Dossier : le Venezuela à la croisée des chemins
Par LCR-Web le Dimanche, 14 Octobre 2007 PDF Imprimer Envoyer

Le processus de la révolution bolivarienne et la construction du « socialisme du XXIe siècle » au Venezuela sont traversés aujourd’hui par des débats stratégiques d’importance. D’une part, le président Hugo Chavez a présenté un projet de réforme constitutionnelle ambitieux. Ce 12 octobre dernier, d’autre part, la constitution du Parti socialiste unifiée vénézuélien (PSUV) a été officialisée. Dans ce dossier, nous abordons les différentes questions soulevées par ces deux initiatives ainsi que l’état des lieux de l’économie vénézuélienne, afin de mesurer les défis qui sont à l’ordre du jour dans le processus révolutionnaire. Ce dossier a été réalisé en collaboration avec le site « Risal » (Réseau d’informations solidaires Amérique latine). (Photo: Sébastien Brulez)

Le Venezuela constitutionnalise le socialisme: « Tout le pouvoir à Chavez »?

Hugo Chavez l'avait annoncé dès mai 2006: le Venezuela va réformer sa constitution, qui devrait voir son contenu plus nettement teinté de rouge, lors d'un référendum en décembre prochain. Analyse et commentaire.

Par Frederic Lévêque

Il y a un an, à la veille d'une victoire électorale annoncée et incontestable - 62,84% des votes, 75% de participation, Hugo Chavez annonçait son intention d'autoriser constitutionnellement la réélection immédiate du plus haut dignitaire de l'État. Cette proposition, en plus de l'allongement du mandat (de 6 à 7 ans), a été amplement reprise à l'unisson par les médias pour accuser le président vénézuélien de vouloir devenir "président à vie". Alors que la réélection et la non limitation des mandats existent dans de nombreux pays "démocratiques"(1), Chavez, quant à lui, se voit coller l'étiquette de dictateur en devenir ou, selon un éditorial du New York Times de "démocrate, au moins techniquement".

De fait, la réélection "indéfinie" n'est pas un progrès démocratique. Juan Carlos Monedero, un des conseillers espagnols du président, se dit partisan de la non réélection "en théorie", mais, la théorie "doit aussi s'adapter à la réalité", affirme-t-il. "Seul Chavez est capable d'unifier les forces politiques de ce pays dans un projet de transformation sociale." (El Nacional, 27 août 2007). Un aveu de faiblesse de la révolution bolivarienne. Actuellement, son leadership(2) est une des conditions de la poursuite du processus bolivarien et surtout de l'unité de ses forces. Toutefois, quel que soit le nombre de mandats, le président vénézuélien devra à chaque fois se soumettre à l'épreuve des urnes pour gouverner et, probablement, pour conserver son poste, si l'opposition tente comme en 2004 d'organiser un référendum révocatoire à mi-mandat, comme l'autorise la constitution bolivarienne de 1999.

Qu'on aime ou pas le personnage Chavez, son style et ses contradictions, il faut reconnaître que depuis huit ans et les débuts de ladite révolution bolivarienne, nombre de choses ont changé positivement au Venezuela et en Amérique latine. L'"ancien putschiste", comme le répète à l'envi les médias, a largement contribué à faire évoluer le rapport de forces. Non pas en créant un modèle à suivre, mais en essayant de dessiner des pistes alternatives. Sans entrer dans les débats sur les chiffres et faire la liste exhaustive des conquêtes sociales, celles-ci sont notables en matière de santé, d'alimentation, d'éducation, de citoyenneté et de communication.

Surtout pour les plus pauvres, les exclus d'hier qui ont aujourd'hui la conviction d'être pris en compte. Ils sont d'ailleurs la cible du discours présidentiel et nombre de programmes sociaux -comme les fameuses Misiones- visent à renforcer leurs capacités de se prendre en main, l'estime d'eux-mêmes et leur autonomie.

On dit souvent que le pouvoir corrompt ou, du moins, modère les plus réformateurs. Le président vénézuélien serait-il l'exception qui confirme la règle ? En effet, il est loin le Chavez qui pensait organiser une rencontre sur la Troisième voie blairiste et qui sonnait la cloche à la bourse de New York. L'ambiguïté idéologique, bien qu'encore présente, a laissé la place à de vigoureux discours anti-impérialistes et anti-capitalistes, toujours très longs et parfois un brin théâtraux, mais cela fait partie du personnage.

Depuis sa réélection du 3 décembre dernier, le président et son gouvernement ont marqué la tendance par une série d'initiatives concrètes. Ils ont défini cinq moteurs nécessaires à la transition vers ledit "socialisme du XXIe siècle" : il y a d'abord la " loi habilitante ", à savoir de polémiques pouvoirs spéciaux octroyés au président par l'Assemblée nationale dans des domaines définis pour une période limitée afin d'accélérer la transition(3). C'est dans le cadre de ces pouvoirs que l'entreprise publique d'hydrocarbures PDVSA a repris le contrôle majoritaire des champs d'exploitation de la ceinture de l'Orénoque (première réserve mondiale de pétrole) et a "nationalisé" -par l'achat d'actions- l'entreprise de télécommunications CANTV, privatisée en 1991. Il y également la campagne "Morale et lumières", le second moteur, qui est une offensive idéologique d'éducation basée sur des valeurs socialistes. Les trois autres moteurs sont la réforme constitutionnelle, la "nouvelle géométrie du pouvoir, la réorganisation socialiste de la nouvelle géopolitique de la nation" et "l'explosion du pouvoir communal, démocratie 'protagoniste', révolutionnaire et socialiste".

La réforme

La proposition de réforme constitutionnelle a été élaborée par une commission gouvernementale dans le plus grand secret. Elle a été présentée le 15 août dernier et devrait être soumise, après un "débat" national(4), à un référendum en décembre prochain. Trente-trois des 350 articles que compte la constitution bolivarienne vont être modifiés. Quels sont, brièvement, ces changements ?

La "démocratie participative" et "l'État" deviennent "socialistes". La Banque centrale perd son autonomie au profit de l'exécutif et la politique monétaire devra servir "à la réussite des fins essentielles de l'État socialiste et du bien-être du peuple au dessus de toute autre considération". Un "fonds de stabilité sociale" sera créé pour garantir aux travailleurs indépendants "retraites, pensions, congés prénataux et postnataux, etc.". La journée de travail passe de 8 à 6 heures "afin que les travailleurs et travailleuses disposent du temps suffisant pour le développement intégral de leur personne", les heures supplémentaires obligatoires sont interdites, le rôle de l'Etat dans l'économie est réaffirmé et même renforcé(5).

A côté des administrations publiques traditionnelles, les Misiones, ces programmes sociaux si populaires dépendant de l'exécutif et créés en marge des structures établies de l'État, auront dorénavant une existence constitutionnelle. Autre changement et conséquence directe du financement par Washington de l'opposition, les organisations politiques qui participent aux élections ne pourront plus recevoir d'argent d'organismes privés ou publics de l'étranger.

Quatre points de cette réforme attirent davantage notre attention:

La propriété. Auparavant, l'article 112 affirmait que "toutes les personnes [pouvaient] se consacrer librement à l'activité économique de leur choix"  et que "l'État [devait promouvoir] l'initiative privée". Maintenant, "l'État promouvra le développement d'un modèle économique productif, intermédiaire, diversifié et indépendant, fondé sur les valeurs humanistes de la coopération et de la prépondérance des intérêts communs sur les individuels". Il "stimulera et développera différentes formes d'entreprises et d'unités économiques" de "propriété", "production" et "distribution" sociales" pour “la construction collective et coopérative d'une économie socialiste".

