait par ailleurs que la généralisation de la production marchande ne pouvait à elle seule rendre compte de l'essor du capitalisme, même là où elle s'était le plus développée, comme, par exemple,- dans l'Italie médiévale ou dans les Flandres.

Les opposants de Sweezy, notamment Maurice Dobb et Rodney Hilton, soulignaient au contraire que le commerce ne pouvait constituer en soi le facteur dissolvant dû féodalisme ; Hilton en particulier montrait que la démonstration de Pirenne avait été invalidée empiriquement. Ils insistaient sur le fait que le « facteur originel » que cherchait Sweezy résidait dans les rapports entre seigneurs et paysans. Hilton en particulier montrait en détail que l'argent, le commerce, les villes et même la « révolution commerciale » étaient des parties constitutives du féodalisme, et ne pouvaient donc pas être considérés comme lui étant opposés par essence.

Dobb et Hilton soutenaient que le déclin du féodalisme et l'essor du capitalisme résultaient de la libération de la petite production marchande des entraves du féodalisme, à travers la lutte de classes entre seigneurs et paysans. De la même manière, Hilton suggérait que les pressions exercées par les seigneurs en vue de transférer à leur pro-fit le surtravail des paysans étaient la cause fondamentale de l'amélioration des techniques de production et la base de la production marchande simple, alors que la résistance paysanne à ces pressions avait été déterminante dans le procès de transition au capitalisme, à travers la ' libération de l'économie paysanne et de l'artisanat pour le développement de la production marchande et, à terme, pour l'émergence de l'entrepreneur capitaliste ».

Ce résumé représente évidemment une simplification des arguments complexes avancés de part et d'autre ; mais il devrait suffire à soulever des interrogations quant aux hypothèses de chacun des camps. A première vue, c'est Sweezy qui semble le plus proche du modèle de la commercialisation, alors que ses contradicteurs paraissent s'en éloigner. Mais l'affaire n'est pas si simple. Un examen approfondi montre qu'il n'est pas du tout évident que Dobb et Hilton remettent en cause les hypothèses de base du modèle de la commercialisation, et certaines des questions soulevées par Sweezy vont au cœur des problèmes sans pour au-tant les résoudre.

Une idée se dégage des argumentations de Dobb et Hilton : la transition du capitalisme dé-pend de la libération d'une logique économique déjà présente dans la production marchande simple. On reste avec l'impression que, si on lui en donne l'occasion, le petit paysan producteur de marchandises, ou l'artisan, se transformera en capitaliste. Le centre de gravité de cette démonstration s'est sans soute déplacé de la ville à la campagne, et la lutte de classes joue un rôle nouveau ; mais y a-t-il tellement de différence entre les hypothèses sous-tendant cette démonstration et les postulats du modèle de la commercialisation ? Sommes-nous si éloignés de l'idée que le marché capitaliste représente une occasion plutôt qu'une contrainte, et que ce qu'il faut expliquer pour rendre compte de la montée du capitalisme est la manière dont les obstacles ont été levés, les entraves brisées, plutôt que la genèse d'une logique économique totalement nouvelle ?

C'est en cela que les problèmes abordés par Sweezy dans sa controverse avec Dobb sont au cœur de notre discussion. En premier lieu, l'habitude de traiter les transitions comme une confrontation entre deux modes de production antithétiques a le plus sou-vent servi de prétexte pour tourner la difficulté. Comme Sweezy le suggère, une telle approche pourrait revêtir une signification particulière dans le cas de la transition du capitalisme au socialis-me, mais elle fait problème lorsqu'il s'agit de la transition du féodalisme au capitalisme.

Le féodalisme se verrait ainsi confronté à un capitalisme déjà existant, au moins sous forme embryonnaire, mais dont la naissance n'est jamais expliquée. Les réponses apportées par Hilton ou Dobb, même s'ils rejettent le modèle de la commercialisation et ses présupposés quant à l'antithèse entre le féodalisme et le commerce, n'échappent pas entièrement au piège, puisqu'ils continuent sur des points importants à présupposer ce qui doit être expliqué.

