Nationalisme et internationalisme dans la conception du parti ouvrier révolutionnaire
Par Salah Jaber le Mardi, 18 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Le principe d'organisation - sur une base nationale ou multinationale? - est un des problèmes les plus complexes auxquels se heurte traditionnellement la construction du parti ouvrier révolutionnaire, dans tout Etat regroupant plus d'une nationalité dans les frontières de son pouvoir central et dans le cadre d'une continuité territoriale. Ces précisions ont pour but d'exclure les cas où une métropole domine des territoires qui en sont géographiquement isolés, comme la France dominait l'Algérie ou comme la Grande-Bretagne domine encore l'Irlande du Nord.

Dans pareils cas, il ne se trouve presque plus personne aujourd'hui, au sein du mouvement révolutionnaire, pour contester la nécessité de construire une organisation révolutionnaire séparée dans le pays dominé : une organisation certes liée à l'organisation sœur métropolitaine par des liens internationalistes de solidarité et de coopération étroite, mais néanmoins séparée car son objectif stratégique prioritaire, l'indépendance nationale, peut être atteint sans qu'il ne coïncide nécessairement avec celui du parti métropolitain, qui est le renversement du gouvernement bourgeois dans son pays.

En revanche, dans les cas envisagés dans cet article, ceux de la continuité territoriale et répressive - tel, par exemple, le cas du Pays basque dans le cadre de l'Etat espagnol - et, bien sûr, ceux où l'entremêlement territorial est total - tel, entre autres, le cas du peuple noir et de la majorité blanche aux Etats-Unis -, dans pareil cas, le problème naît précisément de ce que la continuité où l'entremêlement imposent aux minorités nationales opprimées un passage nécessaire vers leur émancipation nationale : la conjugaison de leur lutte avec celle des victimes de l'oppression sociale au sein de la majorité nationale (ainsi qu'avec celle des autres minorités nationales opprimées, le cas échéant) pour le renversement du gouvernement de la double oppression, nationale et sociale.

Ces derniers cas nous intéressent en particulier, parce qu'ils existent dans la région arabe : c'est le cas du Kurdistan dont deux Etats arabes, l'Irak et la Syrie, outre la Turquie et l'Iran, se partagent le territoire et la population ; c'est aussi le cas des minorités non arabisées du sud du Soudan, de Mauritanie, du Maroc et d'Algérie (avec des différences évidentes dans la nature et l'acuité du problème dans chaque cas) ; c'est également le cas des Arabes soumis à la domination directe de l'Etat sioniste, aussi bien dans les frontières préalables à la guerre de juin 1967 que dans les territoires occupés depuis lors ; un problème comparable, bien que n'étant pas de nature nationale, se pose enfin pour les réfugiés palestiniens dispersés en Jordanie, au Liban et en Syrie.

L'objet de cet article n'est toutefois pas d'examiner les cas précis qui se posent dans la région arabe, mais d'ex-poser les grandes lignes de la tradition marxiste révolutionnaire à l'égard de problèmes similaires (2). Or il se trouve que la construction du parti ouvrier révolutionnaire (« social-démocrate ». selon l'acception de ce terme avant 1917) dans l'Empire russe - référence classique principale au sujet de l'organisation révolutionnaire et constituante essentielle du «léninisme» - s'est heurtée à nombre de problèmes semblables à ceux que nous avons évoqués. Les deux cas les plus célèbres sont celui de la Pologne, dont la Russie dominait la majeure partie (le reste étant partagé entre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie), et celui des Juifs dispersés dans diverses régions de la partie occidentale de l'Empire tsariste.

I. Parti multinational ou fédération de partis nationaux ?

L'expérience russe

La vive discussion au sujet de la conception de l'organisation ouvrière qui s'était déroulée au début du siècle dans les rangs du mouvement socialiste de l'Empire russe (nous dirons la Russie pour abréger) avait abouti à plusieurs scissions au sein de ce mouvement. Elle s'était centrée sur deux lignes de clivage qui ne coïncidaient pas : la première opposait les «fédéralistes », partisans de la fédération d'organisations nationales, aux «centralistes», partisans du parti centraliste multinational ; quant à la seconde, elle opposait les bolcheviks, tenants d'un parti « élitiste » à la discipline rigoureuse, aux mencheviks et autres tenants d'un parti aux limites et à la structure molles. La différence qualitative totale entre les deux clivages est attestée par le fait que les protagonistes du débat sur le degré de centralisme et les conditions d'adhésion à l'organisation - Lénine, Martov.

Rosa et Trotsky étaient tous entièrement d'accord sur le principe du parti centraliste multinational, parti de classe et non parti d'une nationalité. Même les adversaires les plus véhéments de la conception nationaliste du parti étaient non pas Lénine, théoricien du centralisme rigoureux, mais bien ses trois contradicteurs, partisans de la conception traditionnelle (à cette époque) d'un parti large et vaste.

Comme l'écrivait Rosa Luxemburg elle-même dans sa fameuse critique des idées de Lénine au sujet des Questions d'organisation de la social-démocratie russe (1904) : « On ne saurait mettre en doute qu'en général une forte tendance à la centralisation ne soit inhérente à la social-démocratie. Ayant grandi sur le terrain économique du capitalisme, qui est centralisateur de par son essence, et ayant à lutter dans les cadres politiques de la grande ville bourgeoise, centralisée, la social-démocratie est foncièrement hostile à toute manifestation de particularisme ou de fédéralisme national. Sa mission étant de représenter, dans les frontières d'un Etat, les intérêts communs du prolétariat en tant que classe et d'opposer ces intérêts généraux à tous les intérêts particuliers ou de groupe, la social-démocratie a pour tendance naturelle de réunir en un parti unique tous les groupements d'ouvriers, quelles que soient les différences d'ordre national, religieux ou professionnel entre ces membres de la même classe.

Elle ne déroge à ce principe et ne se résigne au fédéralisme qu'en présence de conditions exceptionnellement anormales, comme c'est, par exemple, le cas dans la monarchie austro-hongroise (4). De ce point de vue, il ne saurait y avoir aucun doute que la social-démocratie russe ne doit point constituer un conglomérat fédératif des innombrables nationalités et des particularismes locaux, mais un parti unique pour tout l'Empire. Mais c'est une autre question qui se pose, celle du degré de centralisation qui peut convenir, en tenant compte des conditions actuelles, à l'intérieur de la social-démocratie russe, unifiée et une. »

Le problème de l'organisation polonaise avant 1903.

Au début de sa vie militante, Rosa elle-même avait contribué à la fondation d'une organisation établie sur une base nationale, le Parti socialiste polonais (PSP), créé en 1892 en tant que parti pour l'ensemble des trois parties de la Pologne historique, luttant pour leur indépendance et leur unification. Elle ne tarda pas à en faire scission, outrée par les tendances nationalistes qu'elle découvrit chez les dirigeants du PSP. Rosa fonda en 1894 la Social-démocratie du royaume de Pologne, organisation agissant dans le seul cadre de cette partie de la Pologne historique que dominait l'Empire russe, et se considérant comme une étape régionale vers la construction d'un parti socialiste ouvrier pour toute la Russie qu'elle rejoindrait à sa fondation. Dans le même esprit, Rosa invitait les socialistes polonais des régions dominées par l'Allemagne et l'Autriche à rejoindre la social-démocratie de chaque empire.

La différence entre le parti de 1892 et l'organisation de Rosa était déjà manifeste dans leurs appellations : tandis que le premier se considérait comme un parti, et un parti à caractère national puisque « polonais », la seconde évita de se proclamer « parti » dans l'intention de s'intégrer à un parti plus vaste, et fixa à son action des limites géopolitiques et non nationales, celles du royaume de Pologne, sans considération de la nationalité des habitants de cette province et en refusant de s'étendre aux deux autres parties de la Pologne historique, englobées dans les frontières de deux autres Etats.