L'article 115 garantissait le droit à la propriété. Il reconnaît et garantit dorénavant les différentes formes de propriété: la propriété publique, la propriété sociale (indirecte et directe), la propriété collective, la propriété mixte et la propriété privée. Cette réforme est le reflet des politiques de promotion des coopératives, de petites et moyennes entreprises et de création d' "entreprises de production sociale" et "socialistes" menées ces dernières années par le gouvernement. Notons également que les possibilités d'expropriation sont étendues. L'État vénézuélien aura la faculté d'occuper préalablement toute propriété qu'il considère d'intérêt social, pendant le déroulement du processus judiciaire en vue d'une éventuelle expropriation.

Thème polémique par excellence, la réforme touche aussi l'institution militaire. Au centre d'un débat depuis quelques mois quant à leur politisation, les forces armées qui constituaient "une institution fondamentalement professionnelle, sans militance politique" deviennent dorénavant "bolivariennes" et sont qualifiées de "corps essentiellement patriotique, populaire et anti-impérialiste". Elles devront se conformer à la "doctrine militaire bolivarienne, l'application des principes de la défense militaire intégrale et de la guerre populaire de résistance"  et participeront activement "à des plans de développement économique, social". Quant aux réserves militaires, elles deviennent la "milice populaire bolivarienne"(6). Le spectre d'une agression étrangère semble planer sur cette redéfinition.

La " nouvelle géométrie du pouvoir ". La réforme envisage aussi de modifier la carte politico-administrative du pays. Si les figures des Etats et des municipalités sont préservées, l'exécutif s'octroie le pouvoir de créer des villes et provinces fédérales. Les objectifs semblent être de promouvoir le peuplement de l'intérieur du pays - la population est concentrée sur la côte - et de mener des expériences de " territoires socialistes " (7).

La ville ("ciudad") sera l'unité territoriale primaire. Elle sera constituée de communes formées quant à elles par les communautés qui sont "le noyau (…) de l'État socialiste vénézuélien". Communes et communautés pourront développer leurs structures d'autogouvernement. Plus polémique, la réforme prévoit aussi la possibilité de "décréter des régions spéciales militaires à des fins stratégiques et de défense".

Le "pouvoir populaire". Si la "nouvelle géométrie du pouvoir"  reste encore floue et doit être précisée par des lois et décrets, un nouveau pouvoir territorial est créé : le "pouvoir populaire" fera partie du "pouvoir public", au même titre que les pouvoirs "national", "étatique" (états fédérés) et "municipal". "Le peuple est le dépositaire de la souveraineté et l'exerce directement au travers du pouvoir populaire (…) qui naît de la condition des groupes humains organisés comme base de la population"."Ce pouvoir s'exprime en constituant les communautés, les communes et l'autogouvernement des villes, au travers des conseils communaux, ouvriers, paysans, étudiants". L'article sur la décentralisation qui devait rapprocher le citoyen du pouvoir et approfondir la démocratie se transforme en une obligation pour l'État de promouvoir la participation du peuple "en lui transférant du pouvoir et en créant les meilleurs conditions pour la construction d'une démocratie socialiste".

Un point de vue personnel en guise de conclusion provisoire. Accuser Chavez d'être un dictateur assoiffé de pouvoir est un procès d'intention ; mais une tendance semble s'imposer, celle d'une concentration accrue de pouvoirs dans les mains du président. D'ailleurs, il pourra dorénavant nommer autant de vice-présidents qu'il l'estime nécessaire pour -on suppose- s'entourer de personnes de confiance afin de faire avancer les réformes, en se passant de ministères et d'administrations trop lents, inefficaces, corrompus et d'une nouvelle élite politique et économique opportuniste à bien des points de vue, au sein de laquelle certains s'enrichissent sur le dos de la révolution (la "bolibourgeoisie") tout en jouant les anti-impérialistes d'opérette.

Concentrer le pouvoir politique et économique pour tenter de mieux le redistribuer efficacement à terme est une interprétation des changements annoncés. On peut analyser cette tendance comme une manière de radicaliser le processus, en renforçant le lien tout puissant entre un pouvoir présidentiel fort et une population en mouvement, organisée dans des comités, cercles et autres organisations, peu structurés. Depuis les débuts de la Ve République, le discours présidentiel met l'accent sur la participation et la prise de décision populaire. Nombres d'expériences de démocratisation politique et économique ont été mises en œuvre avec beaucoup ou peu de succès. Différentes dans leurs formes et leurs objectifs, certaines de ces structures ont souvent connu une durée de vie assez courte. Sur ce sujet, on peut regretter le manque d'informations et d'analyses dressant un bilan des forces et faiblesses des différents modes d'organisation et de participation de la population et on peut craindre la répétition d'erreurs.

Dans le cas du développement spectaculaire des coopératives, et d'après des données citées par le chercheur Steve Ellner(8), 140.000 coopératives avaient été créées en 2006, le ministre de l'Économie populaire a parlé cette année de 66.000 et un recensement plus récent cite le chiffre de 48.000 coopératives. Des succès, et pas des moindres, il y en a eu, mais des millions de dollars sont aussi partis en fumée dans la mauvaise gestion, la corruption, la précipitation. En outre, les valeurs de "coopération" ne règnent pas toujours dans ces initiatives d'économie sociale. Quel est l'avenir de ce mouvement et quel va être son poids dans l'économie ? Les mêmes questions peuvent être posées pour les entreprises autogérées, occupées ou cogérées par les travailleurs dont le bilan aussi plutôt mitigé. Si, de plus, on prend en compte la division actuelle du mouvement syndical qui l'empêche de devenir un acteur de poids et de radicalisation potentielle du processus, comment entrevoir ces conseils ouvriers que le gouvernement propose ?

La construction du socialisme nécessite des impulsions "d'en haut" et " d'en bas". Celles "d'en bas" sont nombreuses mais bien souvent dispersées. Les histoires et témoignages sur les initiatives et mobilisations de "ceux d'en bas" brisées par la corruption, l'opportunisme, la bureaucratie et l'incompétence abondent.

Aujourd'hui, et depuis 2006, c'est le conseil communal qui semble être devenu la nouvelle cellule de base fondamentale du socialisme bolivarien. Ces structures qui géreront des fonds sont en plein développement et dépendront fortement de la présidence. Il en existe déjà officiellement des milliers, mais quelle est et quelle va être la réalité sur le terrain? Quel est l'état du rapport de forces au sein de la révolution et de l'armée suite aux débats qui les ont secouées? Comme le dit The Economist (9) à sa manière: "Si [Chavez] essaie de faire du socialisme autre chose qu'un slogan, une des résistances les plus féroces pourrait venir de cette nouvelle bourgeoisie que ses propres politiques ont créée". A quoi va ressembler le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), actuellement en construction? La gauche du "chavisme" et les mouvements sociaux y auront-ils un poids ou s'agira-t-il d'une structure de masse où Chavez aura toujours le dernier mot comme c'était le cas dans le MVR, son parti officiellement dissous(10) ? La concentration de pouvoir sera-t-elle équilibrée par "l'explosion" du pouvoir populaire basé sur les conseils communaux(11) ?

Beaucoup de questions donc, peu de réponses encore, mais une conviction ferme : la solidarité reste plus que jamais nécessaire avec le processus en cours au Venezuela mais doit s'accompagner de clairvoyance.

Notes: 

[1] Si la réforme est approuvée lors du référendum, le Venezuela adoptera le système français d'avant la réforme du quinquennat introduite par l'ex-président Chirac. Rappelons que le président Mitterrand est resté quatorze ans au pouvoir. Chavez n'en est encore qu'à huit.

[2] Son mandat actuel prendra fin en 2013.

[3] Lire à ce propos Gregory Wilpert, Polémiques sur les " pouvoirs spéciaux " de Chavez, Venezuelanalysis.com, RISAL, 30 mars 2007.

[4] Les débats ne dureront qu'un peu plus de trois mois. Des milliers de promoteurs chavistes de la réforme parcouront le pays pour la faire connaître à la population. Mais que l'on vote la réforme en bloc (ce qui est prévu) ou pas, l'enjeu fondamental reste la permanence de Chavez au pouvoir car s'il perd le référendum, il a dit qu'il partirait. Alors que les propositions finales de réforme n'étaient pas encore connues, l'opposition appelait déjà à un front contre la réforme. Il est fort probable que la question sous-jacente du référendum sera pour ne pas changer: "pour ou contre Chavez ?" ou encore "pour ou contre la révolution bolivarienne?".

