Italie, Allemagne, Autriche : la classe ouvrière résiste sous la botte du fascisme
Par Ernest Mandel le Mardi, 18 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

A la fin de la deuxième guerre mondiale, un mythe s’est trouvé largement répandu : la classe ouvrière allemande n’aurait pas résisté au fascisme. Elle aurait, dans sa majorité, appuyé Hitler.

Ce mythe a la vie dure. Sa fonction est évidente : culpabiliser la classe ouvrière pour les crimes commis par d’autres : le financement d’Hitler par le Grand Capital ; la politique criminelle de division ouvrière perpétrée par Staline. Le but était aussi pratique : justifier la division de l’Allemagne décidée à Yalta et à Potsdam ; justifier le démantèlement de l’industrie de la Ruhr prônée conjointement par Staline et une grosse fraction de la bourgeoisie européenne et américaine.

1 million de prisonniers politiques allemands

La réalité a été bien différente. La capitulation sans combat, devant Hitler, des dirigeants du SPD, du KPD et des syndicats, a certes désorienté les travailleurs allemands. Leur confiance dans leur propre force en a été ébranlée. La terreur nazie leur a infligé des coups terribles. L’absence de perspectives – la conviction qu’Hitler règnerait longtemps – y a contribué notablement. Mais tout cela n’a pas transformé la masse d’ouvriers socialistes et communistes en suppôts actifs ou passifs des nazis. Cela a donné simplement à leur opposition au nazisme un caractère plus éclaté, plus ponctuel, moins public et massif.

Cette opposition a été un fait incontestable, aujourd’hui prouvé par d’innombrables documents. Sa manifestation la plus éclatante s’est réalisée au sein des usines. Les nazis avaient créé des groupes d’entreprises appelés NSBO. Ceux-ci vont constituer la base d’un pseudo-syndicat d’Etat, jaune, le Front du Travail Allemand, auquel salariés et patrons devront s’affilier d’office.

Après la consolidation de la dictature nazie, les nazis ont risqué le coup. Ils ont permis l’élection normale des conseils d’entreprise, sur la base de la vieille législation de la République de Weimar. Le résultat a été spectaculaire. Les candidats de la NSBO n’ont obtenu que 10% des voix. Le reste est allé aux anciens syndicalistes libres. La leçon a été concluante. Il n’y a plus eu d’élections sociales sous le IIIe Reich.

La terreur nazie qui, pendant la deuxième guerre mondiale, s’est abattue sur les populations des pays occupés (pratiquement toute l’Europe sauf les pays « neutres »), contre les Juifs, les Tziganes, etc., avait débuté par des actions massives contre les masses populaires allemandes. L’immense majorité de ceux qui ont été internés dans les premiers camps de concentration de Buchenwald, Dachau, d’Orianenburg et d’ailleurs, étaient des militants antifascistes allemands : communistes, communistes dissidents (camarades du SAP, brandlériens, trotskystes, etc.), sociaux-démocrates, syndicalistes. Après le déclenchement de la guerre, cette vague de terreur contre les adversaires allemands des nazis s’est amplifiée.

Au total, le nombre de prisonniers politiques allemands condamnés, arrêtés ou internés par les nazis entre 1933 et 1945 s’est élevé à un million, chiffre très supérieur, proportionnellement, à celui de n’importe quel pays occupé. Ce chiffre inclut de nombreux soldats. Les nazis ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Dans les rapports secrets de la Gestapo destinés aux chefs nazis et qui ont été récemment publiés, les récriminations et manifestations d’opposition ouvrière reviennent comme thème central. On constate que dans les usines de munitions le rendement des ouvriers allemands (devenus minoritaires vu leur envoi massif au front), était souvent inférieur à celui de la main-d’œuvre étrangère, qu’on accusait pourtant de saboter ouvertement la production.

L’épopée des socialistes révolutionnaires (RS) autrichiens

En Autriche, la classe ouvrière était moins désemparée qu’en Allemagne, suite à la résistance héroïque du Schutzbund, le 6 février 1934. La terreur clérico-fasciste, sous Dolfuss et Schussnig, bien que réelle, était moins dure que celle des nazis. Pour ces deux raisons, la résistance ouvrière a été beaucoup plus massive et plus ouverte en Autriche qu’en Allemagne.

