Les machos révolutionnaires
Par Lise Grejo le Vendredi, 21 Janvier 2005 PDF Imprimer Envoyer

Un curieux phénomène sévit dans le petit monde de l'extrême gauche: l'autorité existe à l'intérieur de ces organisations qui se revendiquent anti-autoritaires...

Un paradoxe qui n'en est pas un

Si la présence de rapports de domination au sein d'organisations révolutionnaires peut paraître paradoxale, elle n'a pourtant rien de surprenant. Ces organisations ne sont pas des bulles coupées du monde: les individu-e-s qui les forment ont intériorisé les valeurs de la société dans laquelle elles/ils ont grandi et reproduisent inconsciemment, qu'elles/ils le veuillent ou non, ce qu'elles/ils reprochent aux classes dominantes. La première étape de la lutte contre la domination au niveau global serait donc logiquement la prise de conscience que cette domination existe à l'intérieur même de l'organisation. Étape qui peut paraître relativement simple mais qui pourtant rencontre de nombreuses résistances: le fait que ces organisations déclarent se battre contre toutes les formes de domination délégitime d'éventuelles prises de position critiques en son sein. Le but de cet article est donc de mettre en lumière le fait que la domination est tout autant (re)produite dans les organisations révolutionnaires qu'ailleurs. Je m'intéresserai pour ce faire à cette forme particulière de domination qu'est la domination masculine.

Dans la composition

Au sein de ces organisations, la première chose frappante est de remarquer que parmi les militant-e-s, la proportions d'hommes est significativement plus élevée. Ce n'est pas un hasard. Les femmes désirant s'engager volontairement, ayant intériorisées qu'elles ne sont naturellement pas faites pour ce domaine d'activité, ne se tournent pas vers ces organisations. La domination masculine détermine la composition de la population qui constitue les organisations révolutionnaires, ces dernières devenant de fait des espaces pratiquement non mixtes. Que les hommes gardent le contrôle des sphères dominantes (dont la sphère politique fait partie) est en effet tout l'enjeu du genre.

Dans la division du travail

Frappant également est-il de remarquer que la répartition des tâches au sein de ce genre d'organisations est fortement sexuée. Aux hommes les discussions théoriques interminables. Aux hommes la "proposition des stratégies et des lignes d'actions". Aux hommes la présidence des débats. Aux hommes l'écriture des tracts et des articles. Aux femmes leur mise en page et/ou leur distribution. Aux femmes les comptes rendus de situations locales(1).

Aux hommes les tâches liées à des enjeux de pouvoir. Aux femmes les tâches exécutives, indispensables mais pourtant peu valorisées, voire invisibilisées. La domination distribue les sexes dans les différentes activités selon cette logique : "aux hommes, le choisir et aux femmes, le faire"(2). On peut faire ici un parallèle étonnant entre travail effectué par les femmes dans les organisations militantes et travail domestique. La division sexuelle du travail est également très marquée dans le "travail de la conversation"(3): les femmes, éduquées pour être sages et éviter l'affrontement, sont, dans les débats collectifs, complètement en retrait par rapport aux hommes, encouragés, eux, à s'affirmer depuis leur tendre enfance.

Dans les revendications politiques

La place faite au féminisme dans ces organisations est aussi très instructive. La plupart des questions féministes ne sont abordées qu'au sein d'une "commission femmes". "Dans les postes importants (comité exécutif), l'on retrouvera les hommes-blancs. Ceux-ci peuvent avoir la peau non-blanche et/ou pas-de-phallus. Par contre, leur façon d'être sera celle de l'homme-blanc (autoritaire, patriarcal, etc.). Celleux qui sont des non-hommes et des non-blancs ont trois choix: soit illes sont l'amiE des gens importants, soit illes s'impliquent dans le comité "identitaire", soit illes deviennent des hommes-blancs et s'impliquent dans les postes importants. [...] [Les comités femmes] sont, le plus souvent, de petits ministères de la condition féminine, et ce que le comité fait au sein de l'organisation ne doit jamais dépasser celle-ci, sinon ce serait la mort de l'organisation. On s'y contente, la plupart du temps, d'apporter des revendications, des ajustements, des campagnes Femmes comme un simple ajout à ce qui existe déjà, et non comme un dépassement"(4).