[5] "Dans les entreprises publiques - pétrole, pétrochimie, mines, aluminium, électricité, téléphonie, lignes aériennes et production agricole -, 'c'en est fini de l'autonomie administrative, de gestion et de planification. Nous entrons dans une étape de planification centralisée, par catégories stratégiques et secteurs intégrés', a proclamé Chavez. " Extrait de Humberto Marquez, L'heure de la centralisation, IPS Noticias / RISAL, 11 juillet 2007.

[6] La réserve militaire, composée de civils volontaires, n'est pas une invention du gouvernement Chavez, mais, avant, elle était chargée de jouer le rôle de main d'oeuvre de substitution pour la marine, l'armée de terre et l'armée de l'air en cas de pertes lors d'une guerre. Si, en 1998, les réservistes n'étaient que 15.000, leur nombre a fortement augmenté à plus de 100 mille selon certaines sources. En 2005, suite à une réforme militaire générale, la réserve est devenue une force propre sous un commandement unique. Le développement d'une telle force non conventionnelle vise à dissuader une éventuelle agression étrangère et/ou à se préparer pour une guerre asymétrique.

[7] "Le président a également affirmé qu'au travers de ses pouvoirs pour gouverner par décret, ou en conséquence de la réforme constitutionnelle, il octroiera au pouvoir exécutif la capacité d'établir des territoires 'socialistes'. Ces 'territoires fédéraux', (…) éparpillés dans tout le pays, échapperaient complètement aux compétences administratives des gobernaciones et mairies actuelles. Y serait installé un "pouvoir communal" et y seraient développées des activités économiques de caractère 'socialiste et coopérativiste', selon ce qu'a indiqué le président. " Extrait de Humberto Marquez, L'heure de la centralisation, IPS Noticias, / RISAL, juillet 2007.

[8] Steve Ellner, The Trial (And Errors) of Hugo Chavez, In These Times / Venezuelanalysis.com, 28 août 2007. Bientôt disponible en français sur le RISAL.

[9] The rise of the "Boligarchs", The Economist, 9 août 2007.

[10] Steve Ellner, Les stratégies " d'en haut " et " d'en bas " du mouvement d'Hugo Chavez, Cuadernos del Cendes / RISAL, 10 août 2007.

[11] Sur toute ces questions, cf. l'analyse bien plus approfondie de Stuart Pipper, Le défi du Socialisme du XXIème siècle, La Gauche, juin 2007.


La IVe Internationale à Caracas

Venus de différents pays d’Amérique latine (Brésil, Porto Rico, Équateur, Bolivie, Colombie, Mexique, Pérou, Chili, Argentine) et d’Europe (Belgique, Angleterre, Catalogne, France), 24 camarades de la IVe Internationale se sont retrouvés, à Caracas, pour réfléchir à l’amélioration du travail en réseau au sein du continent latino-américain. Cette rencontre a eu lieu au Centre international Miranda, mis gracieusement à disposition par son président, Luis Bonilla. La première journée a été l’occasion de réfléchir sur deux thèmes : « Le socialisme du xxie siècle en Amérique latine » et « Le Venezuela aujourd’hui ». À cette occasion, ils ont pu rencontrer les différentes forces de la gauche radicale vénézuélienne, notamment Stalin Perez (Unión nacional de los trabajadores C-Cura), Roland Denis (Movimiento 13 de abril), Carlos Lanz (Proyecto nuestra América), Haiman El Troudi (Centro internacional Miranda), Gonzalo Gomez (Aporrea), Ricardo Navarro (Asociación nacional de los medios de comunicación libres y alternativos) et Simon Urzategui (Frente nacional campesino Ezequiel Zamora). Ils ont ainsi pu se confronter aux prises de position de la gauche vénézuélienne. Au-delà de la question de l’adhésion ou non au Parti socialiste unifié du Venezuela (Psuv), qui traverse toute la gauche du pays, c’est bien la caractérisation du processus bolivarien qui a été au cœur de la discussion. Le lendemain, une discussion plus interne s’est déroulée, dont le but était de réfléchir à la fois à une plateforme de réflexion sur l’Amérique latine, mais aussi à la diffusion de notre matériel de propagande sur le continent, et plus particulièrement au Venezuela. Les deux autres jours ont été consacrés à des rencontres avec différents groupes militants, comme le Movimiento de mujeres Manuelita Sáenz (MoMuMa) ,ou le collectif Calle y Media, afin de renforcer les coopérations alternatives.

Yannick Lacoste. Paru dans Rouge


Venezuela: La gauche socialiste et le PSUV

Sans partager toutes ses conclusions, nous publions ci-dessous une intéressante analyse de Jorge Sanmartino, du Courrant Praxis du MST (Mouvement socialiste des travailleurs, Argentine) sur le débat ouvert au sein de la gauche révolutionnaire vénézuélienne et internationale sur la question du nouveau Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) impulsé par Hugo Chavez. La question posée est celle d’entrer ou non dans ce nouveau parti afin d’y disputer l’hégémonie aux secteurs réformistes et à la bureaucratie. Un débat, parfois déchirant, qui traverse toutes les organisations révolutionnaires vénézuéliennes, dont le PRS (Parti pour la révolution et le socialisme) dont un secteur, représenté par Gonzalo Gomez (animateur du site internet www.aporrea.org ) et Stalin Perez Borges, leader du syndicat UNT, a constitué le courant Marea Clasista y Socialista afin d’intégrer le PSUV tandis que d’autres, comme le dirigeant syndical Orlando Chirino, s’y sont refusé.

Par Jorge Sanmartino

L’appel fait par Hugo Chavez à la constitution d’un parti unifié de la révolution a précipité de vastes et âpres débats au sein des forces de la gauche révolutionnaire, à l’intérieur et à l’extérieur du Venezuela. Au cours des trois derniers mois, le nombre d’adhérents au PSUV dépasse les 5 millions de personnes ce qui en fait un véritable parti de masse et constitue un fait significatif dans le contexte de « crise de la politique » de la période néolibérale.

Selon nous, le danger d’institutionnalisation de ce parti et son potentiel authentiquement révolutionnaires sont tous deux latents dans ce processus de formation. Dans un tel conflit ouvert, la participation de millions de personnes et des meilleurs combattants populaires entre en contradiction avec la manipulation et le contrôle de ce parti par la bureaucratie gouvernementale. La participation critique à ce processus, tant de manière méthodologique que programmatique, est une étape inévitable dans le développement d’une gauche socialiste au Venezuela et constitue une réponse aux hypothèses stratégiques du processus vénézuélien.

L’argument de l’autonomie

Dans une analyse publiée en avril dernier, le sociologue et militant révolutionnaire Roland Denis et Jessie Blanco affirment que la formation d’un parti a été « dans l’immense – si pas tous - majorité des exemples historiques », le « commencement de la fin de l’aube libertaire et révolutionnaire ». Leur rejet du PSUV ne repose donc pas sur une analyse des conditions spécifiques du processus vénézuélien, mais bien sur une doctrine générale qui embrasse tous les processus historiques révolutionnaires. Mais il est pourtant possible d’inverser leur axiome ; partout où n’ont pas existé les instruments politiques adéquats, l’esprit révolutionnaire et libertaire qui accompagne tout mouvement populaire s’est dissipé comme fumée au vent ou, pire encore, s’est terminé par une vengeance sanglante du pouvoir dominant.

Dans le débat sur le PSUV, ces deux auteurs s’appuient sur la conception anarchiste classique concernant le caractère oppressif de tout Etat et sur le rejet de la « dictature du prolétariat », autrement dit de la lutte pour le pouvoir. Même si l’on considère que les partis et le pouvoir institué ont toujours été des instruments oppressifs, qu’en est-il alors du bilan des mouvements révolutionnaires où les peuples se sont refusé à la lutte pour le pouvoir ou se sont limités à résister à ce dernier ?

