Croissance ou décroissance
Par Gérard Vaysse le Jeudi, 06 Octobre 2005 PDF Imprimer Envoyer
Il est courant, dans les débats des milieux écologistes sur la croissance, de confondre la croissance des quantités de biens et de services avec la mesure de leur valeur monétaire. De même la quantité physique de la production des marchandises est trop souvent assimilée à la production humaine en général, qui pourtant ne se réduit pas au seul secteur marchand. Enfin, nous devons interroger la signification d'un cumul de grandeurs aussi hétérogènes que l'éducation et la production automobile, ramenées au seul étalon monétaire, qui sert à calculer le PIB et donc la croissance.

1. Que mesure la valeur monétaire des biens et service?

- Des produits dont le prix est stabilisé sont de plus en plus complexes. La puissance de calcul des ordinateurs double tous les 18 mois, les accessoires se multiplient (graveurs, ADSL, qualité d'image, ergonomie) alors que leur prix d'achat reste quasi inchangé, voire tend à diminuer. Nous avons là un développement vertigineux de la production que n'exprime pas leur valeur monétaire. Celle ci n'exprime que le total des prix unitaires et absolument pas la complexification du produit. Que cette production de capacité de cal-cul soit nécessaire et utilisée de manière optimale peut être évoqué, mais nul ne peut nier qu'avec un ordinateur qui coûte le même prix qu'il y a 20 ans on fait beaucoup plus de choses.

Le même raisonnement s'applique aussi, bien qu'à une échelle moindre, à la plupart des biens de consommation. Une voiture coûte toujours le même prix mais est de plus en plus complexe et sophistiquée, comporte un nombre croissant d'accessoires.

- Sur les produits émergents, la baisse des prix est spectaculaire. Les prix sont divisés par 10 pour les DVD de salon, divisé par 100 ou par 1000 pour certains médicaments dès lors qu'ils passent dans le domaine public. Prenons le cas d'un médicament dont le prix va être divisé par 100 lorsqu'il devient générique. Supposons que l'industrie pharmaceutique cesse de mettre de nouveaux médicaments sur le marché pendant 25 ans (hypothèse abstraite et purement pédagogique): tous les médicaments deviennent génériques et le chiffre d'affaires du secteur s'effondre. Nous aurions là un puissant facteur de décroissance sans que l'offre de médicaments efficaces n'ait besoin de baisser.

Ce raccourci caricatural exprime ce qui se passe tous les jours : les anciens produits (médicaments génériques, lecteurs de CD et DVD) continuent à se répandre alors que la part de la richesse qu'ils génèrent, quand elle est exprimée en termes monétaires, tend vers zéro.

- Les produits traditionnels: produits sidérurgiques, pétrole, charbon sont produits à coût de plus en plus faible. Les quantités fabriquées ou extraites continuent à croître de manière spectaculaire alors que leur part dans le PIB diminue. Nous sommes loin aujourd'hui de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier, ancêtre de la Communauté Économique Européenne. Ces productions étaient à l'époque structurantes dans l'économie des pays développés. Pourtant on utilise beaucoup plus d'énergie et de produits métallurgiques que dans les années cinquante. Les aciers sont plus sophistiqués (les voitures ne rouillent plus). Tout simplement leur prix a diminué du fait des évolutions de la productivité. Il y a beaucoup moins d'ouvriers sidérurgistes, et par conséquent relativement moins de valeur créée par la sidérurgie pour une production en perpétuelle augmentation. Il y a là une énorme augmentation des forces productives que n'exprime que faiblement la part de PIB générée par ces secteurs.

- Le développement scientifique n'est que faiblement comptabilisé. Plus personne ne paye aujourd'hui pour l'invention de la roue. On paye pour l'invention de certains médicaments ou de certains logiciels, mais pour peu de temps: 25 ans au maximum en ce qui concerne un produit donné. Ensuite toutes les inventions, qui ne sont plus couvertes par des brevets, finissent par s'intégrer dans les processus productifs sans être comptabilisées de quelque manière que ce soit.

Le développement scientifique, qui représente une part du développement des forces productives, ne génère une croissance du PIB que pendant le cours laps de temps où l'innovation est protégée par un brevet. Dès que tombe le brevet, la part de valeur monétaire dans la richesse nationale exprimée en termes monétaires, générée par l'innovation, s'effondre brutalement. Le Capital n'en garde pas moins le contrôle des forces productives de la science, mais ces dernières, tout en participant du pouvoir social du Capital, ne sont plus génératrices de profit. Seul un flux permanent d'inventions et d'innovations permet de compenser le flux permanent de démonétarisation des innovations passées.