Ils n'offrent pas non plus de réponse vraiment satisfaisante à la question soulevée par Sweezy quant à l'échec des grands centres commerciaux apparus en Italie ou dans les Flandres. Ici encore, on retrouve la tendance à prendre le capitalisme comme donné, en se bornant à expliquer les obstacles qui empêchent ces villes commerciales d'arriver à maturité. La question posée ici n'est pas tellement de savoir pour-quoi et comment les exigences capitalistes réussissent à s'imposer aux agents économiques, comme ce fut le cas en Angleterre, mais plutôt de sa-voir pourquoi et comment, dans le cas des transitions « manquées », les agents économiques n'ont pas voulu, ou pas pu, rompre leur lien avec le féodalisme en vue de créer un nouvel ordre social.

LA CONTRIBUTION DE BRENNER AU DÉBAT SUR LA TRANSITION.

L'historien Robert Brenner est l'auteur d'importants travaux sur la transition du féodalisme au capitalisme. Il part de l'idée qu'il n'existait pas d'embryon de capitalisme se développant dans les interstices du féodalisme, ni dans les formes pré-capitalistes de la petite production marchande considérée comme une sorte de proto-capitalisme. Brenner critique diverses analyses de la transition qui sous-estiment la « solidité et la cohérence interne » des économies pré-capitalistes et postulent à tort que, laissés à eux-mêmes, les agents économiques adopteront spontanément des stratégies capitalistes ; et cette critiquée même si Brenner n'y insiste pas, pourrait sans doute s'étendre à la théorie de la croissance de la petite production marchande, ainsi qu'au modèle de la commercialisation.

Pour approfondir cette problématique, Brenner se garde de rechercher un principe explicatif du déclin du féodalisme qui serait extérieur à ce dernier; il s'attache plutôt à identifier une dynamique interne au féodalisme, mais qui ne présupposerait pas pour autant une logique capitaliste. La lutte de classes occupe un rôle central dans sa démonstration, comme chez Dobb ou Hilton, mais il ne s'agit pas ici de libération d'un processus menant au capitalisme. L'analyse cherche à montrer comment les seigneurs et les paysans, dans certains conditions particulières à l'Angleterre, ont pu involontairement déclencher une dynamique capitaliste alors même que leur action était destinée à reproduire la situation antérieure en l'état. Ils ont ce faisant créé une situation où les producteurs devaient se soumettre aux contraintes du marché simplement pour garantir l'accès aux moyens de subsistance.

Sans pouvoir entrer dans le détail de cette analyse (9), il convient de souligner que l'explication de Brenner renvoie aux conditions très spécifiques des rapports de propriété en Angleterre, où une proportion importante de la terre était la propriété de seigneurs (landlords) qui la faisaient travailler par des fermiers, les obligeant en pratique à entrer en concurrence, non seulement sur le marché des biens de consommation mais aussi sur celui chargé de régler l'accès à la terre, et par suite à produire de manière concurrentielle pour pouvoir payer la rente. En Angleterre, les seigneurs avaient par ailleurs été désarmés, bien avant les aristocraties d'autres pays européens, et l'Etat anglais était déjà rigoureusement centralisé, débarrassé de la « souveraineté éclatée " caractéristique du féodalisme.

Certes, l'Etat fonctionnait comme instrument de pouvoir au profit de l'aristocratie mais, contrairement à d'autres pays, la classe dominante ne disposait plus de ce que Brenner appelle la « propriété politiquement constituée » -, cet ensemble de pouvoirs « extra-économiques », d'ordre politique, juridique et militaire, qui permettaient aux classes exploiteuses des sociétés pré-capitalistes - comme aux propriétaires féodaux - de s'approprier le surtravail. Cette classe de propriétaires fonciers en vint à dépendre de plus en plus de la productivité de leurs fermiers, plutôt que de la pression coercitive qu'ils pouvaient exercer pour leur extorquer un surplus maximum. A mesure que les « forces de marché " concurrentielles établissaient leur emprise, les fermiers les moins productifs se voyaient condamnés à la faillite, d'autant plus qu'ils subissaient une coercition directe visant à les expulser et à mettre fin à leurs droits coutumiers.