Se résigner à résister au pouvoir oppressif, n’est-ce pas se résigner à continuer à vivre dans le pire des cauchemars que nous vivons actuellement où la classe dominante exerce sa domination sans contestation, où nous sommes sous la domination absolue du marché et du militarisme impérialiste ? Les deux auteurs considèrent que tout mouvement ou bloc d’organisations amené à articuler et diriger un processus révolutionnaire doivent clairement « êtres le plus loin possible de toute activité bureaucratique ou gouvernementale. Que l’ont dresse une barrière bien nette entre la fonction de gouvernement et la praxis révolutionnaire ». La lutte rebelle doit se poursuivre en tant que projet bolivarien, avec « diversité subversive et réflexive, en tant que contre-pouvoir, en multipliant de manière horizontale la créativité politique de chacun », mais jamais en tant que « sujet ou candidat d’Etat, et encore moins comme un parti ».

Aspirer à la direction ou à l’articulation des masses et en même temps prendre la plus grande distance possible avec l’Etat revient selon nous à prôner l’irresponsabilité car cela signifie que l’on livre à l’avance à l’adversaire tous les instruments économiques, militaires et politiques fondamentaux. Que l’on puisse considérer la dynamique révolutionnaire vénézuélienne comme un processus plutôt que comme un « assaut » du pouvoir, comme un enchaînement d’événements, d’opportunités et de rapports de forces plutôt que comme un « acte unique » insurrectionnel est une chose qui n’autorise pas pour autant à considérer que l’action sociale et culturelle soient suffisantes pour construire le socialisme. Tôt ou tard, il faut affronter le problème du pouvoir ou la déroute sera garantie à l’avance.

La crise des partis

Les anti-partis considèrent que la constitution en parti politique du mouvement révolutionnaire signifiera un recul, mais ils ne comprennent pas que des partis existent déjà et qu’en eux prédomine une étroite couche bureaucratique d’Etat qui prend toutes les décisions. Chavez a su capitaliser la crise des partis grâce à sa lutte contre des institutions étatiques corrompues. La crise n’a pas seulement touché le bipartisme AD-COPEI (partis social-démocrate et chrétiens-démocrate autrefois dominants au Venezuela, NDR), mais toutes les autres formations politiques car elles étaient identifiées comme faisant peu ou prou partie d’un régime politique caduc.

Ce rejet n’est pas limité au Venezuela et touche également les partis dit « du changement » qui soutiennent officiellement Chavez. Tous font l’objet aujourd’hui du plus profond mépris. Ils se sont retranchés dans les postes parlementaires et les charges de la fonction publiques et leur gestion relève plus d’un caractère politique parasitaire que productif. Cela fut rendu clair avec les élections régionales de 2004 où tous les partis « chavistes », rassemblés dans le Comando Ayacucho se sont complètement discrédités aux yeux de tous suite à leurs incapacités et à leurs luttes des places mesquines.

Le mouvement populaire a clairement perçu que pour affronter efficacement les batailles politiques, qu’elles soient électorales ou non, il fallait de nouveaux instruments. C’est ce qui a généré la formation des « bataillons électoraux » pour le référendum révocatoire présidentiel de 2005 et la constitution du Comando Maisanta, en lieu et place de celui rassemblé autour des partis. Tout au long de la lutte aiguë contre le putschisme s’est développé la conscience de la nécessité de dépasser ces vieilles formations politiques.

Le vide crée par l’incapacité de ces derniers a été occupé par le leadership de Chavez, dressé au-dessus de tous les partis et l’a amené à appeler personnellement à la création d’un nouveau parti. Ce dernier heurte directement les différentes camarillas partisanes des vieux partis « du changement ». L’appel à la création du PSUV prend donc ainsi la forme d’une lutte contre la fragmentation et les intérêts égoïstes des différents partis « bolivariens ». De là découle l’énorme enthousiasme populaire qui considère le PSUV comme une possibilité de passer au-dessus des vieilles formations politiques et de construire une organisation efficace basée sur le protagonisme populaire. Si le système de gouvernement du pays s’est jusqu’à présent essentiellement appuyé sur des décisions personnelles du président, le peuple sent qu’aujourd’hui il est appelé à décider politiquement lui-même.

Ce choc entre l’ancien et le nouveau se révèle dans le chaos administratif, politique et d’orientation qui ne répondent ni à la volonté de Chavez ni aux intérêts populaires. Ce n’est pas un hasard si les directions des partis chavistes PODEMOS, PPT ou même le PCV ont rejeté de manière plus ou moins ouverte leur propre dissolution ou y compris leur intégration au nouveau parti et qu’ils ont tous soufferts de divisions ou de scissions autour de cette question.

Certains estiment que la place du mouvement populaire doit se limiter au pouvoir populaire exercé dans les communautés de base, dans les entreprises, dans les communes, à la campagne. Mais cette vision considère ainsi que ce mouvement serait homogène dans ses intérêts économiques, politiques et sociaux et que les divergences d’opinion qui s’y expriment ne concernent que des camarillas politiciennes. Or, c’est au justement au sein de la société civile que naissent les fractures sociales, non seulement entre riches et pauvres, entre capitalistes et salariés, mais y compris entre les exploités eux-mêmes ; entre le consommateur et le producteur, entre l’ouvrier productif et improductif, entre les minorités opprimées et les majorités. Cette société civile, loin de constituer un idyllique « corps politique unifié », un « peuple bolivarien militant », est traversé par de multiples contradictions. Et c’est seulement sur le terrain politique que ces contradictions peuvent s’articuler, s’unifier autour d’un projet et d’une volonté.

La question touche également au problème de la démocratie. Sommes-nous donc arrivé à l’époque de la mort des partis ? Le mouvement populaire, dans son rejet des partis existants s’achemine-t-il vers la création d’une démocratie directe, sans partis ni représentation politique comme l’imaginait Rousseau ? L’autre question soulevée ici est celle du leadership personnel et du mouvement populaire, sans médiation entre les deux. Dans son anti-partisme radical, ce binôme ne représente-t-il pas l’idéologie fonctionnelle du chef charismatique et mystique que le caudillisme latino-américain a alimenté depuis la période de l’Indépendance ? Le caudillisme personnel où tout est fait par une seule personne ne nous semble pas la meilleure défense des relations autonomes qu’un projet émancipateur aspire à conquérir.

Les contradictions du parti d’Etat

Nonobstant les critiques que nous pouvons formuler aux théories anti-partis, nous ne nions pas les dangers qui guettent l’autonomie du mouvement populaire et le processus révolutionnaire dans son ensemble avec la formation du PSUV. Ces dangers se cristallisent dans l’administration d’un appareil d’Etat qui reste capitaliste, dans la reproduction au sein du nouveau parti de ces formes politiques et de ces pratiques visant à la perpétuer un modèle de développement dépendant, au maintien des privilèges de classe et de l’exploitation capitaliste.

Ces limites du processus pourraient êtres contenues de l’extérieur du nouveau parti par le contrôle le plus strict sur ce dernier de la part du mouvement populaire. Mais l’exigence d’un nouveau parti organisé est également la double conséquence des luttes populaires de ces dernières années et des leçons de leurs faiblesses ainsi que du fait que le gouvernement n’a pas un appareil de cadres et de militants disciplinés qui puisse mobiliser et contrôler la situation dans les moments les plus critiques. Il lui manque une orientation cohérente dans l’administration gouvernementale. C’est pour cela que le PSUV s’incline vers un modèle de type cubain, de caractère unique et centralisé, en principe sans tendances internes, organisé à partir de chaque quarter et municipalité et dirigé à partir de l’appareil d’Etat. En tant que parti de gouvernement, le PSUV n’évitera pas la tendance prépondérante de l’appareil d’Etat à se sentir le maître absolu de ce dernier. Un parti de gouvernement reproduira également en son sein tous les travers du bureaucratisme, de la corruption et du clientélisme qui prédominent quotidiennement dans les sphères du pouvoir. Le débat sur l’autonomie syndicale est à ce titre un symptôme des dangers qui menacent le mouvement populaire.

