Georges Orwell : La politique, passion et raison
Par Francis Sitel le Mardi, 07 Octobre 2003 PDF Imprimer Envoyer

"Ce mort continue à nous parler avec plus de force et de clarté que la plupart des commentateurs et politiciens dont nous pouvons lire la prose dans le journal de ce matin. Et pourtant, il demeure sinon inconnu, du moins largement mécompris", écrivait Simon Leys à propos de Georges Orwell en 1984 (1).

On connaît des politiques qui se piquent de littérature et des écrivains qui se mêlent de politique, mais peut-être que l'écrivain politique, ce qu'est George Orwell, relève d'une espèce ignorée, et difficile à acclimater. Si bien que de lui on ne retient souvent que 1984, brillante contre-utopie, unanimement saluée, quand on ne la réduit pas à une machine de guerre anticommuniste, comme un lucide avertissement des catastrophes dont menace la modernité.

Simon Leys a remarquablement montré en quoi c'est bien comme écrivain politique qu'Orwell peut être réellement apprécié, dans cette intime et indissociable combinaison qui fait sa particularité. Si on ne prend en compte que la politique, on en fait un propagandiste, avec force contre-sens, et si on ne considère que l'écrivain, on passera à côté de son véritable talent.

Malgré sa connaissance des grands écrivains anglais et français, Orwell a trouvé sa voie propre, incomparable, à partir d'une ascèse qui lui permis d'acérer son regard et d'épurer son écriture. Il nous livre des faits : la misère ouvrière dans le Nord de l'Angleterre, les rapports sociaux dans la société coloniale birmane, la guerre dans les tranchées de Catalogne, les geôles staliniennes de Barcelone... Une technique proche du reportage. Il faut obliger à regarder ce que nous refusons de voir, parce que trop distraits et trop attachés à notre petit confort matériel et intellectuel.

Mais c'est là travail d'écrivain. Car, pour voir, il faut disposer de la "capacité à saisir dans quelle sorte de monde nous vivons"; et dégager les faits du chaos du réel suppose une reconstruction intellectuelle et artistique, la compréhension des forces à l'oeuvre et la sensibilité aux correspondances secrètes entre des expériences apparemment disparates. Avant de réaliser ses grandes oeuvres, il aura fallu à Orwell accumuler les douleurs du jeune collégien humilié, le malaise du policier sensible aux injustices coloniales, les efforts répétés du bourgeois pour s'arracher à une classe haïe, et avoir vécu la tragédie de la révolution espagnole...

Dissection du stalinisme

Il maîtrise alors cette écriture qui est la sienne : froide et lisse, sans ornements, écarts ou ambiguïtés... Cette "esthétique de verre à vitre" qui l'éloigne de la tradition littéraire française. Mais dont il faut souligner l'efficacité au regard de l'essentiel : la dénonciation de la politique comme art de tromper. Car si la politique est langage, et le langage politique, c'est à ce prix : une commune capacité à, invisiblement, mentir et trahir. Qu'on songe à la "novlangue" de 1984, ou aux commandements de La Ferme des animaux (4) : ces traits cruellement ironiques qui, à la lumière du siècle passé, crient de vérité.

On pourrait dire que si Molière a eu l'audace et le génie de s'attaquer à l'hypocrisie religieuse, Orwell a su affronter la perversion politique, celle qui permet de retourner en son contraire un idéal, pour mettre au service d'un système maléfique l'élan révolutionnaire du peuple.

Il a vu que le fascisme ne peut être réduit à l'expression du capitalisme, mais se nourrit des aspirations socialistes qu'il pervertit. Et, surtout, il a compris le stalinisme, cette germination au coeur même de la révolution de son contraire, ce despotisme bureaucratique, rendu terrible par sa capacité à se nourrir des énergies militantes trompées. Ce qu'il a mis en scène dans 1984 et La Ferme des animaux.

Mais si, dans de tels labyrinthes, Orwell, malgré son ignorance du marxisme et son refus des partis, a su ne pas s'égarer, c'est grâce à une orientation politique. C'est ici qu'il convient de réfuter les lectures qui, voulant réduire son oeuvre à un simple témoignage contre le totalitarisme, voient en lui au pire un anticommuniste, au mieux un humaniste.

Orwell, sur la base de son expérience, fait montre d'un profond pessimisme à propos de la politique : "La politique par sa nature même, implique violence et mensonge." Mais elle est sa passion.

Pour rendre compte de cette contradiction, Bernard Crick parle d'un rejet de la politique (concrète) au nom de valeurs (non politiques) : "Si Orwell plaidait pour qu'on accorde la priorité au politique, c'était seulement afin de mieux protéger les valeurs non politiques." Simon Leys lui-même construit une analyse subtile autour du thème de "l'horreur de la politique", qui appelle discussion. Le paradoxe pourrait conduire à voir dans l'humanisme lucide d'Orwell une inclination au mysticisme. Et il est vrai que cet athée paisible apparaît sensible à la question du mal. De même, il reconnaît dans l'anarchisme espagnol, dont il se sent proche, une trace de religiosité.

La révolte comme boussole

Mais, précisément, Orwell a su tenir ferme sur ses valeurs politiques, celles du socialisme, et a compris qu'elles s'opposaient à toutes les escroqueries dont elles étaient l'objet. Sa boussole, fiable, est la révolte contre l'injustice et la misère. Et son idéal, celui de l'égalité entre les Hommes.

En Catalogne, il a découvert les monstruosités staliniennes, mais celles-ci n'ont pas pris en lui le dessus sur l'expérience chaleureuse de la Révolution, cette fraternité dans l'égalité. Il revient de l'enfer en expliquant "je crois au socialisme", et capable de lucidité quant à l'efficacité militaire des milices au regard des armées bourgeoises, et déclarant dignement : "Quand on a eu un aperçu d'un désastre tel que celui-ci [...], il n'en résulte pas forcément de la désillusion et du cynisme" (Hommage à la Catalogne).

Certes, il se méfie des catégories abstraites et des idéologies, mais il sait viscéralement de quel côté il est. "Je n'ai pas un amour particulier pour l'“ouvrier” idéalisé tel que se le représente l'esprit bourgeois du communiste, écrit-il dans Hommage à la Catalogne, mais quand je vois un véritable ouvrier en chair et en os en conflit avec son ennemi naturel, l'agent de police, je n'ai pas besoin de me demander de quel côté je suis." Et, à l'heure la plus sombre du stalinisme, il a su démasquer les policiers sous la diversité de leurs uniformes. Cela lui a permis de ne pas renoncer à ses convictions politiques, malgré son pessimisme profond quant à l'avenir qui leur apparaissait promis.

Un personnage peu commode sans doute, mais qui nous dit encore ce qu'est la liberté de penser et de dire la vérité. Et que si cette flamme est toujours menacée, c'est qu'elle est politique : "L'illusion, avertit-il, est de croire que, sous un gouvernement totalitaire, on pourrait demeurer intérieurement libre."

Paru dans « Rouge » n°2027, 24/07/2003

1. In Orwell ou l'horreur de la politique.

2. Particulièrement celui de Philippe Dagen paru dans Le Monde des Livres.

3. Un essai de Jean-Claude Michéa, à paraître, et la réédition de la biographie de Bernard Crick.

4. "Tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d'autres", (La Ferme des animaux).

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