La domination détermine quels combats doivent être prioritaires. Le (triste) constat est en effet celui-ci: la gauche radicale, subordonnant la domination masculine à la domination capitaliste, a souvent relégué les combats féministes au second plan. Il faut pourtant que ce soit clair: l'ennemi principal n'est pas le capitalisme(5). Faire disparaître celui-ci ne fera pas disparaître la domination masculine.

Dans l'apprentissage des valeurs masculines

"Parce qu'elles sont le lieu de prise de décisions mais aussi d'élaboration de réflexions ou d'actions, les discussions collectives recouvrent des enjeux de pouvoir qui se manifestent de manière plus ou moins explicites"(6). Dans les réunions, les rapports de pouvoir s'exacerbent: on coupe et monopolise la parole, on affirme des points de vue de manière indiscutable, etc. Pour se faire entendre, il faut jouer le jeu: on y apprend les logiques de pouvoir. Comme tout groupe social, les organisations politiques constituent des vecteurs de socialisation: elles constituent des lieux de reproduction sociale de la catégorie de sexe dominante (les "hommes"). Autrement dit, c'est dans les organisations politiques qu'on acquiert des compétences politiques. Ces organisations étant pratiquement non mixtes, cet apprentissage s'adresse principalement aux hommes. Et quand bien même il y aurait des femmes, celles-ci occupent des postes subalternes et ne font pas la même expérience du militantisme.

Un effort conscient de structuration

Tout collectif contestataire est avant tout un espace hétérogène, un espace de confrontation de différents groupes sociaux(7). Les effets de ces rapports de pouvoir peuvent être, au niveau individuel ou collectif, désastreux. Xavier Dunezat émet en effet l'hypothèse, reconsidérant à la lumière des concepts féministes l'idée de cycle d'un mouvement social, que la démobilisation serait en partie due aux rapports de genre au sein des mouvements contestataires. Que la mainmise sur le pouvoir par des leaders autoproclamés, que les rivalités individuelles pour le pouvoir, que l'illusion démocratique de la procédure de décision, que l'utilisation de menace dans les rapports humains sont "autant d'éléments constitutifs du système patriarcal" et qu'ils sont "décisifs dans la progressive démobilisation des participantes et des participants à un mouvement social"(8).

Pourtant, "bien que chacun ait connaissance des nombreuses inégalités dans la société, il n'en est pas tenu compte dans les relations de groupe. Pour parer à ces inégalités "culturelles" et pour assurer des structures démocratiques, il faudrait au contraire faire des efforts conscients de structuration"(9). Bien que la domination s'exprime absolument partout, même dans les endroits où l'on s'y attend le moins, on peut atténuer ses effets. En repensant l'organisation. En pensant des dispositifs permettant d'éviter ces abus de pouvoir. Pour lutter plus efficacement. Le débat est ouvert.

(1) Kergoat D., Les infirmières et leur coordination, 1992.

(2) Duzenat X., Des mouvements sociaux sexués, 1998.

(3) Monnet C., La répartition des tâches ente les femmes et les hommes dans le travail de la conversation, 1998.

(4) Pour en finir avec les comités femmes: http://infokiosques.net/spip.php?article=264

(5) En référence au célèbre article de C. Delphy, L'ennemi principal, 1970.

(6) Débat sur les débats: http://infokiosques.net/article.php3?id_article=87

(7) Dunezat X., Des mouvements sociaux sexués, 1998.

(8) Idem.

(9) La jungle des militants prophètes: http://1libertaire.free.fr/MilitantProphete.html

Voir ci-dessus