Un tel processus caractéristique d’institutionnalisation du parti révolutionnaire a été à l’œuvre dans la révolution mexicaine au début du XXe siècle. Cette révolution avait transformé les leaders révolutionnaires en nouveaux bourgeois, en fonctionnaires à la « nouvelle mentalité » modernisatrice. La révolution mexicaine n’a fait que perfectionner la machine d’Etat, transformant le vieil autoritarisme des caudillos locaux en un nouvel autoritarisme au travers du parti (le PRI, Parti révolutionnaire institutionnel) qui a garanti un présidentialisme absolu, un syndicalisme officiel et l’encadrement et le contrôle du mouvement populaire. Dans la transition entre la révolution et son institutionnalisation furent jetées les bases d’une machinerie parfaite de domination et de contrôle populaire qui s’est prolongée pendant plus de 70 ans « au nom de la révolution ».

Sommes-nous en présence d’un tel processus aujourd’hui au Venezuela ? Il est tout autant impossible de l’écarter ou d’affirmer le contraire. Comme nous l’avons déjà évoqué, nous sommes en présence d’un processus et d’un conflit entre tendances contradictoires dans lequel entre en un jeu non seulement la politique qu’adoptera la nouvelle administration étatsunienne, mais également l’attitude des classes dominantes vénézuéliennes, la dynamique de la polarisation sociale, les conditions économiques et les capacités de mobilisation et d’organisation des classes exploitées. Ce sont justement ces deux dernières tendances qui se heurtent quotidiennement et qui cohabitent dans un équilibre précaire, et ce sera cette contradiction qui se reproduira inévitablement au sein du PSUV. Ainsi, la conception d’un parti de masse sans tendances internes répond plus à une utopie d’ordre militaire qu’à la réalité incarnée par la richesse démocratique du mouvement populaire vénézuélien.

Mais la différence fondamentale avec l’exemple mexicain est que le PRI a violemment réprimé tous les mouvements populaires qu’il ne contrôlait pas. Ce qui, jusqu’à présent du moins, n’est pas le cas du chavisme qui, bien qu’il tente de contrôler les mouvements autonomes, il les a également en même temps suscités et promus. La politique internationale menée par le chavisme exige également des niveaux importants de soutien et de mobilisations populaires qui le distinguent de la dynamique de cristallisation du pouvoir à la mexicaine.

Communisme et nationalisme

Dans les courants trotskystes, certaines organisations rejettent la participation au PSUV en prenant comme référence le cas du Koumintang (parti nationaliste) chinois. La leçon de la révolution chinoise entre 1925 et 1927 a servi d’exemple pratique pour la théorie de la révolution permanente pour tous les pays sous-développés. Le virage contre-révolutionnaire pris par le nationalisme chinois démontrait que les partis de la bourgeoisie nationale n’étaient pas capables de mener à bien les tâches anti-impérialistes et de réforme agraire.

En 1922, le Parti communiste chinois intégrait le Kuomintang tout en maintenant ses propres structures organisées. C’est à partir du second congrès du Kuomintang à Canton en janvier 1926 que la direction de Tchang Kaï Tchek a opéré un tournant politique vis à vis des communistes et à commencé à les persécuter. Mais ce virage était la conséquence d’un succès et non d’un échec : les communistes étaient parvenus à dominer les débats de ce congrès où ils ont obtenu 7 représentants dans la direction et 24 suppléants, chose difficile à digérer pour la direction du Kuomintang. Tchang a donc pu imposer l’élimination des communistes de tous les postes dirigeants dans le parti.

La dénonciation faite par Trotsky de la politique officielle soviétique en Chine, sous la responsabilité de Staline, a été d’avoir maintenu le PC chinois au sein du Kuomintang malgré le tournant anti-communiste de sa direction et la répression sanglante déclenchée contre eux à partir du massacre de Shangaï. Dans un article de 1937, « Objections au livre d’Isaac », Trotsky soutenait que « (…) en 1922, l’intégration n’était pas en soi un crime et n’était y compris sans doute pas une erreur, surtout dans le Sud, à partir du moment où nous admettons que le Kuomintang comprenait à ce moment à un grand nombre d’ouvriers et que le jeune Parti communiste était faible et était quasi exclusivement composé d’intellectuels. Dans ce cas, l’intégration aurait représenté une étape épisodique dans la direction de la lutte d’indépendance ».

En septembre 1926, plusieurs mois après la répression anti-communiste, Trotsky affirmait que « la participation du PC chinois au Kuomintang était absolument correcte dans la période où le PC n’était qu’un groupe de propagande qui se préparait à une future activité politique indépendante tout en cherchant à prendre part à la lutte de libération nationale en cours ». Après le coup de force anti-communiste, il a commencé à préconiser la nécessité d’un parti indépendant bien que toujours au sein du bloc constitué par le Kuomintang et c’est seulement en mars 1927 qu’il posait clairement l’exigence d’un retrait absolu, en rejetant toute alliance avec l’aile gauche du Kuomintang. Tandis que le processus de révolution permanente est confirmé par tous les événements historiques de la révolution chinoise, il reste le fait que, à ses débuts, dans les années ’20, l’intégration dans l’unique organisation de masse du pays a permis au communistes de participer à l’avant-garde de la lutte nationale anti-impérialiste et d’influencer avec leur propagande des millions d’ouvriers et de paysans.

La gauche vénézuélienne

Au Venezuela, la gauche communiste a historiquement influencé les syndicats et a pris force dans la lutte clandestine contre la dictature de Pérez Jiménez. Mais elle a commencé à reculer à partir du moment où, exclue par le pacte de Punto Fijo, elle fut persécutée et isolée. Les partis gouvernementaux AD et COPEI ont efficacement empêché l’influence de la révolution cubaine dans la pays et réduit le « péril communiste », aidés en cela par une forte expansion économique et un progrès social grâce à la manne pétrolière qui a permis l’émergence de la « Venezuela saoudite ». De là les échecs des guérillas et la rapide assimilation des courants de gauche au système politique établi en 1958.

A la différence du climat politique de radicalisation vécu dans des pays tels que la Bolivie, l’Argentine, l’Uruguay ou le Chili, le Venezuela des années ’70 fut « la démocratie la plus stable du continent » sous le contrôle sans failles des forces politiques dominantes. Cela explique l’absence de développement, comme dans d’autres pays, d’expériences populistes de gauche ou de gouvernements socialisants comme le furent ceux de Torres en Bolivie ou d’Allende au Chili. Le parti AD (Action démocratique, social-démocrate) a pu contrôler la CTV (Centrale des travailleurs vénézuélien, autrefois le plus puissant syndicat du pays) et les organisations populaire et déployer des mécanismes de clientélisme populiste très efficace. Cela n’a bien sûr pas empêché l’émergence de mouvements politiques de gauche - y compris en trouvant leur origine dans des scissions d’AD – comme le MIR, le PC ou le PRV de Douglas Bravo, mais leur défaite fut consommée peu après 1962 et ils furent isolés des masses. Le retour à la légalité du PC à partir de 1968 ne s’est pas traduit par une croissance significative de ses forces et le noyau central du syndicalisme a continué à être concentré entre les mains de l’appareil du parti AD.

Les différentes scissions du PC dans les années ’70, pendant la période d’autocritique de l’eurocommunisme, comme le MAS de Teodoro Petkoff ou La Causa R, ont connu quelques progrès dans les années ’70 et 80, mais sans suite. Dans les années ’90, les restes de ces partis se sont intégrés aux principales coalitions politiques dominantes tandis que la gauche révolutionnaire ne rassemblait plus que quelques centaines de militants. Il n’existait aucune option alternative crédible lorsqu’à émergé le chavisme et qu’il a profondément modifié le panorama politique de la gauche vénézuélienne. Le nouveau mouvement populaire et nationaliste chaviste est alors devenu une référence inévitable et une pomme de discorde pour les organisations de gauche au sein desquelles les ruptures et les scissions se sont généralisées par rapport à la politique à adopter envers le lui, une bonne partie d’entre elles passant à l’opposition avec la bourgeoisie.