Ce mouvement accéléra la polarisation de la campagne anglaise entre les grands propriétaires fonciers et une multitude croissante de fermiers sans terre. Il donna naissance à la fameuse « trinité », formée par le propriétaire foncier, l'exploitant capitaliste et le travailleur salarié. Et l'extension du travail salarié redoubla encore l'incitation à l'amélioration de la productivité du travail. Le même processus créa une agriculture hautement productive capable de nourrir une fraction importante de la population non engagée dans la production agricole, mais aussi la masse croissante de ceux qui n'avaient plus de terre, qui constituera à la fois une réserve de force de travail salariée et un marché intérieur pour les biens de consommation courants - un type de marché qui n'avait pas de précédent historique. C'est dans ce contexte que s'est constitué le capitalisme industriel anglais.

Même si Brenner a manifestement subi l'influence de Dobb et Hilton, l'originalité de sa thèse devrait maintenant mieux apparaître. Encore une fois, le principe actif est ici la contrainte, l'obligation, et non pas l'élargissement des choix possibles. Pour le franc-tenancier, par exemple, ce processus ne signifie pas qu'il voit s'offrir de nouvelles possibilités, mais au contraire qu'il est soumis à une contrainte nouvelle. Les propriétaires fonciers, comme les fermiers, en viennent ainsi à dépendre de leur performance sur le marché. Et, dans la mesure où les rentes des uns déterminent les pro-fits des autres, ils ont un intérêt commun au progrès agricole, à l'amélioration de la productivité par un meilleur usage des terres et des techniques, ce qui impliquait souvent, entre autres choses, l'enclosure, sans même parler de l'exploitation du travail salarié.

Brenner montre notamment comment des rentes dont le niveau n'est pas fixé, et qui se comportent donc comme des revenus sensibles aux impératifs de marché, devaient fatale-ment stimuler le développement de la production marchande, l'amélioration de la productivité, et une croissance économique auto-entretenue. Ailleurs où, comme en France, leur montant était fixé en valeur nominale, une telle incitation n'existait pas.

On peut également avancer que Brenner a répondu à la question de Sweezy sur la « voie révolutionnaire » au capitalisme, en montrant pourquoi, en Angleterre, l'exploitant capitaliste n'était pas seulement un petit producteur qui aurait accédé au rang de capitaliste. Son rapport spécifique aux moyens de production, ses conditions d'accès à la terre elle-même en faisaient d'emblée un capitaliste soumis aux lois du marché et employant du travail salarié.

La comparaison avec la France est éclairante. Dans ce pays, l'aristocratie a longtemps conservé son contrôle sur la propriété politiquement constituée, ainsi que sa capacité d'exploitation « extra-économique » ; et, quand le féodalisme a cédé la place à l'absolutisme, ces pouvoirs n'ont pas été remplacés par une forme d'exploitation purement économique, encore moins par la production capitaliste. La classe dominante en France a au contraire acquis de nouveaux pouvoirs extra-économiques, avec la création par l'Etat absolutiste d'un vaste appareil par l'intermédiaire duquel une fraction de la classe possédante pouvait s'approprier le surtravail des paysans par la voie de l'impôt. Et même alors, à l'apogée de l'absolutisme, la France restait un assemblage confus de juridictions concurrentes, dans la mesure où la noblesse et les autorités municipales s'accrochaient à ce qui restait de la « souveraineté éclatée » propre au féodalisme.

Dans ces conditions, la meilleure stratégie économique consistait encore à écraser la paysannerie par des méthodes extra-économiques plu-tôt qu'à encourager la concurrence et le « progrès ». Il n'existait aucun élan vers le développement capitaliste semblable à celui de l'Angleterre jusqu'à ce que l'Angleterre elle-même réussisse à faire peser la pression concurrentielle par l'intermédiaire du marché mondial. Ce même schéma de développement devait également être suivi par d'autres sociétés capitalistes, à mesure que les pressions concurrentielles exercées de l'extérieur, par un système international, forçaient les Etats à encourager le développement économique.