La majorité des cadres socialistes et syndicalistes ont réussi à organiser un parti clandestin couvrant pratiquement toutes les grandes entreprises et tous les quartiers ouvriers du pays. Il s’est donné une structure semblable à celle des bolchéviques clandestins en Russie sous le tsarisme. L’organisation s’appelait Révolutionäre Sozialisten, RS. Elle a bénéficié d’une popularité et d’un impact immenses avec une presse clandestine lue par toutes et tous. La direction de la vieille social-démocratie, émigrée à Prague, s’était inclinée devant le fait accompli. Elle a reconnu la légitimité du nouveau parti et de sa direction issue de la clandestinité.

De la résistance comme parti clandestin, les RS sont passés petit à petit à des manifestations publiques, notamment le 1er Mai, les 6 février et les jours de commémoration de l’exécution des héros du Schutzbund tels que Koloman Wallish, puis à des actions revendicatives et à des grèves. Lorsqu’à éclaté la crise politique au début de 1938, celle qui allait conduire à l’annexion de l’Autriche (l’Anschluss) par l’Allemagne, la force des RS est apparue au grand jour. Ils ont négocié publiquement avec le chancelier-dictateur Schussnig leur légalisation. Ils ont convoqué un congrès de délégués de toutes les entreprises de Vienne pour préparer la grève générale. Mais la capitulation du gouvernement Schussnig devant les nazis, de nouveau sans combat, allait démanteler cette résistance impressionnante.

Le coup de clairon de Guadalaraja

Le fascisme italien arrivé au pouvoir en 1922 ayant éliminé toute opposition légale dès 1926, avait eu plus de temps pour consolider sa dictature que les fascistes allemand et autrichien. La classe ouvrière était restée sans perspectives politiques pendant une décennie. La vague chauvine provoquée par la guerre de Mussolini contre l’Ethiopie avait contribué à affaiblir la résistance anti-fasciste. Mais les choses ont changé en 1936. La reprise économique, l’embauche massive dans les entreprises d’Italie du Nord, ont rendu confiance aux travailleurs. Des grèves ont éclaté. Puis est venue la riposte victorieuse des ouvriers espagnols, en juillet 1936, au coup d’Etat militaro-fasciste. Elle a eu des répercussions profondes en Italie, plus sans doute que dans d’autres pays d’Europe.

C’est par milliers que les antifascistes italiens se sont enrôlés dans les Brigades Internationales. Ils ont constitué la Brigade Garibaldi. Puis le miracle s’est produit. En février 1937, la Brigade Garibaldi a mis en déroute devant Madrid, à Guadalaraja, une division régulière de l’armée fasciste italienne. La résonance en Italie a été immense. La classe ouvrière a repris espoir. La résistance s’est amplifiée. Pour la première fois depuis 1926, la chute de Mussolini est devenue une perspective possible à court terme. Tout dépendait de l’issue de la guerre civile en Espagne.

En étranglant la révolution sociale, staliniens et sociaux-démocrates ont rendu inévitable la victoire de Franco. Ils ont ainsi détruit une occasion unique pour en finir avec Mussolini, voire avec Hitler.

Petit détail, mais qui en dit long sur la manière dont le sort de l’Europe était en suspens pendant ces années fatidiques. La veuve du dirigeant du KPD allemand Heinz Neumann, tué par Staline en 1937 (elle-même avait été livrée par Staline aux nazis), raconte dans ses mémoires qu’avant 1936, Neumann se trouvait à Barcelone, en mission pour l’Internationale Communiste, lorsque le port a été paralysé par une grève ouvrière. Neumann a distribué de sa propre initiative un tract aux matelots d’un cargo allemand qui se trouvait dans le port, les appelant à se solidariser avec les dockers. A la surprise générale, à commencer par celle des dirigeants staliniens, les matelots allemands sont effectivement partis en grève. Bien d’autres choses auraient pu se produire, si les travailleurs espagnols et français avaient pris le pouvoir en 1936…

La Gauche, 8 mai 1986.

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