D'aucuns pourraient voir dans cette attitude une sorte de « sacralisation » des frontières étatiques existantes, d'autant plus qu'il y a parfois dans les écrits de Rosa des exagérations dans ce sens. Elle était cependant trop subtile pour faire de la construction du parti ouvrier dans les frontières de l'Etat existant un principe absolu. Le véritable fondement de ses vues quant à la Pologne était sa profonde conviction qu'il était stratégiquement impossible pour celle-ci, dans les conditions de l'époque, de s'affranchir du joug national sans un bouleversement général de la situation dans les trois empires, ou du moins en Russie.

L'appel de Rosa aux ouvriers polonais pour qu'ils rejoignent les partis social-démocrates de Russie, d'Allemagne et d'Autriche ne relevait en rien du « droit international ». mais découlait d'une conception classiste de la stratégie révolutionnaire, celle qu'elle exposait en 1896 dans un article sur la Question polonaise, rédigé à la veille du Congrès de Londres de la Deuxième Internationale : « Face aux trois gouvernements qui dominent la Pologne, face à la bourgeoisie du royaume de Pologne qui flatte le trône de Saint-Pétersbourg et considère toute pensée concernant le rétablissement de la Pologne comme un crime et une atteinte à sa propre bourse face aussi aux grands propriétaires terriens de Galicie (partie de la Pologne dominée par l'Autriche — S. J.] représentés en la personne de Badeni, chef du gouvernement, qui entendent conserver l'unité de la monarchie autrichienne, c'est-à-dire le partage de la Pologne, face enfin aux junkers polono-prussiens, qui votent le budget militaire, c'est-à-dire la multiplication des baïonnettes qui garantissent l'annexion de la Pologne, que peut entreprendre le prolétariat dans de telles circonstances? S'il s'insurge, il sera réprimé dans le sang. Mais si on ne s'insurge pas, on ne peut rien faire du tout. Car l'indépendance de la Pologne ne peut évidemment être obtenue autrement que par l'insurrection armée. Aucun de ces Etats ne consentira à se séparer volontairement d'une province qu'il domine déjà depuis cent ans. Or, dans les circonstances actuelles, l'insurrection ne peut avoir pour conséquence que l'écrasement du prolétariat. »

D'où l'insistance de Rosa sur la nécessité d'une fusion de la lutte du prolétariat polonais avec celle du prolétariat des autres nationalités, dans le cadre de chacun des trois empires. D'où aussi son insistance sur la nécessité pour les marxistes polonais, ou pour leurs organisations, de se joindre aux partis socialistes de Russie, d'Allemagne et d'Autriche, plutôt que de former un « parti polonais » par-delà les frontières des trois Etats. Quant à l'erreur de Rosa dans l'appréhension de la question nationale — telle qu'elle se manifesta au cours de la discussion qui l'opposa plus tard à Lénine à ce sujet -, sa source résidait dans une déduction « mécaniste»: de l'impossibilité d'une victoire du prolétariat polonais par ses seules forces, idée tout à fait correcte dans les circonstances d'alors (notez que les circonstances sont mentionnées deux fois dans la citation ci-dessus).

Rosa déduisait que l'émancipation nationale dépendait du triomphe général de la révolution socialiste, et non du seul bouleversement des circonstances stratégiques. C'est pourquoi, pensait-elle, la revendication nationale fondamentale, celle de l'autodétermination y compris le droit à la séparation étatique, ne pouvait être qu'une arme aux mains de la bourgeoisie contre la future révolution prolétarienne.

Rosa se mettait ainsi en contradiction avec les considérants exposés plus haut, qui faisaient état du refus par les classes possédantes polonaises de l'idée de l'indépendance de la Pologne. Elle ne voyait pas que, dans ces circonstances, le prolétariat polonais pouvait faire de cette idée, en l'utilisant à bon escient, une arme acérée dans ses mains contre lesdites classes et contre leurs consœurs russes, allemandes et autrichiennes, et empêcher ainsi que la même idée ne soit utilisée contre la révolution. Mais, en tout état de cause, il s'agit là d'une question dépassant le cadre de cet article et distincte de celle de la conception internationaliste du parti ouvrier révolutionnaire, sur la-quelle Rosa et Lénine ne furent jamais en désaccord. Le problème de l'organisation juive (le Bund) avant 1903

Le problème de l'organisation des ouvriers juifs au sein de l'Empire russe était qualitativement différent de celui de l'organisation polonaise, de par la différence qualitative entre les conditions de « résidence » des deux nationalités. La population juive au sein de l'Etat russe, comme d'ailleurs dans tous les autres, ne disposait pas d'un territoire qui lui fût propre et sur lequel elle aurait été concentrée. Les Juifs étaient dispersés en divers lieux de la partie occidentale de l'empire, habitant les régions de ses différentes nationalités (Pologne, Lituanie. Lettonie, Ukraine, Russie, etc.). Il s'ensuit que, s'il y avait lieu de discuter de la stratégie révolutionnaire pour la Pologne et de la possibilité ou non de son affranchissement national par ses propres forces, pareille discussion était impossible à propos des Juifs, sauf dans un seul et unique cas : en adhérant à la doctrine sioniste visant à regrouper les Juifs et à les concentrer en un seul lieu, en Palestine par exemple... Encore faut-il rappeler que le mouvement sioniste est très loin d'avoir atteint son objectif par ses propres forces !

Or l'Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, fondée en 1897 et connue sous le nom de Bund, était implacablement opposée au sionisme qu'elle dénonçait en tant qu'utopie réactionnaire dangereuse. Le Bund revendiquait l'octroi aux Juifs, où ils se trouvaient, d'une « autonomie culturelle-nationale », c'est-à-dire d'une autonomie dans les domaines de l'enseignement et de la culture (5). Cette formule boiteuse suscita une vaste polémique en Russie et fut combattue par Lénine, Trotsky, Martov (6) et beaucoup d'autres. Cependant, il allait de soi, pour quiconque adhérait à cet objectif programmatique, qu'il était impossible de le réaliser par les propres forces de la population juive. Il fallait donc tisser des liens avec les alliés stratégiques dont l'appui, voire la contribution active, étaient indispensables pour libérer les Juifs du joug de l'oppression nationale. Dans les circonstances de la Russie tsariste, ces alliés étaient représentés aux premier chef par le mouvement ouvrier des diverses nationalités, et notamment celui de la nationalité dominante. Autrement dit, le Bund devait immanquablement se lier au mouvement des ouvriers de toute la Russie, en une alliance sans quoi la lutte nationale démocratique à laquelle il s'était voué - sans parler de la lutte de classe, le Bund étant une union ouvrière socialiste! - paraissait désespérée et sans perspectives.

Une véritable compréhension ouvrière de ces considérations impliquait que les socialistes juifs militent directement dans le cadre d'un parti pour toutes les nationalités de Russie, qui assumerait certes la tâche de défendre les droits nationaux et démocratiques de tous les opprimés de l'Empire. De fait, un grand nombre de dirigeants éminents et de militants de la social-démocratie de Russie, dans chacune des deux fractions qui se formèrent à partir de 1903, étaient d'origine juive. C'est dire que l'action dans le cadre du Bund, en tant qu'organisation séparée des socialistes juifs, n'était aucunement le seul choix possible pour ceux-ci. La création même du Bund était en soi une option de nature nationaliste, et non internationaliste : en témoignait déjà son nom qui spécifiait la nationalité de ses membres de manière encore plus claire que pour le PSP. Du reste, si le Bund avait voulu se constituer sur une base territoriale et non nationale, il n'aurait simplement pas existé puisqu'il se serait largement confondu avec le parti ouvrier pan-russe.