Il faut noter également que le marché national intégré (que Polanyi décrivait comme la première forme de marché à opérer selon des principes concurrentiels) s'est développé en Angleterre bien avant n'importe quel autre pays, alors que la France devra attendre l'ère napoléonienne pour que soient levés les obstacles internes à la constitution du marché. L'important ici est que le développement du marché national concurrentiel a été le corollaire, et non une cause, de l'émergence du capitalisme et de la « société de marché ». Les étapes du développement d'un marché national unifié et concurrentiel ont ainsi reflété les trans-formations du mode d'exploitation et la nature de l'Etat.

LA FORMATION DE LA CLASSE OUVRIERE ET L'APPORT DE THOMPSON.

La démonstration de Brenner peut alors montrer comment la trans-formation profonde de la nature du commerce et des marchés leur a attribué de nouvelles fonctions économiques, modifiant substantiellement leur logique systémique. Ce processus s'est produit longtemps avant l'industrialisation et en a été une pré-condition. En d'autres termes, les critères du marché se sont imposés par eux-mêmes aux producteurs directs, avant même la prolétarisation de masse de la force de travail. Il faut renverser l'ordre des facteurs : c'est le jeu des « forces du marché », accompagnées par une intervention coercitive directe, politique et juridique, qui a représenté un facteur décisif de création d'un prolétariat de masse, en fabriquant une majorité de paysans sans terre.

Cette prolétarisation, qui implique la transformation complète de la force de travail en marchandise, a ensuite conféré au marché une nouvelle capa-cité de coercition en créant une classe ouvrière sans ressources propres et donc complètement dépendante du marché et de sa discipline. Il ne suffit donc pas de constater que le capital et le travail étaient, chacun à leur manière, soumis aux forces impersonnelles du marché. Le marché lui-même devint un vecteur essentiel de la division de classe entre exploiteurs et exploités, entre acheteurs et vendeurs de force de travail, et un nouvel instrument de coercition au service du capital, la garantie ultime de son contrôle sur le travail.

La manière dont la « société de marché » s'est alors mise en place a été lumineusement décrite par E. P. Thompson. Dans son œuvre, l'instauration de la « société de marché » ne résulte pas seulement d'un processus de prolétarisation mais surtout d'une confrontation vivante entre la « société de marché » et des valeurs et pratiques alternatives (10). La mise en place de la «société de marché» prend alors la forme d'une confrontation entre classes, entre ceux dont les intérêts s'expriment dans la nouvelle économie politique du marché et sa philosophie du « progrès », et ceux qui s'y opposent à partir d'une position qui fait passer le droit à la subsistance avant les impératifs du profit.

Pour ceux qui ont pu se demander pourquoi, après avoir écrit la Formation de la classe ouvrière, Thompson a choisi de se consacrer au XVIIe siècle plutôt que d'étudier le processus d'industrialisation après 1850, la réponse tient sans doute à ce qu'il voulait expliquer l'instauration du capitalisme en tant que rapport social, et non comme un processus techniquement neutre, baptisé « industrialisation ». S'il s'est particulièrement intéressé au XVIIIe siècle, c'est parce que cette période est celle où s'approfondit la transformation capitaliste des rapports de propriété, et où apparaît une nouvelle idéologie bien plus explicite et consciente d'elle-même qu'auparavant. C'est aussi une époque où l'idéologie hégémonique du marché - qui devait ensuite réussir à contaminer jusqu'à l'opposition la plus radicale au capitalisme - n'avait pas encore fait disparaître la contestation des nouveaux principes économiques.