Populisme et bourgeoisie nationale

Le mouvement dirigé par Hugo Chavez a dénoncé la démocratie représentative libérale comme étant une démocratie des élites, sans contenu réellement démocratique et sans participation populaire. Il a, de plus, rejeté les politiques dictées par les organismes financiers internationaux. Il a ainsi offert deux concepts de base autour desquels il a construit un système symbolique et une référence politique qui a permis d’agglutiner de vastes secteurs populaires ; la démocratie participative et protagoniste, et l’indépendance nationale.

Chavez n’avait pas de programme économique et une vision claire de la politique extérieure. Pendant des années, il a refusé la bataille électorale et seul son ascension permanente dans les sondages l’ont poussé au triomphe électoral de 1998. Bien que ses débuts furent indécis, avec un gouvernement formé par des droitiers, des gens de gauche et des militaires, un processus continu de définition politique a commencé à profiler une orientation de politique indépendante, nationaliste de gauche et il s’est affronté à une opposition sans cesse plus virulente de la part de l’administration US et de la classe dominante vénézuélienne. L’Assemblée Constituante, les Lois Habilitantes, la réactivation de l’OPEP, les changements dans l’entreprises pétrolière nationale PDVSA, le coup d’Etat de 2002, le lock-out patronal, le référendum révocatoire, l’appel au socialisme du XXIe siècle, la bataille pour la réélection, sont autant de chapitres qui ont donné une nouvelle physionomie au gouvernement bolivarien en le radicalisant.

Ce qu’il faut souligner, ce sont les voies par lesquelles s’est reconstruit le mouvement populaire et révolutionnaire au Venezuela. Ce ne fut pas un processus essentiellement ouvrier ni dans lequel s’est détaché à sa tête un parti révolutionnaire. L’intervention d’un mouvement populaire bolivarien, aux traditions nationalistes profondes mais également avec de puissantes influences de gauche, a constitué la morphologie politique et sociale du processus vénézuélien.

Une définition dynamique du gouvernement Chavez

Comment définir le gouvernement Chavez ? L’opinion selon laquelle il est le représentant politique de la bourgeoisie nationale semble aller de soi pour certains puisqu’il a appelé à la formation d’une bourgeoisie nationale et a annoncé que le socialisme vénézuélien respecterait la propriété privée. Cependant, le chavisme n’a jamais représenté cette bourgeoisie. Emmenée par les grands groupes économiques Cisneros, Polar et d’autres, toute la bourgeoisie vénézuélienne, faible et étroitement liée aux banques et entreprises étrangères desquelles elle dépend, a activement conspiré contre Chavez, organisé un coup d’Etat et la déstabilisation permanente du gouvernement. Fedecameras, l’organisation patronale vénézuélienne, ensemble avec les médias privés, s’est transformé de facto en parti d’opposition du fait de l’absence de formation politique solide. La nouvelle bourgeoisie en formation est aujourd’hui totalement secondaire dans l’économie. La relation entre le gouvernement et la classe dominante vénézuélienne, qu’elle repose sur le capital étranger ou national, est illustrée par les indices d’investissements privée depuis 1999 jusqu’à aujourd’hui.

D’autre part, la composition sociale des sommets de l’appareil d’Etat provient pour une bonne part d’officiers et de sous-officiers de l’armée vénézuélienne, très différente dans ses traditions et dans l’extraction sociale de ses membres des autres armées latino-américaines, comme en Argentine ou en Bolivie. D’autres cadres gouvernementaux sont issus de la gauche et de la technocratie progressiste. Chavez lui-même est issu d’une couche d’officiers plébéiens qui ont gravi les échelons au cours des années ’70 et ’80. On pourrait, mais sans le mépris contenu dans cette formule dans le passé, le définir comme « bonapartiste ». Ce concept peut servir ici afin de souligner le caractère indépendant du chavisme par rapport à une quelconque classe sociale en particulier. Pour Marx, il s’agissait de caractériser avec ce concept une indépendance par rapport aux classes dominantes qui permettait d’arbitrer ces dernières. Dans le cas du Venezuela, il s’agit plutôt d’un corps de fonctionnaires soutenus par un leader au pouvoir qui gouverne un pays capitaliste et dépendant, mais dont la dynamique politique évolutive est encore ouverte.

A la différence du concept employé par Trotsky pour illustrer la présidence de Lazaro Cardenas au Mexique à la fin des années ’30, le « bonapartisme » chaviste n’exprime pas la volonté de la bourgeoisie nationale d’obtenir une certaine indépendance par rapport au capital financier international. Nous avons déjà vu que la classe capitaliste locale a été et reste résolument dans le camp politique du capital étranger. Si Bonaparte représentait, en dernière instance, la classe la plus nombreuse de la nation française, la paysannerie, Chavez représente aujourd’hui les couches populaires les plus exploitées, qui lui rendent une dévotion et un appui fervent.

S’agit-il alors d’un gouvernement petit-bourgeois ? Cette catégorie a toujours servi afin de définir ce qui n’était ni ouvrier ni bourgeois, et pourrait être une référence utile bien que 80% de la petite-bourgeoisie vénézuélienne soutien avec ferveur le camp de l’opposition. Les membres du gouvernement ne sont pas des petits propriétaires, bien que leurs revenus et leur niveaux d’éducation et culturel les associent à ceux de la classe moyenne. Bref, tenter de donner des définitions sociologiques précises et rigides ne paraît pas très utile et ne mène qu’à une métaphysique sociale plutôt qu’à un compréhension de la dynamique politique.

La définition du gouvernement Chavez comme populiste peut avoir certains avantages, en premier lieu celui de montrer toute son ambiguïté, ses contradictions internes et son caractère ouvert. Il s’agirait d’un gouvernement populiste de gauche qui gouverne un Etat capitaliste plutôt exceptionnel puisqu’il le fait en opposition frontale avec toutes les fractions capitalistes.

Mais sa composition et sa réthorique, sa politique extérieure et sa radication en réponse aux attaques qu’il a subi depuis 2001, ont créé un espace pour l’irruption populaire et une dynamique politique qui empêche, pour l’instant, toute caractérisation définitive. Le gouvernement d’Allende, par exemple, a gouverné un Etat capitaliste, bien qu’il n’était pas « nationaliste bourgeois ». Le consensus est large à son sujet pour y voir un mouvement socialiste, qui s’est proposé d’avancer vers le socialisme par la voie réformiste, parlementaire et pacifique et qui ne représentait pas la bourgeoisie chilienne.

Le populisme ne représente pas non plus a priori les intérêts de la bourgeoisie nationale. Il peut devenir un tel représentant, comme ce fut le cas avec le péronisme en Argentine et le MNR de Paz Estensoro et Jaime Paz Zamora. Mais ses éléments plébéiens, populaires et anti-impérialistes peuvent également le transformer par la dynamique de la lutte en un mouvement national anti-impérialiste de gauche. Chavez est aujourd’hui plus proche de ce dernier modèle que du premier. C’est la dynamique politique qui peut expliquer le mieux les révolutions de l’après-guerre, comme les révolutions cubaine ou nicaraguayenne, plutôt que les définitions sociologiques.

Le cas de Cuba est emblématique. C’est la confluence du socialisme et de la tradition nationaliste de José Marti qui déterminent les contours des luttes populaires à partir des années ’20. C’est cette mixture idéologique qui a donné son empreinte au mouvement étudiant et à ses leaders qui ont accompli un rôle prépondérant, surtout avec la formation du Directoire étudiant universitaire dirigé par Antonio Guiteras, dans la lutte contre le dictateur Machado. L’histoire de la formation du Mouvement du 26 Juillet d’abord (fondé par Fidel Castro) et du Parti communiste cubain ensuite, après la prise du pouvoir, est celle des ruptures successives vers la gauche du mouvement nationaliste et démocratique cubain.