Le Bund cherchera en fait, depuis sa fondation jusqu'à sa dissolution après la révolution bolchevique, à concilier son nationalisme d'origine avec les conditions spécifiques de la lutte qu'il s'était assigné, ainsi qu'avec l'orientation ouvrière qui figurait également dans son appellation. C'est ainsi qu'il participera, en 1898, au Congrès de fondation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR - notez l'absence de référence à la nationalité dans le nom : « de Russie » et non « russe »). Ce congrès n'eut qu'une valeur symbolique, sans plus, les neuf délégués qui y avaient pris part ayant été arrêté immédiatement après, de sorte que le nouveau « parti » resta sans organes centraux jusqu'à son Deuxième Congrès, cinq ans après. Le congrès de 1898 enregistra cependant l'adhésion du Bund au parti, sur la base d'une résolution ambiguë selon laquelle l'organisation juive adhérait « à titre d'organisation autonome, indépendante dans les seules questions concernant spécialement le prolétariat juif». Cette résolution posait plus de problèmes qu'elle n'en résolvait ! Elle ne fut toutefois pas mise à l'épreuve de la pratique, le « parti » étant reste sans structure jusqu'en 1903.

Néanmoins, la formulation de ladite résolution suffit, par son ambiguïté, à susciter une vaste discussion au sein du Bund et hors de ses rangs, sur la nature des relations organisationnelles qui devaient régir le parti des ouvriers de Russie. La direction bundiste fut majoritairement d'avis que, si elle se « contentait » de l'autonomie « culturelle » comme revendication programmatique, elle ne pouvait se contenter de l'autonomie organisationnelle uniquement dans les questions propres aux travailleurs juifs, et ce dans le cadre d'un parti centraliste multinational. Le Bund rejeta donc la résolution de 1898 et exigea, à partir de 1901, que le POSDR soit transformé en une « association fédérative des partis social-démocrates de toutes les nations à l'intérieur de l'Etat russe ».

Cette attitude du Bund traduisait la confirmation de son cours nationaliste. qui entraîna la défection de nombre de ses militants. Le plus connu est Martov qui, après avoir contribué à la fondation du Bund, abandonnera l'idée d'une organisation séparée propre aux travailleurs juifs, et collaborera avec Lénine, Plekhanov, etc. au sein du groupe de l'Iskra qui prendra l'initiative de fonder à nouveau le POSDR, en convoquant son Deuxième Congrès en 1903.

Centralisme et autonomie VS fédéralisme : le congrès de 1903

La formule de 1898 était contradictoire en ce qu'elle reconnaissait le Bund en tant qu'organisation distincte et « autonome », tout en confinant cette autonomie aux affaires propres aux travailleurs juifs - ce qui signifiait logiquement qu'il était soumis au centralisme du parti dans tous les autres domaines. Le Bund vint au Deuxième Congrès du POSDR demander que cette contradiction fût résolue par la transformation du parti en une fédération de partis nationaux, dont il serait membre en tant que tel.

Les iskristes, quant à eux, résolvaient la contradiction dans un sens opposé : celui d'un parti centraliste multinational dont les membres se regrouperaient dans toutes les régions, indépendamment de leurs appartenances nationales ou autres. De la sorte, le Bund disparaîtrait en tant qu'organisation distincte disposant de sa propre centralisation. c'est-à-dire de fait en tant qu'organisation parallèle au POSDR puisque présente dans plusieurs régions de Russie. En revanche, les iskristes réaffirmaient leur adhésion au principe de l'autonomie qui signifiait, selon eux, que les socialistes juifs disposeraient d'une autonomie locale, et ceux des autres nationalités d'une autonomie régionale, dans l'application de la même politique centrale du parti.

Le Bund rejeta catégoriquement les propositions des iskristes. Ce faisant, il ne cherchait pas à protéger, comme on pourrait le croire, une quelconque particularité politique : si les bundistes avaient accepté de se fondre dans le POSDR, ils en auraient certainement constitué la majorité, puisque leur nombre dépassait l'effectif total des autres organisations représentées au congrès de 1903. Le refus de fusionner des bundistes procédait, en fait, d'un souci purement nationaliste de ne pas « dissoudre » l'organisation des travailleurs juifs dans le creuset d'un parti multinational qui devait inévitablement, tôt ou tard, comprendre une majorité de non-Juifs !

Lénine répondait à cette « crainte » lorsqu'il écrivait (15 février 1903) : « L'"autonomie" des statuts de 1898 garantit au mouvement ouvrier juif tout ce dont il peut avoir besoin : la propagande et l'agitation en yiddish, des publications et des congrès, la présentation de revendications particulières dans le développement du programme social-démocrate unique commun et la satisfaction des besoins locaux et des revendications locales découlant des particularités du mode de vie israélite. Pour tout le reste, la fusion complète et la plus étroite avec le prolétariat russe est nécessaire, indispensable dans l'intérêt de la lutte de tout le prolétariat de Russie. Et, quant au fond même des choses, il n'y a aucune raison de craindre que cette fusion n'entraîne une "majorisation" quelconque, puisque précisément l'autonomie constitue une garantie contre l'intrusion de la majorité dans les questions particulières du mouvement juif, tandis que dans les questions de la lutte contre l'autocratie, de la lutte contre la bourgeoisie de toute la Russie, nous devons agir en tant qu'organisation de combat unie et centralisée, nous devons nous appuyer sur l'ensemble du prolétariat sans distinction de langue et de nationalité, d'un prolétariat soudé dans un effort commun constant de résolution des questions théoriques et pratiques, tactiques et d'organisation, et non pas créer des organisations marchant séparément, chacune suivant son chemin, non pas affaiblir les forces de notre attaque par un fractionnement en de nombreux partis politiques distincts... »

La participation des bundistes au congrès de 1903 se solda par leur retrait avant la fin, en manière de scission du POSDR, après que les autres congressistes eussent rejeté unanimement leur proposition de reconnaître le Bund comme seul représentant du prolétariat juif et, partant, seule organisation habilitée à mener une activité social-démocrate parmi les travailleurs juifs. Cette proposition résumait en substance les conceptions nationalistes et fédéralistes du Bund. Il en découlait non seulement que le POSDR ne représentait pas l'ensemble des ouvriers de Russie y compris les ouvriers juifs, mais aussi que les membres juifs non bundistes du parti ne représentaient qu'eux-mêmes !

Les délégués de la Social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie (7) (SDKPiL) étaient également présents au Deuxième Congrès du POSDR, conformément à la ligne de leur organisation qui défendait ardemment le principe du parti ouvrier multinational pour tout l'Empire russe. Ils se retirèrent eux aussi du congrès, mais pour des raisons diamétralement opposées à celles qui provoquèrent le départ des bundistes. La marge de divergence possible sur les questions organisationnelles entre les délégués de la SDKPiL et les congressistes du POSDR était très étroite. L'accord était total entre eux sur le principe de construction du parti. Il est vrai que ceci n'excluait pas la possibilité de désaccords sur l'application : il y eut bien, d'ailleurs, quelques marchandages à ce sujet entre les deux parties. Cependant, le différend ne pouvait être que limité et secondaire, dés lors que le principe de l'autonomie régionale approuvé par le POSDR était de nature à satisfaire la direction de la SKDPiL et à lui ôter toute « crainte ». Cette dernière, en effet, était une organisation régionale, contrairement au Bund, ce qui lui permettait de maintenir sa structure organisationnelle, malgré son rattachement au parti pan-russe, et d'exercer une large « autonomie » en sa qualité de branche unique du parti dans les provinces de Pologne et de Lituanie (8).