Thompson suggère que, dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, le marché re-présentait le principal lieu de conflit. Il en était ainsi pour des raisons très particulières à cette période « de transition » de l'histoire de l'Angleterre. D'un côté, c'était une époque de travail « libre », dégagée à la fois des formes de domination extra-économiques pré-capitalistes et encore, en général, de la discipline d'usine, de telle sorte que, durant une brève période, les gens contrôlaient encore « leurs propres rap-ports immédiats et leurs modes de travail ». D'un autre côté, ils avaient peu de contrôle sur le marché où ils vendaient leur produit, ni sur les prix des matières premières et de la nourriture ». C'est pourquoi la protestation sociale prenait si souvent le marché comme cible. Les gens (souvent des femmes) ne s'opposaient pas seule-ment à ce qu'ils considéraient comme des prix injustes, mais aussi à des pratiques de marché illégitimes et immorales - des pratiques destinées à accroître le profit, qui du point de vue de la « société de marché » et de la rationalité capitaliste semblent aujourd'hui parfaitement normales mais qui violaient toute une série de coutumes garantissant le droit d'accès aux moyens de subsistance.

Dans certaines de ces protestations, on peut aussi déceler une résistance à la transformation de la nature du marché, d'institution plus ou moins transparente en « main invisible ». Le marché traditionnel était un lieu concret où les gens venaient offrir des marchandises pour que d'autres les achètent, conformément à des principes encore déterminés en partie par les coutumes et les règles communautaires, par le droit à la subsistance, et par l'économie morale de la foule », pour reprendre l'expression fameuse de Thompson. Le marché se transformait peu à peu en un mécanisme échappant au contrôle communautaire, à mesure que la transparence des transactions était remplacée par les mystères d'un marché « autorégulé », le mécanisme des prix, et la subordination de toutes les valeurs communautaires aux impératifs du profit.

Thompson montre également comment la nouvelle idéologie de l'économie politique, ainsi que les nouvelles conceptions de la propriété et de l'éthique du profit et du « progrès » qui l'accompagnent, furent constamment confortées par la répression d'Etat. Les tribunaux avaient tendance à placer les raisons du « progrès » - autrement dit le droit du propriétaire à faire du profit en élevant la productivité - au-dessus des droits d'usage coutumiers et du droit à la subsistance. Et les autorités civiles protestaient très violemment (particulièrement à la suite de la Révolution française) contre des prix et des pratiques de marché jugés injustes. En d'autres termes, la coercition de l'Etat était nécessaire pour imposer la coercition du marché. DES

LEÇONS POUR UNE AUTRE TRANSITION.

Il y a encore beaucoup à apprendre sur le rôle des marchés, des villes et du commerce dans l'histoire du capitalisme ; mais le simple fait d'admettre que le capitalisme n'est pas né d'une croissance organique des anciennes formes de commerce ou du développement technologique permet de tirer toutes les implications des rapports sociaux capitalistes.

Je suis par exemple convaincue que bien des programmes politiques de gauche - qui vont de l'exigence social-démocrate d'un marché «social» dans un contexte capitaliste à des théorisations en principe plus radicales du « socialisme de marché » - continuent à reposer sur des illusions sur la nature du marché comme lieu d'exercice des choix, et ne réussissent pas à tirer toutes les conséquences du fait d'adopter le marché comme instrument de régulation économique. Je me rappelle encore - même si les jours enivrants de l'effondrement du communisme semblent déjà loin - comment les démocrates idéalistes d'Europe de l'Est réagissaient aux avertissements sur le marché émanant de la gauche occidentale (à un moment où semblait encore exister une gauche anti-marché à l'Ouest, capable d'ouvrir le dialogue avec certaines des forces progressistes des anciens pays communistes). Quand des gens disaient que le « marché », ce n'était pas forcément des supermarchés offrant un choix abondant, mais qu'il risquait d'apporter chômage de masse et pauvreté, la réponse était souvent : « Oui, bien sûr, mais ce n'est pas ce que nous entendons par marché. » L'idée était que l'on pouvait trier et choisir ce que l'on voulait du marché autorégulé.

Certes, le marché remplit des fonctions de régulation de l'économie, il assure un minimum de « rationalité », de correspondance entre ce que les gens veulent et ce qui est produit. Certes, il sert de signal, de source d'information, et c'est une forme de communication entre consommateurs et producteurs. Enfin, il garantit que les entreprises inutiles ou inefficientes devront se restructurer ou disparaître. Mais on ne peut se dispenser du mauvais côté du marché.