Mais le programme socialiste de la révolution fut avant tout le produit de la dynamique postérieure au triomphe de 1959, entre la pression impérialiste et les exigences des masses de radicaliser la révolution afin de la sauver. Le contenu social du Mouvement du 26 Juillet, son programme et ses objectifs furent radicalement modifiés à la chaleur du processus révolutionnaire, amenant les leaders du mouvement national et démocratique majoritairement populistes à adopter un contenu de plus en plus anti-impérialiste et anticapitaliste, confirmant ainsi le caractère de révolution permanente du processus révolutionnaire cubain.

Si, en Chine, nous avons pu constater une évolution de la gauche vers la droite, du socialisme national de Sun Yan Tsen à Tchang Kaï Tchek, qui devient rapidement anticommuniste et défenseur de la bourgeoisie terrienne et commerciale, à Cuba il s’agissait d’un mouvement qui manquait à l’origine d’une définition conséquente de l’anti-impérialisme, qui était y compris à certaines occasions pro-Etats-Unis, qui défendait la propriété privée nationale et étrangère et dont l’objectif était la lutte contre la corruption. Mais, sous le fouet de l’intervention étrangère, mis sous pression par un mouvement étudiant anti-conformiste et un prolétariat combatif, ce nationalisme à viré vers la gauche, dans un sens démocratique, radical, avec des méthodes de lutte de guérilla, donnant naissance à un mouvement de plus en plus de gauche, anti-impérialiste et finalement anticapitaliste.

Dans les pays de la périphérie, d’autres mouvements similaires se sont développés de manière particulière. Au Nicaragua, un processus identique de radicalisation n’est pas parvenu, comme à Cuba, à exproprier le capital et a fini par reculer dans un contexte international distinct de celui de la révolution cubaine. La comparaison entre la Chine et certains processus en Amérique latine ou en Asie pourraient également suggérer des différences importantes avec les pronostics définitifs de la théorie de la révolution permanente telle qu’elle fut formulée par Trotsky, particulièrement autour de la question du sujet social et politique. C’est notamment du fait de ces évidences que, dans la période d’après-guerre, les courants trotskystes les plus attentifs ont opéré une certaine reconsidération de ses textes.

Comment définir un parti ?

Les partis politiques sont des médiateurs entre la fonction gouvernementale – le « pouvoir », quel que soit sa nature - et la « société civile ». Lorsqu’ils se soustraient au mouvement populaire, ils développent une bureaucratie politique professionnelle qui échappe au contrôle de ses affiliés et qui défend ses propres intérêts particuliers. Avec l’avènement des grands partis de masse à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, ont pensait que ces partis allaient éliminer la démocratie élitiste des parlements libéraux du passé, qu’ils placeraient le  « simple citoyen » aux commandes de la politique et qu’ils exprimeraient les contradictions de classes au travers de leurs programmes et du personnel dirigeant.

Cependant, bien que les députés et les fonctionnaires pouvaient avoir une origine sociale dans la classe ouvrière et que, dans les faits, la distance entre les gouvernants et les gouvernés s’était réduite, ils menaient dans la pratique une vie petite-bourgeoise plus que prolétaire. Dans les périodes normales, le parti était dominé par une élite dé-prolétarisée et bureaucratique bien que sa base continuait à être prolétarienne. Dans les périodes d’agitation révolutionnaire, les choses semblaient changer irrémédiablement. Trotsky lui-même l’a noté, alors qu’il était engagé dans la construction de partis « trotskystes ». Il a compris les transformations que pouvaient apporter aux appareils conservateurs et aux machineries partidaires l’irruption des masses révolutionnaires en période de menace fasciste et de polarisation sociale.

Dans ses conseils aux révolutionnaires français afin qu’ils intègrent la social-démocratie en 1934, il affirmait par rapport à la SFIO (le parti socialiste de l’époque) « Naturellement, ce serait une grande erreur que d’affirmer qu’après la rupture dans le parti (des néo-socialistes de droite NDR) il ne reste « rien »  du réformisme et du patriotisme. Mais l’erreur n’est pas moins grande que de le considérer comme un parti social-démocrate dans le vieux sens du terme. L’impossibilité de donner ici une définition simple, habituelle, établie, est précisément l’expression la plus évidente que nous sommes face à un parti centriste qui, en vertu d’une évolution du pays largement à venir, abrite encore des contradictions extrêmement polarisées (…). Seule une définition dialectique du Parti socialiste, fondamentalement l’évaluation concrète de sa dynamique interne, permettra au bolchéviques-léninistes de poser la perspective correcte et d’adopter une position active, et non de simples observateurs ».

Même si l’on considère son concept de « l’entrisme » comme étant incorrect et donnant lieu à une conception étroite, il s’appuyait néanmoins sur une définition dynamique, c’est à dire politique, et non sociologique du parti socialiste français. Le terme « centriste » faisait référence au contenu indéfini qu’acquiert un vieux parti réformiste lorsque l’influence révolutionnaire des masses parvient à alimenter des tendances contradictoires en son sein. Lorsque quelque chose de ce genre se déroule, s’ouvre alors une lutte entre divers courants opposés dont la dynamique est imprévisible à l’avance et dont le résultat sera une combinaison des conditions politiques générales de la lutte et des rapports de forces qui s’y affrontent. De là découle qu’en de telles circonstances, une définition strictement sociologique occulte ce métabolisme politique qui se développe en son sein.

C’est pour cela que Trotsky souligne la dynamique politique bien avant le contenu social. L’irruption du mouvement populaire fortifie son aile gauche et transforme toute sa structure. La politique ne peut être comprise que comme génératrice de rapports de forces et dans des situations de lutte politique révolutionnaire elle agit comme un « variable indépendant » dotant d’un nouveau contenu ce qui paraissait auparavant comme définitif.

Trois hypothèses stratégiques divergentes

Au cours du débat actuel sur le processus vénézuélien, nous pouvons constater trois hypothèses stratégiques divergentes. Dans le cas du courant «autonomiste », la perspective est le développement d’un mouvement social révolutionnaire croissant qui, dépassant les partis, imposera à Chavez un agenda de radicalisation. L’hypothèse de ce courant est l’extension progressive d’une démocratie directe sans partis. Nous avons déjà vu qu’elle nous semble non seulement irréelle mais également dangereusement charismatique.

La seconde hypothèse combine deux perspectives stratégiques. Premièrement, la libération progressive du prolétariat de l’influence du nationalisme bourgeois et la formation d’un parti ouvrier indépendant. Cette hypothèse est plus doctrinaire que réaliste. Aucune trajectoire historique ne permet de penser que le processus ira en se développant de telle sorte qu’un mouvement de masse révolutionnaire rompe avec le mouvement bolivarien (considéré de manière erronée comme « bourgeois ») afin de constituer, à partir de presque rien, un parti ouvrier.

On ne peut non plus comprendre dans ce schéma pour quelle raison les masses qui ont émergé à la vie politique avec le mouvement créé par Chavez devraient rompre avec lui, du moins dans la phase actuelle où le bolivarianisme a mis en avant l’indépendance nationale, un discours anti-impérialiste dans un contexte international pas très favorable et qui, de plus, a suscité le développement de mouvements populaires et de conquêtes sociales importantes.

La formation d’un parti de la classe ouvrière, comme dans le cas du Chili et peut être de l’Uruguay, a été le produit de tout un développement historique que n’a pas connu le Venezuela. La classe ouvrière, bien qu’elle à crû comme force d’attraction dans le processus révolutionnaire actuel, surtout à partir du lock-out patronal de 2003, n’à joué aucun rôle de centralisatrice ou d’avant-garde. Cela à sans à voir avec le type de formation économique et sociale du pays basé sur une économie d’exploitation pétrolière, avec une classe ouvrière précarisé et travaillant majoritairement dans le secteur informel ou pour son propre compte.