Ce qui provoqua toutefois la colère de la SDKPiL et le retrait de ses délégués du congrès de 1903 fût la parution d'un article de Lénine dans l'Iskra (15 juillet 1903), où celui-ci affirmait que le programme de la social-démocratie russe « n'exclut pas du tout que le prolétariat polonais adopte comme mot d'ordre une république polonaise libre et indépendante, quand bien même la probabilité de sa réalisation avant l'avènement du socialisme serait tout à fait infime ». La direction de la SDKPiL fût très irritée par cet article, bien qu'il fût consacré en majeure partie à la critique de son adversaire, le PSP. Elle exigea, suite à sa parution, que soit amendé le projet de programme du POSDR de manière à en éliminer l'idée du droit des nations opprimées à la séparation étatique. Cette exigence fût bien sûr repoussée, en vertu de quoi la direction de la SDKPiL décida de ne plus adhérer au parti. Ainsi, alors que le Bund avait fait scission en raison de son nationalisme, la SDKPiL s'était retirée en raison de son extrême aversion pour le nationalisme !

Le « Congrès d'unification » - 1906

La révolution de 1905 eut un fort effet centralisateur sur le mouvement ouvrier révolutionnaire de Russie, effet qui poussa la plupart des organisations nationales dudit mouvement à unifier leurs forces. Ainsi, à l'exception de quelques groupes plus nationalistes que socialistes dont une organisation ukrainienne et une arménienne, diverses organisations ouvrières fusionnèrent dans le cadre du POSDR. Cette fusion fut ratifiée par le Quatrième Congrès du parti, tenu en 1906 et connu sous le nom de Congrès d'unification.

Y prirent part, outre les représentants des deux fractions menchevik et bolchevique du POSDR, ceux de la SDKPiL, du Parti social-démocrate de Lettonie (9) et même du Bund dont la direction avait subi une forte pression de la base pour l'amener à participer à l'unification. Pour se rendre compte de l'importance de l'événement, il faut considérer la taille des organisations impliquées. Selon les chiffres avancés par Lénine, le POSDR comptait trente et un mille membres, le parti letton quatorze mille, la SDKPiL vingt-six mille et le Bund trente-trois mille membres ! La résolution d'unification adoptée par le congrès de 1906 était fondée sur une plate-forme proposée par la fraction bolchevique et rédigée par Lénine.

Au sujet de l'« attitude à l'égard des partis social-démocrates nationaux », celle-ci proposait ce qui suit: « 1. Il est indispensable de prendre les mesures les plus énergiques en vue d'obtenir le plus rapidement possible la fusion de tous les partis social-démocrates nationaux de la Russie en un seul Parti ouvrier social-démocrate de Russie ; 2. la base de l'unification doit être la fusion complète de toutes les organisations social-démocrates de chaque localité ; 3. le parti doit garantir réellement la satisfaction de tous les intérêts de parti et de tous les besoins du prolétariat social-démocrate de chaque nationalité, en tenant compte notamment des particularités de son mode de vie et de sa culture ; les moyens d'assurer ces garanties peuvent être les suivants : organisation de conférences spéciales des social-démocrates de telle nationalité, représentation des minorités nationales dans les institutions locales, régionales et centrales du parti, création de groupes spéciaux de littérature, d'édition, d'agitation, etc. »

Cette base d'unification comportait une sorte de troc : fusion totale des organisations de base en fonction du territoire (par exemple : regroupement des militants polonais, juifs et russes habitant la même ville dans une seule organisation locale), avec l'octroi, en échange, de garanties aux minorités nationales prévoyant leur représentation dans les organes dirigeants du parti à tous les niveaux — des directions locales à la direction centrale. A cet effet, il fut décidé de réserver deux sièges pour le Bund, deux autres pour la SDKPiL et un siège pour le parti letton au comité central du POSDR (en plus des trois sièges des bolcheviks et des sept des mencheviks). Cet arrangement ne posait aucun problème aux organisations de Pologne-Lituanie et de Lettonie, bien que leur soumission réelle au centralisme du POSDR fût très inégale au cours des années suivantes.

Pour le Bund. en revanche, le problème était considérable, dans la mesure où l'application du principe de fusion des organisations de base signifiait, dans son cas, son auto dissolution en tant qu'organisation structurée à l'échelle pan-russe, comme il a déjà été expliqué. De fait, le Bund ne tarda pas à renoncer ouvertement au principe de la fusion, dont il n'avait d'ailleurs jamais été convaincu (10). Il maintint l'essentiel de ses structures (quelques unes optèrent pour la fusion localement), en tant qu'organisation indépendante, parallèle au POSDR, ce qui ne l'empêcha pas, du reste, de prendre part à certaines manœuvres fractionnelles au côté des mencheviks durant les années qui suivirent.

II. La conception internationaliste révolutionnaire du parti prolétarien

A la lumière de l'exposé historique qui précède et de quelques considérations complémentaires, nous essaierons de résumer les principes de la conception internationaliste révolutionnaire de la construction du parti prolétarien. C'est à dessein que nous disons « inter-nationaliste révolutionnaire » au lieu de « léniniste », car nous avons déjà expliqué que ladite conception n'était pas propre aux seuls bolcheviks, mais qu'ils la partageaient avec les mencheviks, Rosa et ses camarades, et d'autres non-« léninistes ».

1. Le parti de la classe ouvrière.

Le marxisme est l'arme théorique du prolétariat dans sa lutte de classe contre le capitalisme et pour le socialisme. Cette vérité élémentaire implique que la lutte nationale, même si les marxistes l'assument là où ils la jugent progressiste, ne saurait être pour eux plus qu'une lutte transitoire, toujours subordonnée à leur considération suprême : l'intérêt de la lutte de classe du prolétariat. Il s'ensuit que le marxisme est en contradiction totale avec le principe nationaliste d'organisation des ouvriers, qui les trie selon leurs appartenances nationales. Il est, de ce fait, en contradiction avec le principe du fédéralisme national dans la construction du parti ouvrier.

L'organisation des ouvriers sur la base du marxisme authentique ne peut être nationale que dans sa forme, c'est-à-dire en les organisant tous ensemble, quelle que soit leur nationalité, au niveau de l'Etat-nation en tant que cadre naturel de leur lutte immédiate. Les organisations de forme nationale ainsi créées doivent, en même temps, s'insérer dans une association internationale incarnant la lutte du prolétariat mondial. Comme le dit le Manifeste du Parti communiste, ce texte fondateur du marxisme : « Dans la forme, mais nullement dans le fond, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie revêt tout d'abord un caractère national.

Naturellement, le prolétariat de chaque pays doit en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie. » Or la première des deux caractéristiques qui distinguent les communistes des autres partis ouvriers, toujours selon le Manifeste, est que « dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier, sans considération de nationalité ».