- Les sauts qualitatifs ne génèrent en eux-mêmes aucune valeur monétaire nouvelle. Comment chiffrer la découverte du principe de la vaccination par Pasteur? La découverte du premier antibiotique? L'équation d'Einstein sur l'équivalence Matière - Énergie ? La mise en évidence de la structure chimique de l'ADN ? La réalisation du premier circuit intégré ? Ajouter la quantité de travail socialement nécessaire à ces découvertes (la valeur selon les normes marchandes) aux autres valeurs de production pour une mesure du PIB est parfaitement absurde. Et pourtant ces découvertes ont eu des incidences gigantesques sur la vie humaine et l'économie du XXe siècle. Elles ont servi de base à de nouveaux secteurs productifs.

2. Le rapport entre croissance des valeurs et développement des forces productives est sinon purement fortuit du moins très aléatoire.

- Le maintien en l'état de la production existante conduirait à un effondrement rapide des valeurs monétaires. Imaginons que l'on continue à construire le même nombre de voitures, sans y rajouter de nouveaux gadgets, et sans changer de modèle, c'est-à-dire en intégrant à ce type de production figé en nombre et en qualité toutes les innovations techniques afin d'améliorer une seule chose: l'efficacité des usines de production. Le prix de ces voitures va baisser. Dans un premier temps brutalement, car il est immédiatement soulagé du coût de l'innovation servant à changer de modèle, puis progressivement, car toutes les innovations sont consacrées à améliorer l'efficacité de cette production.

Il en est de même pour toutes les productions de biens matériels qui restent figées en l'état. Imaginons que tous les brevets tombent progressivement dans le domaine public sans que de nouveaux médicaments, de nouveaux logiciels, de nouveaux pesticides etc. ne soient développés. Toute la part de valeur monétaire générée par l'innovation s'effondrerait.

Cette société imaginaire, figée, ne verrait en rien sa nuisance écologique diminuée (toujours autant de voitures, toujours autant d'énergie fossile, toujours autant d'engrais et de pesticides), malgré une décroissance rapide des valeurs exprimées en équivalent monétaire.

- Le développement humain et écologique pourrait générer une forte croissance des valeurs exprimées en monnaie. Imaginons, une fois de plus comme pure hypothèse d'école, une société où seulement deux paramètres changent :

1. Le développement humain à travers l'amélioration de l'éducation et de la santé. Dans ce cas il y a plus d'enseignants et de soignants, le volume économique de ces secteurs est en augmentation.

2. Une transition énergétique qui vise à remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables. Dans l'état actuel des connaissances, on ne sait pas produire moins cher avec d'autres énergies que le pétrole et le gaz. Il faudrait donc consacrer une part plus grande de l'activité économique pour mettre en œuvre des éoliennes, de l'énergie géothermique, de l'énergie issue de la biomasse, de l'énergie solaire. Toutes choses égales par ailleurs, il faudrait plus de travail humain, qui générerait donc plus de valeur monétaire dans ce secteur devenu écologique que dans l'ancien système énergétique polluant.

Au total, les développements humain et écologique seraient facteurs de croissance des valeurs exprimées en termes monétaire. La première comme la deuxième hypothèse, décroissance polluante ou croissance écologique, sont irréalistes dans le système marchand. Mais leur valeur pédagogique consiste en ceci que les notions de croissance ou de décroissance, si elles s'expriment en valeur monétaire, sont totalement inopérantes pour fonder un projet écologiste.

- La destruction - reconstruction est un facteur de croissance. Les destructions causées par la tempête de décembre 1999 ont provoqué une croissance du PIB de l'ordre de 0,3%. Pour relancer l'industrie automobile, des gouvernements ont instauré la prime à la casse. De manière plus ample, les guerres sont un puissant facteur de relance économique.

Que mesure la comptabilité capitaliste dans le Tiers-Monde en mutation ?