Aujourd'hui, tout ceci peut paraître naïf aux yeux des Européens de l'Est, autant que ce pouvait l'être à l'époque pour certains marxistes de l'Ouest; mais il n'est pas pour autant évident que l'ensemble de la gauche occidentale ait aujourd'hui abandonné l'idée que le marché n'est qu'un instrument de régulation que l'on peut amender, et qu'il est donc possible de bénéficier de sa discipline tout en évitant ses conséquences les plus destructrices. Il est difficile de rendre compte autre-ment de la notion de « socialisme de marché » ou même de la conception social-démocrate bien moins utopique d'un « marché social », selon lesquelles les ravages du marché pourraient être contrôlés par la régulation de l'Etat et par un développement des droits sociaux.

Je veux bien admettre que le « marché social » vaut mieux qu'un libre capitalisme de marché. Je veux bien ad-mettre également que certaines des institutions et des pratiques associées au marché pourraient être adaptées à une économie socialiste. Mais il n'est pas bon d'ignorer les implications de la seule condition absolument nécessaire à l'exercice de la discipline du marché, à savoir la transformation de la force de travail en marchandise une condition qui fixe des limites très étroites à la « socialisation » du marché et à la possibilité qu'existe un marché à visage humain (12).

Le marché aujourd'hui continue à fonctionner non seulement comme exigence « impersonnelle », mais aussi comme outil du pouvoir de classe : c'est un instrument du contrôle exercé par le capital sur le travail, sans parler de son rôle dans la diffusion d'un nouvel impérialisme, où les économies capitalistes avancées imposent, avec l'aide de l'Etat, les « disciplines » du marché au tiers monde et aux « nouvelles démocraties ». Pour éviter les ravages de la société de marché, il faudra des transformations bien plus grandes que celles évoquées par Polanyi, mais le capitalisme, comme forme sociale historiquement déterminée, peut se révéler plus ouvert qu'il l'imaginait à la contestation et à une autre « grande transformation ».

Arrivés à ce point d'une longue phase de déclin, les capitalistes eux-mêmes - avec leurs exigences toujours plus systématiques de « flexibilité » - semblent dorénavant prêts à admettre que le marché capitaliste ne garantira leur prospérité que s'ils réussissent à imposer une dégradation continue des conditions d'existence des travailleurs et de l'environnement. Dans un tel contexte, le socialisme pourrait apparaître comme une utopie finalement plus réaliste que celle d'un capitalisme « social ».

Critique communiste, été 1994

Ce texte est la traduction légèrement condensée d'un article paru initialement dans le numéro de juillet-août 1994 de la « Monthly Review » sous le titre « From Opportunity to Imperative: the History of the Market ». Traduction et intertitres de Michel Champfleury.

1. Voir, par exemple, Henri Pirenne, les Villes du Moyen-Age, Paris, Presses universitaires de France, 1971.

2. J'ai essayé de montrer que Max Weber peut être rangé dans cène catégorie, dans mon livre « Democracy Against Capitalism ».

3. Voir Robert Brenner, « Agrarian Class Structure and Economie Development in Pre-Industrial Europe », in T.H. Aston et C.H.E. Phipin (eds)., « The Brenner Debate », Cambridge, 1985.

4. Eric Kerridge, « Trade and Banking in Early Modern England », Manchester 1988

5. Karl Polayi, “La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps », Gallimard 1983.

6. Daniel Rusfeld, « The Market in History », in Monthly Review n°45, mai 1993

7. Voir George Comninel.

8. Voir Rodney Hilton « The Transition from Feodalisme to Capitalism », Londres 1976.

9. La présentation la plus achevée de la contribution de Brenner se trouve dans The Brenner Debate, op. cit.

10. C'est particulièrement vrai de l'ouvrage classique de Thompson, la Formation de la clas-se ouvrière, Gallimard/Le Seuil, 1988 ; mais aussi de ses écrits consacrés au début du xviir siècle.

11. E. P.Thompson, Cwtoms in Common.

14. Pour une discussion sur ce point, voir David McN'dlly, Against thé Market, Londres, 1994.

Voir ci-dessus