L'organisation des ouvriers sur la base de leurs différentes nationalités, dans la même région, contrevient à la tâche fondamentale des marxistes, qui est de développer et de radicaliser la conscience de classe prolétarienne. Le militant bolchevik Staline, confronté à la question nationale dans toute sa complexité au cours de sa pratique militante dans sa propre région, a été en mesure de vérifier cette évidence. Dans sa célèbre brochure, le Marxisme et la question nationale, il écrivait en 1913 : « En s'organisant sur la base de la nationalité, les ouvriers se renferment dans leurs coquilles nationales en se séparant les uns des autres par des barrières d'organisation. Ce qui se trouve souligné, ce n'est pas ce qu'il y a de commun entre les ouvriers, mais ce qui les distingue les uns des autres. Ici l'ouvrier est avant tout membre de sa nation : Juif, Polonais, etc. Il n'y a rien d'étonnant si le fédéralisme national dans l'organisation cultive chez les ouvriers l'esprit d'isolement national. »

2. Le parti de la révolution prolétarienne

L'objectif fondamental de tout parti marxiste est le renversement de la bourgeoisie et l'instauration de la dictature du prolétariat. La force de celui-ci résidant dans son unité face à la bourgeoisie dont la force est incarnée par son Etat centralise, il s'en suit que l'organisation du prolétariat en un parti unique « dans les frontières d'un Etat » et « quelles que soient les différences d'ordre national, religieux ou professionnel entre ces membres de la même classe», comme le dit Rosa Luxemburg dans le texte de 1904 cité au début de cet article, est une «tendance naturelle» du marxisme.

La bourgeoisie d'un Etat est l'ennemie de classe de l'ensemble des ouvriers de cet Etat, mais elle n'est pas le plus souvent l'« ennemie nationale » de tous ces ouvriers. De même, la bourgeoisie d'un Etat comprend souvent des membres de la nationalité opprimée aux côtés de ceux de la nationalité dominante. C'est pourquoi l'organisation des ouvriers sur la base de la nationalité n'a pas seulement pour conséquence de diviser les rangs du prolétariat et donc de l'affaiblir, mais comporte aussi une « tendance naturelle » à ce que les ouvriers voient en chaque bourgeois le membre d'une nation, qui peut être la leur, au lieu de voir le membre d'une classe qui, dans tous les cas n'est pas la leur. De la sorte, comme l'affirme Rosa dans le même texte : « A la place de programmes politiques conformes aux intérêts de classe, on élaborerait des programmes nationaux. Le sabotage du combat politique unitaire mené par le prolétariat dans chaque Etat serait consacré dans son principe par une chaîne de luttes nationales stériles. »

Les marxistes, quant à eux, voient dans la centralisation des forces du prolétariat au niveau de l'Etat, en refusant toute division verticale de ses à tous les niveaux - des directions locales à la direction centrale. A cet effet, il fut décidé de réserver deux sièges pour le Bund, deux autres pour la SDKPiL et un siège pour le parti letton au comité central du POSDR (en plus des trois sièges des bolcheviks et des sept des mencheviks). Cet arrangement ne posait aucun problème aux organisations de Pologne-Lituanie et de Lettonie, bien que leur soumission réelle au centralisme du POSDR fût très inégale au cours des années suivantes.

Pour le Bund, en revanche, le problème était considérable, dans la mesure où l'application du principe de fusion des organisations de base signifiait, dans son cas, son auto-dissolution en tant qu'organisation structurée à l'échelle pan-russe, comme il a déjà été expliqué. De fait, le Bund ne tarda pas à renoncer ouvertement au principe de la fusion, dont il n'avait d'ailleurs jamais été convaincu (10). Il maintint l'essentiel de ses structures (quelques-unes optèrent pour la fusion localement), en tant qu'organisation indépendante, parallèle au POSDR, ce qui ne l'empêcha pas, du reste, de prendre part à certaines manœuvres fractionnelles au côté des mencheviks durant les années qui suivirent.

3. Le parti de la révolution permanente

Ce qui précède n'est-il pas en contradiction avec la formulation par Trotsky de la théorie de la révolution permanente, qui stipule que la dictature du prolétariat dans les pays arriérés résout « en premier lieu » les tâches démocratiques et de libération nationale, et dans ce but « prend la tête de la nation opprimée » ? N'est-ce pas une confirmation du point de vue de Rosa Luxemburg, qui refuse que le parti du prolétariat prenne en charge les aspirations nationales sous prétexte que la révolution socialiste abolira les raisons de leur existence ? En d'autres termes, ce qui a précédé n'est-il pas en contradiction avec la défense par Lénine du droit des nations à l'autodétermination ? Comment est-il possible de préconiser la fédération des nations et refuser, en même temps, le principe du fédéralisme national dans l'organisation des ouvriers ? Ce sont là des questions et des arguments qui continuent à être formulés et qu'il nous faut aborder.

La première chose à réfuter, à cet égard, est la fausse logique qui veut que l'instrument-organisation doive être à l'image de l'objectif-société pour lequel il lutte. C'est cette même logique qui conduit les anarchistes à rejeter le centralisme de l'organisation révolutionnaire, sous prétexte que les communistes luttent pour une société sans Etat, c'est-à-dire sans pouvoir central. Ce raisonnement est fondé sur un sophisme évident : il suppose que l'organisation révolutionnaire est l'embryon de la société communiste qui croit dans le sein de la société capitaliste jusqu'à son éclosion. L'organisation, selon cette logique, est la matérialisation du projet et non simplement l'outil de sa réalisation.

A l'inverse de cette conception idéaliste, le marxisme considère que l'organisation n'est rien de plus qu'un instrument pour diriger la révolution et le passage du capitalisme au socialisme, l'instrument de la transformation et non le prototype de l'objectif final. Partant, la validité et l'efficacité de l'instrument se mesurent avant tout à sa capacité de transformer ; c'est-à-dire, en ce qui concerne l'organisation révolutionnaire, sa capacité à diriger la classe ouvrière vers la destruction de l'Etat bourgeois. Nul besoin d'être docteur en dialectique pour comprendre que cette tâche requiert une centralisation des forces du prolétariat, de même que la transition au socialisme requiert la dictature transitoire du prolétariat.

Comme l'écrivait Trotsky dans le chapitre sur « La question nationale » de son grand ouvrage sur l'Histoire de la révolution ; « L’organisation révolutionnaire n'est pas le prototype de l'Etat futur, elle n'est qu'un instrument pour le créer. L'instrument doit être adéquat pour la fabrication du produit, mais ne doit nullement se l'assimiler. C'est seulement une organisation centraliste qui peut assurer le succès de la lutte révolutionnaire - même quand il s'agit de détruire l'oppression.»

Es-ce à dire, à l'instar de Rosa au sujet de la Pologne, que l'oppression nationale ne peut être abolie à moins d'une révolution socialiste ? Doit-on en conclure, comme le faisaient démagogiquement les nationalistes du PSP, que la nation opprimée doit attendre patiemment que la révolution socialiste ait lieu chez la nation oppressive ?

C'est Lénine qui fit la meilleure réponse à ces derniers - dans son article déjà cité, qui suscita la colère de la SDKPiL et le retrait de ses délégués du Deuxième Congrès du POSDR. en 1903. Il répondit en substance: nous n'excluons pas de manière absolue (comme le fait Rosa) la possibilité que la Pologne se détache de l'Empire russe, avant que la révolution socialiste ne triomphe dans celui-ci, bien que nous croyions que cette éventualité soit très peu probable. Mais ce dont il s'agit en tout cas, ce n'est pas que le prolétariat polonais renonce à la lutte contre le joug national qu'il subit pour lutter au côté du prolétariat russe contre le joug social. Ce dont il s'agit, c'est que le prolétariat de toutes les nationalités s'unisse dans une vaste et puissante lutte contre toutes les formes d'oppression, y compris bien sûr l'oppression nationale. Même si l'objectif national se limitait au « morcellement de la Russie », le chemin de sa réalisation ne passerait pas par le « morcellement des forces du prolétariat », mais au contraire par leur unification et leur centralisation. Car seules les forces du prolétariat uni peuvent paralyser la force de l'Etat tsariste, condition minimale absolue sans laquelle l'indépendance de la Pologne restera un rêve ou une divagation.