Supposons un village de cultivateurs qui consomme 80%  de sa production, où 80% des vêtements sont confectionnés dans les familles. Si ce village est anéanti par l'exode rural, si ces paysans se retrouvent en ville, la même quantité de produits agricoles et de vêtements va maintenant passer par le marché. Elle va être produite, vendue et achetée au sein de l'économie capitaliste, ce qui va générer une augmentation spectaculaire de l'échange marchand. À supposer que ces gens obtiennent ta même quantité de biens mais que cette fois ils les achètent, la croissance capitaliste qui en découlera ne représentera que le transfert d'une production autarcique, non comptabilisée, vers l'économie de marché.

Cet exemple illustre une situation extrême où une croissance de type capitaliste peut recouvrir une croissance zéro de la production et parfois même une régression de forces productives totales (famine, exode rural, marchandisation de la pénurie). La croissance exprimée en termes monétaires a un rapport avec quelque chose de réel: la croissance de la quantité de forces productives contrôlées par le Capital et valorisées par la production-circulation de marchandises. Les taux de croissance parfois spectaculaires de certains pays émergents peuvent exprimer pour partie le passage à l'économie marchande d'une production pré-existante mais non marchande, comme la production alimentaire. (Cela dit, il ne faut pas tout ramener à ce phénomène, car l'exode rural et le développement urbain s'accompagnent souvent d'un développement industriel).

Dans le même ordre d'idées, des phénomènes identiques se produisent dans les pays développés avec le développement des services à domicile: le repassage et le ménage faits par du personnel salarié vont élever la valeur monétaire générée par les "services". L'activité devient marchande sans pour autant évoluer d'un point de vue quantitatif. Au total, à l'échelle du pays, il n'y aura pas plus de linge lavé, que la lessive soit faite par la famille ou par des travailleurs à domicile.

Que penser des corrections apportées aux résultats comptables des économies nationales pour aboutir à la notion de PIB ?

Si des prix baissent ou que des produits deviennent plus sophistiqués, ces variations sont affectées à l'indice des prix, au même titre que les augmentations qui touchent d'autres produits. Ainsi, les organismes nationaux de statistiques (type INSEE) obtiennent une évaluation du PIB, cumul des valeurs monétaires corrigées de l'inflation. De même, les productions non marchandes telles que l'autoconsommation alimentaire (jardins familiaux, autoconsommation paysanne) ou l'éducation publique sont estimées en équivalent monétaire et ajoutées aux autres valeurs marchandes réellement existantes. L'évolution du PIB ainsi calculée est l'indice de croissance qui sera publié. Par rapport à ce raisonnement, nous pouvons faire deux remarques :

1. Ce n'est pas parce que les lecteurs DVD valent 10 fois moins chers que le possesseur d'un lecteur DVD s'est appauvri. Ce n'est pas parce que les médicaments anti SIDA valent 100 fois moins chers que les malades sont moins bien soignés. De son côté, le capitaliste devra augmenter sa production pour compenser la baisse unitaire sinon il sera ruiné. Ce qui est un problème pour le capitalisme est donc parfois un avantage pour le citoyen. Or l'indicateur "PIB", pour peu que les corrections d'évolution de prix soient réalistes, est neutre par rapport à ces deux situations contradictoires.

2. Le Capital ne s'intéresse absolument pas à l'intégration dans le PIB d'une évaluation du secteur non capitaliste, pas plus qu'il n'est concerné par d'autres indicateurs de type "indice du bonheur humain" ou "indice de développement humain". Ou plutôt, il n'est concerné que de manière accessoire dans la mesure où ces indices ont des incidences sur la paix sociale et donc sur les possibilités de valorisation sans risques des capitaux investis. Le seul critère quantitatif que retient le Capital est le volume total des valeurs marchandes dont il se compose, sa seule source de profit.

La disparition de valeurs (fin de brevets, banalisation et simplification de la production) doit impérativement être compensée par l'apparition de nouvelles valeurs, quelle qu'en soit la provenance. Il lui importe peu, par exemple, qu'un pays du Tiers-Monde produise plus ou moins d'alimentation, ce qui lui importe c'est que l'industrie agroalimentaire capitaliste se développe, fût-ce au prix d'une régression nette de la quantité d'alimentation produite. De même il lui importe peu que les jeunes générations soient plus ou moins éduquées (au-delà des besoins de qualification de la main d'œuvre) mais il est tout à fait intéressé par le volume d'éducation qui passe par le secteur privé, fût-ce au prix d'une régression globale du niveau d'instruction. Enfin, il lui importe peu que nous soyons en bonne santé pourvu qu'une quantité croissante de soins soit exécutée et financée par le secteur privé, fût-ce au prix d'une moins bonne qualité des soins.