Il faut noter que Lénine, dans cette réponse, ne s'attacha nullement à dénoncer le séparatisme, dans lequel il ne vit jamais le « mal absolu » - à la différence des chauvins qui usurpent la qualité de « léniniste ». Il répondit au PSP du point de vue de l'analyse concrète des conditions concrètes de lutte, pour établir que l'intérêt supérieur du prolétariat polonais, même si celui-ci épousait la cause séparatiste, exigeait qu'il fusionnât sa propre force avec celles du prolétariat des autres nationalités de Russie. C'est-à-dire que Lénine, à l'instar de Rosa (voir plus haut) mais bien plus clairement, ne défendait pas l'idée du parti centraliste multinational au niveau de l'Etat dans son ensemble, en tant que « principe sacré », mais en se fondant sur des considérations relatives à la stratégie révolutionnaire, dont le parti révolutionnaire est l'instrument par définition.

Aborder le problème de cette manière, sous l'angle de la stratégie révolutionnaire, implique que des exceptions doivent être envisagées au principe d'un parti pour un Etat (rappelons que nous ne traitons ici que de situations de continuité territoriale). Ainsi, dans les cas où le rapport des forces entre l'Etat oppresseur et la nationalité opprimée est, de façon permanente ou même conjoncturelle, de telle sorte que celle-ci peut objectivement conquérir son indépendance par ses propres forces - alors, la constitution d'un parti séparé dans sa région devient possible et légitime d'un point de vue prolétarien. Ce parti est alors l'instrument d'une stratégie révolutionnaire distincte, propre à cette région, mais recrutera ses militants, en tout état de cause sur une base territoriale et non nationale. Nous disons seulement que cette éventualité devient possible et légitime, et non nécessaire ou inéluctable, car le critère décisif reste, en dernière instance, l'analyse concrète du cours réel de la lutte du point de vue de l'intérêt général du prolétariat, toutes nationalités confondues.

Deux cas types peuvent faire de l'éventualité mentionnée la plus appropriée : 1 ) le cas où les masses laborieuses de la nationalité oppressive sont dans une profonde léthargie, ou bien politiquement arriérées et en solidarité chauvine avec leur bourgeoisie, tandis que les circonstances se prêtent à la mobilisation des masses de la nationalité opprimée vers la conquête de leur émancipation nationale - dans le cadre d'un rapport des forces qui permette objectivement la réalisation de cet objectif par leurs propres forces (c'était d'ailleurs la condition de départ) : 2) le cas où des circonstances surgissent, telles qu'une guerre ou une insurrection, qui entraînent une paralysie prolongée de l'Etat oppresseur, de sorte que les masses de la nationalité opprimée deviennent en mesure d'arracher leur indépendance nationale sur leur territoire alors que les conditions subjectives du prolétariat de l'Etat dans son ensemble ne suffisent pas a ce qu'il s'empare du pouvoir central. Dans les deux cas, la formation d'un parti prolétarien sépare sur la base de la lutte séparatiste peut devenir une condition indispensable pour couper le chemin a la bourgeoisie de la nationalité opprimée, qui n'hésitera pas à tenter d'exploiter les circonstances à son profit.

4. L'autonomie dans le cadre du centralisme

En outre, le fait de conférer un caractère de classe, socialiste, à la lutte séparatiste des masses de la nationalité opprimée est une condition nécessaire pour gagner la sympathie du prolétariat de la nation oppressive et faire mûrir son mouvement, au lieu que sa bourgeoisie puisse le mobiliser sur des bases chauvines contre les « séparatistes ». Dire que seules des circonstances particulières ou exceptionnelles peuvent justifier la formation d'un parti sépare du prolétariat de la région d'une nationalité opprimée, dans les frontières d'un Etat plus large, ne signifie aucunement qu'en règle générale, c'est-à-dire dans le cas du parti centraliste multinational, les particularités de la lutte des diverses nationalités doivent être gommées. C'est Lénine lui-même, ce centraliste par excellence, ce «jacobin» légendaire, qui insista le plus sur la nécessite que les organisations régionales et même locales du parti disposent d'une autonomie dans l'application de la politique centrale du parti. Il précisa, en réponse a un bundiste, que l'autonomie ne saurait être réduite a une simple question « technique », telle que la question linguistique, mais comprend fondamentalement la tâche d'adapter la politique du parti aux diverses sortes de particularités locales et régionales.

« Un seul point du programme est applique différemment selon les différences des conditions de vie, de culture, de corrélation des forces sociales dans les diverses régions du pays, etc. L'agitation pour une seule et même revendication du programme est effectuée selon des méthodes diverses, en diverses langues, compte tenu de toutes ces différences. Ainsi donc, en ce qui concerne spécialement le prolétariat d'une certaine race, d'une certaine nation, d'une certaine région, l'autonomie signifie que la formulation des revendications spéciales présentées en vertu du programme commun, le choix des méthodes d'agitation, dépendent de la décision indépendante de l'organisation intéressée. Le parti dans son ensemble, ses organismes centraux établissent les principes fondamentaux généraux du programme et de la tactique ; quant aux différentes méthodes d'application de ces principes dans la pratique et dans l'agitation, elles sont arrêtées par les différentes organisations du parti subordonnées au centre, en conformité avec les différences locales, raciales, nationales, culturelles, etc. » (Lénine, dans Mradu 22 octobre 1903)

Lénine veilla à ce que toutes les nationalités obtiennent le maximum de garanties à l'intérieur même du parti : cette vérité historique a été occultée en raison de sa contradiction avec le mythe du centralisme « militaire » dans le Parti bolchevique avant 1917, mythe qui fût consacré par le stalinisme parce qu'il convenait à ses méthodes organisationnelles dictatoriales, mais qui naquit néanmoins avant le stalinisme. Lénine lui-même contribua à le créer, quand il fut contraint d'insister exclusivement sur le centralisme au cours des premières années de la révolution russe, années de guerre et d'encerclement. Nous avons déjà cité les garanties proposées, à titre d'exemple et non exhaustivement, par le fondateur du bolchevisme, au congrès de 1906 : « Organisation de conférences spéciales des sociales-démocrates de telle nationalité, représentation des minorités nationales dans les institutions locales, régionales et centrales du parti (dans un rapport rédigé la même année, Lénine précise: "représentation proportionnelle" - S. J.), création de groupes spéciaux de littérature, d'édition, d'agitation, etc. » Quels sont aujourd'hui les partis multinationaux, « socialistes » ou « communistes », dans lesquels les membres des minorités nationales jouissent de telles garanties ?

Certes, en contrepartie des garanties, il y a la condition qui constitue la différence qualitative entre le fédéralisme national et le centralisme multinational, à savoir le rejet catégorique du principe national dans la formation des organisations de base et l'adoption de l'unité territoriale (locale et régionale) comme fondement exclusif de l'organisation du parti. Le critère de répartition des groupements du parti, tels que les cellules, dans la même localité, ne saurait en aucun cas être l'appartenance nationale des militants (bien entendu, si tous les militants de la même localité appartiennent à la même nationalité, le problème ne se pose pas), mais uniquement les considérations relatives à l'activité socioprofessionnelle ou au district de résidence. C'est ce principe d'organisation qui fût le critère du succès de l'« unification » de 1906 et la raison de l'échec de la fusion avec le Bund. Lénine le reconfirma après qu'eût été consacrée, à partir de 1912, la scission du POSDR et la constitution de la fraction bolchevique en parti séparé.