L'intégration dans une même notion de PIB de grandeurs non homogènes, en particulier le cumul du secteur marchand et non marchand, en fait un indicateur à la fois très éloigné des préoccupations des capitalistes et des besoins des citoyens. Sa croissance ou sa stagnation peuvent indiquer des choses tellement contradictoires que nous ne savons qu'en faire. Le Capital peut très bien croître sans croissance du PIB pourvu qu'il absorbe une part grandissante du secteur non marchand.

Quel lien entre croissance du PIB et pollution, quel lien entre croissance du PIB et services publics, quels liens entre croissance du PIB et transition énergétique ? Corrélation n'est pas raison. Prenons un exemple pour critiquer les fausses corrélations: "l'espérance de vie est la plus élevée dans les pays où il y a le plus de fumeurs ". Ce n'est pourtant pas que le tabac protège, c'est qu'un niveau de vie élevé favorise à la fois la consommation de tabac et la qualité d'alimentation et de soins. Gardons la même distance critique pour la croissance que pour la consommation de tabac: ni la croissance, ni la décroissance du PIB ne constituent en eux-mêmes des indices de progrès écologique ou humain.

3- Refusons la notion de croissance du PIB: pour défendre un projet social et écologique il faut imposer dans le débat la pluralité des valeurs d'usage.

Nous devons abandonner la catégorie de "PIB", à la base de la notion de croissance, dans les débats sur croissance - décroissance. Nous devons aller au plus près de la valeur d'usage, nous déconnecter de la valeur marchande et poser des questions concrètes et seulement celles-là: quel approvisionnement en eau, quel logement, quelle éducation, quelle santé, quels moyens de déplacement, etc.? Nous sommes, sans conteste possible, pour augmenter des productions, pour développer des forces productives particulières qui permettent d'améliorer la fourniture de certains biens et de services. La désignation des biens et services nécessaires est l'enjeu du débat politique.

Certains développements de forces productives n'ont pas ou très peu d'incidence écologique: l'éducation, la santé, la culture, les télé-communications. Pour d'autres, l'incidence écologique  peut être extrêmement variable selon les choix sociaux et techniques. Prenons l'exemple de l'approvisionnement en eau pour les besoins domestiques dans les grandes villes: les incidences ne seront pas les mêmes selon qu'il y a ou non des stations d'épuration, c'est-à-dire si l'équipement est fait à coût réduit ou à coût plus élevé, et d'une certaine façon s'il mobilise des petits moyens (chaque quartier place son tuyau, mais l'assainissement n'est pas traité, les égouts sont à ciel ouvert) ou des gros moyens techniques et industriels (la municipalité met en œuvre un plan global d'approvisionnement et d'assainissement). Une croissance forte et bien maîtrisée du secteur eau-assainissement est nécessaire au progrès écologique des villes du Tiers-Monde.

La question des transports est amplement débattue. Insistons quand même pour dire que l'offre en mobilité n'est pas dans un rapport rigide avec la pollution. Là interfèrent non seulement les modes de transports mais aussi les modes de vie, les loisirs, le marché du travail. En ne parcourant plus 50 kilomètres par jour pour aller au travail mais seulement 3, on peut avoir plus d'accès à la mobilité en faisant moins de kilomètres par an.

Soyons concrets, évitons les généralisations: les concepts globaux comme la croissance ou la décroissance sont des concepts fourre tout, ils ne fonctionnent qu'avec les catégories du Capital. Les adopter c'est adopter l'abstraction de la marchandise et de la valeur comme description de la réalité. Nous devons refuser de décrire le monde par la quantification des valeurs marchandes. Au contraire nous devons promouvoir l'idée d'un choix politique nécessaire pour des productions de valeurs d'usage. Produire davantage certaines choses peut être écologique, produire moins certaines autres peut être anti-écologique. Dire cela n'est pas contredire l'idée que, au moins dans les pays développés, il faudrait dès aujourd'hui produire et consommer moins de ferraille, moins de béton, moins de pétrole.

La difficulté est que les valeurs d'usage sont particulières, diverses, alors que la valeur marchande s'exprime dans une mesure unifiée: l'unité monétaire. Nous ne construirons jamais une mesure unifiée des valeurs d'usage, il faudra les traiter politiquement une à une.

Paru dans Critique communiste n°177, octobre 2005

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