« Ainsi, tout l'ensemble des conditions économiques et politiques de Russie exige de la social-démocratie qu'elle pratique inconditionnellement la fusion des ouvriers de toutes nationalités au sein de toutes les organisations prolétariennes sans exception (politiques, syndicales, coopératives, éducatives, etc.). Pas de fédération dans la structure du parti, pas de constitution de groupes social-démocrates nationaux, mais unité des prolétaires de toutes les nations dans une localité donnée, propagande et agitation dans toutes les langues du prolétariat du lieu, lutte commune des ouvriers de toutes les nations contre tous les privilèges nationaux, quels qu'ils soient, autonomie des organisations locales et régionales du parti. » (Lénine, Thèses sur la question nationale, juin 1913)

Est-ce à dire que les minorités nationales dispersées au sein d'une majorité sur l'étendue de son territoire national - ce sont, en général, des minorités immigrantes, que leur immigration soit ancienne ou récente (comme c'est le cas, par exemple, des masses immigrées du Maghreb en Europe occidentale contemporaine) - ne trouveront aucun canal organisationnel particulier pour s'occuper de leurs problèmes spécifiques, à la différence des nationalités concentrées dans une région qui jouiront de l'autonomie régionale ? C'est une question qu'il est légitime de poser, en fonction du principe exposé ci-dessus. La réponse se trouve déjà dans le fait que Lénine a toujours inclus dans ses propositions de garanties organisationnelles, aussi bien en 1903 qu'en 1906 ou plus tard, la nationalité juive (yiddish) qui ne disposait pas d'un territoire propre de concentration résidentielle. C'est même au Bund précisément que Lénine proposa lesdites garanties, dans le cadre du débat avec cette organisation, qui était alors la plus grande des organisations socialistes de Russie ". Comment est-il possible de concilier, dés lors, le refus de constituer les groupements du parti ou ses cellules sur une base nationale, avec l'octroi aux militants appartenant a une minorité nationale de la faculté de s'adapter aux particularités de celles-ci, de mener l'agitation dans leur propre langue, et autres garanties, lorsque la minorité concernée est dispersée au sein de la majorité et que leurs lieux de résidence sont entremêlés ?

La solution, ce sont ces « groupes spéciaux de littérature, d'édition, d'agitation » à destination de la minorité nationale, figurant parmi les garanties proposées par Lénine et citées plus haut pour la deuxième fois. Ces « groupes spéciaux » ne sont pas des structures séparées, de statut identique à celui des organisations qui constituent l'armature du parti, mais des comités constitués au sein des organisations de base et dont les membres, tout en participant à ces dernières, mènent en plus une activité spécialisée en direction de la minorité nationale.

La même formule organisationnelle a été adoptée par la Troisième Internationale, à son Troisième Congrès (1921), au sujet des femmes (sexe opprimé mêlé aux hommes !). Elle est détaillée dans des Thèses pour la propagande parmi les femmes qu'il est utile de citer pour mieux préciser ce dont il s'agit : « Tout en se déclarant énergiquement contre toute espèce d'organisation séparée de femmes au sein du parti, des syndicats ou des autres associations ouvrières, le Troisième Congrès de l'Internationale communiste reconnaît la nécessité pour le Parti communiste d'employer des méthodes particulières de travail parmi les femmes et estime utile de former dans tous les partis communistes des organes spéciaux chargés de ce travail. (...) Ces organes pour le travail parmi les femmes doivent être des sections ou des commissions fonctionnant auprès de tous les comités du parti, à commencer par le comité central et jusqu'aux comités de quartier ou de district. (...) Le travail parmi les femmes doit être mené dans l'esprit suivant : unité dans la ligne politique et dans la structure du parti, libre initiative des commissions et des sections dans tout ce qui tend à procurer à la femme sa complète libération et égalité, ce qui ne saurait être pleinement obtenu que par le parti, en entier. Il ne s'agit pas de créer un parallélisme, mais de compléter les efforts du parti par l'activité et l'initiative créatrices de la femme. »

Telle est la formule organisationnelle qui permet de mettre en pratique les garanties proposées par Lénine (y compris les conférences spéciales), lorsqu'une minorité nationale est territorialement mêlée à la majorité, sans enfreindre au principe du parti ouvrier centraliste multinational.

5. L'« organisation nègre » : exception et non règle

Il nous reste à examiner le cas de l'« organisation nègre » (12) que le Parti socialiste des ouvriers (SWP) appela à constituer aux Etats-Unis, en 1939. Ce projet fut soutenu par Léon Trotsky, au cours des discussions qu'il eut, en avril de la même année, avec les dirigeants de ce parti qui fût un des piliers de fondation de la Quatrième Internationale. De prime abord, l'idée d'une « organisation nègre » semble être en totale contradiction avec le principe du parti multinational que le même Trotsky avait ardemment défendu durant les années de lutte contre le tsarisme en Russie et auquel il n'a jamais renoncé.

En fait, Trotsky considérait - comme, du reste, ses camarades américains - que le projet de 1939 était une entorse exceptionnelle au principe multinational, justifiée par des circonstances exceptionnelles et visant au bout du compte à renforcer celui-ci. L'« organisation nègre » devait être, aux yeux de Trotsky et des trotskystes américains, une organisation de masse et non un parti révolutionnaire, membre de l'Internationale, comme l'était le SWP qui regroupait dans ses rangs des militants de toutes nationalités et races". C'est la condition particulière du peuple noir aux Etats-Unis qui rendait nécessaire l'existence de ladite organisation, en tant que passage vers la construction du parti ouvrier révolutionnaire multinational et multiracial, celui-ci demeurant l'objectif stratégique fondamental.

Ainsi Trotsky, au cours de la discussion d'avril 1939, qualifiait-il le projet d'« école pré-politique » et s'interrogeait sur les raisons qui « déterminent sa nécessité » pour répondre: «Deux faits fondamentaux : que les larges masses des Nègres sont arriérées et opprimées et cette oppression est si forte qu'elles doivent la ressentir à tout moment ; qu'elles la ressentent en tant que Nègres.»

Cette conception du projet est exposée avec précision dans la résolution sur le « travail nègre» adoptée par le SWP en juillet 1939. et que nous citons: « Pour des raisons faciles à comprendre, le Nègre américain est profondément défiant envers tous les Blancs et de récents événements ont accru cette défiance. (...) De plus, la conscience politique naissante des Nègres prend, assez naturellement, la forme d'une volonté d'action indépendante, non contrôlée par les Blancs. (...) Le SWP propose donc que ses membres nègres. aidés et soutenus par le parti, prennent l'initiative et collaborent avec d'autres militants nègres pour la formation d'une organisation de masse nègre consacrée à la lutte pour les droits des Nègres. Cette organisation ne sera pas, ouvertement ou secrètement, une organisation périphérique de la Quatrième Internationale. Ce sera une organisation à laquelle les masses des Nègres seront invitées à participer sur la base d'un programme ouvrier correspondant aux luttes quotidiennes des masses d'ouvriers et de paysans nègres. Ce programme sera élaboré par l'organisation nègre elle-même, à laquelle les membres nègres de la Quatrième Internationale prendront part avec ni plus ni moins de droits que les autres membres. (...) Le soutien d'une telle organisation par le SWP ne limite en aucune façon le recrutement du parti parmi les Nègres et n'annule pas la lutte nécessaire pour l'unité des ouvriers noirs et blancs. Mais cette dernière voie a peu de chances d'être une large autoroute. Une organisation telle que celle qui est proposée est le moyen le plus probable d'amener les masses des Nègres à une action politique qui, bien que programmatiquement consacrée à leurs intérêts propres, devra inévitablement fusionner avec les luttes plus larges du mouvement ouvrier américain dans son ensemble. »

Ce n'est pas à titre de modèle historique à imiter que nous avons décrit le projet de l'«organisation nègre», tel que conçu par le SWP et soutenu par Trotsky en 1939. L'expérience historique n'a d'ailleurs pas prouvé, depuis, l'efficacité de ce projet tel qu'il fut envisagé. Si nous l'avons présenté ici, c'est pour confirmer que, en tout état de cause, il ne s'agissait alors, aux yeux de Trotsky et de ses camarades américains, que d'une formule exceptionnelle que rendaient nécessaire des conditions exceptionnelles, déterminées par la profondeur de l'oppression raciste aux Etats-Unis à cette époque historique (1939!). C'était en fait une voie exceptionnelle vers la création de conditions qui auraient permis que les masses laborieuses noires adhérent à la formule marxiste « classique », celle du parti ouvrier révolutionnaire multinational. C'était l'exception qui confirme la règle que nous avons expliquée tout au long de cet article. Il reste à appliquer cette règle selon les spécificités de chaque cas, le critère suprême demeurant l'intérêt de la lutte révolutionnaire du prolétariat !

Quatrième Internationale n°25, septembre 1987

Notes :

1.Cet article est traduit de l'original arabe paru dans le n° 3 (Miiraqa, revue communiste révolutionnaire pour toute la région arabe. [Note ajoutée pour la traduction française.]

2. Les principales sources de cet article sont les Œuvres complètes de Lénine, les écrits de Rosa Luxemburg, l'anthologie les Marxistes et Ici question nationale (éditions François Maspero, Paris), la biographie de Rosa par Péter Nettl et celle de Trotsky par Isaac Deutscher. (Lors de la rédaction de cet article, nous n'avions pas encore pris connaissance de l'ouvrage de Nathan Weinstock, le Pain de misère (éditions La Découverte, Paris), consacré à l'histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, et dont le premier tome contient de précieuses informations sur l'expérience du Bund en Russie - [Note ajoutée pour la traduction française.]

3. Les masses juives de Russie ne constituaient pas une simple minorité « religieuse », mais avaient des particularités nationales, à commencer par la langue yiddish qui leur était propre. Elles se distinguaient en cela des masses juives « assimilées » d'autres pays, tels que la France ou les pays d'Orient. Les Juifs de l'Empire russe subissaient une double oppression, religieuse et culturelle. Le rejet par les marxistes de l'idée de la « nation juive », éminemment réactionnaire il est vrai, visait l'idée sioniste selon laquelle les Juifs du monde entier constituent une même nation, en vertu de critères religieux et raciaux (le sionisme et l'antisémitisme sont les deux faces d'une même médaille!), nonobstant toutes les différences nationales existant entre les Juifs des différents pays - de même que pour les membres de toute religion vastement répandue sur la planète. En revanche, les Juifs d'Europe orientale, notamment ceux qui vivaient dans les frontières de l'Empire russe, avaient effectivement des caractéristiques nationales qui expliquent, par exemple, l'utilisation par Lénine à plusieurs reprises de l'expression « nation juive » et le fait qu'il citait les Juifs parmi les nationalités opprimées de l'Empire (bien que Lénine ait parfois cité un article de Kautsky qualifiant les Juifs de Russie de « caste » et leur niant la qualité de nation).

4. La faillite de ce choix exceptionnel devint, plus tard, un argument de plus pour les détracteurs du fédéralisme national. Lénine, en juin 1913: «Les circonstances obligent parfois les social-démocrates à se soumettre momentanément à telle ou telle solution de compromis ; mais ce ne sont pas des solutions de compromis que nous devons emprunter aux autres pays. ce sont des solutions social-démocrates conséquentes. Quant à emprunter l'infructueuse tentative autrichienne de compromis, cela est d'autant plus stupide aujourd'hui que, même en Autriche, elle a subi une faillite totale puisqu'elle a abouti au séparatisme et à la scission des social-démocrates tchèques. »

5. Les marxistes opposés au Bund, en Russie, refusaient l'« autonomie nationale culturelle », arguant de ce qu'elle conduisait à isoler les masses juives des masses non juives, en prévoyant un système et un programme d'enseignement propres aux Juifs. Ils opposaient à cette idée la revendication de l'égalité en droits des nationalités, notamment par l'enseignement du même programme d'instruction dans les diverses langues, sans discrimination.

6. Martov et Trotsky, tous deux d'origine juive, jouèrent un rôle éminent dans la réfutation des thèses du Bund, notamment au congrès de 1903 qui consacra la rupture de ce dernier avec les autres composantes de la social-démocratie russe.

7. Une organisation lituanienne avait fusionné avec l'organisation du royaume de Pologne en 1899.

8. Cette différence essentielle a échappe à Péter Nettl lorsqu'il a écrit que l'accord entre la SDKPiL et le POSDR sur la formule organisationnelle était peu probable, selon lui, à la lumière de l'expérience du Bund.

9. Le parti de Lettonie, fonde en 1904, avait décide l'année suivante de rejoindre le POSDR.

10. C'est la réponse a la question que pose Nathan Weinstock (op. cil.. pages 192 et 193) de savoir si - étant donne la similitude à des conditions acceptées en 1906 avec celles déjà proposées trois ans auparavant - la rupture survenue en 1903 n'était pas due plus au déséquilibre numérique entre le Bund et les autres composantes du POSDR qu'au fédéralisme nationaliste de l'organisation juive Weinstock, mû par une volonté de conciliation due sans doute a la sympathie qu'il porte à la fois au Bund et a la social-démocratie russe, répond par l'affirmative a sa question et « n'en veut de meilleure preuve que la facilite avec laquelle s'est opérée la réinsertion durable des bundistes des que le renforcement des sociaux-démocrates russes eût fait disparaître l'anomalie initiale ». Or cette dernière assertion est tout à fait erronée : c'est la rupture de 1903 qui est le fait durable par rapport auquel l'unification de 1906 ne tut qu'une brève parenthèse, le Bund ne s'étant jamais soumis aux résolutions du congres, pour les raisons que nous avons expliquées et qui expriment l'incompatibilité radicale entre le nationalisme organisationnel du Bund et l'internationalisme de la social-démocratie russe. Lénine, tirant le bilan de l'unification en 1913 (Œuvres complètes, tome 19, page 262) : « Le congres (de 1906) n'admet pas le principe de la fédération, et exige l'union sur le plan local entre social-démocrates de toutes nationalités. Ce principe est mis en pratique durant de longues années dans le Caucase, il est mis en pratique à Varsovie (: dans ces trois derniers centres, il est pratique contre le Bund separaiste,quis'estdétaché.Endécembrel908, le POSDR réuni en conférence adopte une résolution spéciale, confirmant l'exigence de l'unité entre ouvriers de toutes nationalités selon un principe autre que celui de la fédération de la décision du parti par les séparatistes bundistes aboutit à la faillite de toute cette fédération du pire type. »[ Note ajoutée pour la traduction française.]

11. Il est vrai que l'autonomie locale concernait aussi les Juifs, dans la mesure où ils étaient en partie concentrés dans des « zones de résidence »,ghettos obligatoires dans certaines villes et régions. Mais l'autonomie régionale (à l'échelle d'une province entière) ne les concernait pas.

12. Nous avons maintenu le terme« nègre » qui était alors couramment utilisé, avant qu'il n'acquière un caractère péjoratif par la suite.

13. Il faut noter le soin évident, en 1939,ànepasparlerde« parti nègre », mais seulement d'« organisation nègre ».

Voir ci-dessus