Quelle que soit la raison, la formation d’un parti ouvrier, aujourd’hui, n’ira pas plus loin que la réunion d’un secteur syndical de classe réduit, déconnecté des communautés et des mouvements populaires les plus dynamiques. La gauche révolutionnaire devrait-elle œuvrer avec comme hypothèse centrale la formation d’un mouvement ouvrier avec un parti indépendant, comme dans le cas chinois ? Trotsky s’était trompé lorsqu’il avait insisté sur le rôle du prolétariat en Chine dans les années ’30. Le processus s’est essentiellement développé dans les campagnes. Au Venezuela, il n’y a pas d’indices qui donnent à penser que la classe ouvrière classique soit la centralisatrice des aspirations anti-impérialistes, agraires et démocratiques des masses, ni qu’elle s’achemine vers la formation de son propre parti.

Mais il est possible qu’un mouvement ouvrier puissant puisse naître du laboratoire révolutionnaire qu’est aujourd’hui le mouvement bolivarien. Dans d’autres contextes, comme au Pérou dans les années ’30, le PC est né des entrailles mêmes de l’APRA (le parti nationaliste péruvien), sous la puissante influence de la révolution russe et de la montée des syndicats industriels. En Bolivie, la classe ouvrière a participé à la révolution de 1952 à l’intérieur du MNR et c’est à partir de ce dernier que se sont déployés les courants ouvriers et nationalistes les plus importants qui, avec Lechin comme leader, ont donné naissance au syndicat COB, tandis que les communistes et les trotskystes ont joué un rôle certes important, mais marginal. C’est seulement après dix années d’institutionnalisation et de recul de la révolution que la gauche est parvenue à progresser avec la rupture de Lechin et d’autres courants de gauche avec le MNR vers la fin des années 60 et au début des années ’70. En aucun cas et nulle part un cercle propagandiste n’est parvenu à influencer les majorités populaires au moyen de l’agitation dénonciatrice du caractère « bourgeois » des grands mouvements nationaux.

Le problème de la dualité de pouvoir est également une question cruciale. Appliquer le « modèle soviétique » au Venezuela ne semble pas correspondre au contenu contradictoire et à l’espace en conflit qu’est aujourd’hui le gouvernement vénézuélien. Il suppose un mouvement ouvrier entièrement formé contre l’Etat comme il le fut contre le tsarisme. L’exemple le plus approprié est ici celui du Chili, où des embryons de pouvoir populaire furent au début impulsés par Allende et l’Unité populaire, bien que leur limitation à un appendice étatique dans le cadre d’une stratégie institutionnelle les aient paralysés en tant que facteurs d’un pouvoir réel face au coup d’Etat de Pinochet. Mais il est indiscutable que les organisations du pouvoir populaire surgissent et continueront à surgir sous les auspices de Chavez lui-même, avec tous les dangers de leur institutionnalisation qu’implique une organisation par le haut.

Une troisième hypothèse stratégique est celle du développement du processus par la voie de la radicalisation politique au sein du mouvement bolivarien. C’est là que le prolétariat jouera un rôle fondamental en tant que producteur et constructeur du socialisme dans la mesure où il fait partie du mouvement populaire et de la lutte anti-impérialiste. Ce sera au sein de ce vaste et hétérogène mouvement de masse que l’on mènera la lutte contre les bureaucrates d’Etat et la nouvelle bourgeoisie compradore. Dans cette hypothèse, la gauche révolutionnaire devrait prendre part de manière active, jusqu’où les circonstances le permettront, dans le mouvement bolivarien, y compris au sein du PSUV, où se dérouleront les luttes fondamentales. De cette manière, elle aidera au développement d’une gauche sociale et politique robuste et elle sera au contact étroit avec les forces révolutionnaires nouvelles qui émergeront de l’expérience des masses elles-mêmes.

Il faudra mener la bataille intérieure, attendue par de vastes secteurs qui aspirent à ce que le processus avance, afin de faire triompher au sein du PSUV un programme anticapitaliste et un fonctionnement démocratique. A leur tour, le développement de l’organisation populaire et de la construction de nouvelles relations sociales jouent une rôle important dans la construction du socialisme puisque son édification, comme l’expérience du XXe siècle l’a démontré, ne peut être un facteur émancipateur et libertaire que lorsqu’il est le produit conscient et la création du mouvement populaire lui-même. A final, la lutte pour le pouvoir et la construction de nouvelles relations sociales ne paraissent pas si séparées que cela dans l’espace ni dans le temps.

Traduction: LCR-Web 

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L’économie vénézuélienne sous Chavez

Nous publions ci-dessous le résumé d’une intéressante analyse de la situation économique du Venezuela sous le gouvernement de Chavez. Mark Weisbrot est économiste et co-directeur du Centre de recherche en économie et politique (CEPR) à Washington et Luis Sandoval est chercheur assistant dans cet institut.

Par Mark Weisbrot et Luis Sandoval

Le Venezuela connaît un rythme de croissance économique élevé et soutenu depuis la terrible récession de 2003, atteignant 10,3% en 2006. L’opinion la plus répandue sur cette expansion actuelle du pays se résume à évoquer la « manne pétrolière », stimulée comme par le passé par les prix élevés du baril, et à prédire une inévitable « banqueroute » résultant d’une chute à venir des prix pétroliers ou d’une mauvaise gestion du gouvernement en matière de politique économique.

Il existe pourtant une quantité de faits qui contredisent ce raisonnement. La croissance économique du Venezuela a connu un grave effondrement entre 1980 et 1990 après un pic du PIB réel en 1977. Le Venezuela n’a pas fait exception dans le cadre d’un continent latino-américain qui, depuis 1980, a enregistré les pires performances en matière de croissance économique depuis plus d’un siècle.

Hugo Chavez Frias a été élu en 1998 et assumé la présidence du pays en 1999. Les quatre premières années de son administration ont été marqués par une grande instabilité politique qui ont négativement affecté l’économie du pays. Cette situation a culminé avec le coup d’Etat qui a provisoirement chassé le gouvernement constitutionnel en avril 2002 et avec la désastreuse grève pétrolière de décembre 2002 à février 2003. Cette grève pétrolière a plongé le pays dans une grave récession économique au cours de laquelle le Venezuela a perdu 24% de son PIB.

Mais la situation politique a commencé à se stabiliser a partir du second semestre de 2003 jusqu’à aujourd’hui, favorisant une reprise puis une accélération de l’expansion économique. Le PIB réel (c’est à dire corrigé par les effets de l’inflation) a crû de 76% depuis le niveau le plus bas de la récession de 2003. Il est probable que les politiques fiscales et monétaires expansionnistes, ainsi que le contrôle du taux change par le gouvernement, ont contribué à cette remontée spectaculaire. Les dépenses du gouvernement ont augmenté de 21,4% du PIB en 1998 à 30% en 2006. Les taux réels d’intérêts à court terme ont été négatifs pendant pratiquement toute la période de récupération économique.

Au cours de cette période, les revenus du gouvernement ont augmenté encore vite que les dépenses, passant de 17,4% du PIB à 30%, ce qui a permis de boucler un budget en équilibre pour 2006. Le gouvernement a planifié ses dépenses sur base de prévisions prudentes par rapport au prix du pétrole. Pour 2007 par exemple, les plans budgétaires prévoyaient un prix de 29 dollars le baril, soit un chiffre inférieur de 52% à la moyenne du prix de vente du baril vénézuélien au cours de l’année précédente. Autrement dit, le gouvernement a toujours maîtrisé ses dépenses vu que les prix pétroliers ont toujours été plus élevés que ce qui avait prévu dans le budget.

Il est semble évident que si les prix du pétrole chutent, les dépensent publiques devraient êtres ramenées à la baisse. Mais, cependant, le Venezuela dispose de réserves monétaires confortables auxquelles elle peut recourir en cas de chute des prix pétroliers. Une chute de 20% ou plus pourrait être absorbée avec les réserves internationales officielles qui atteignent aujourd’hui quelques 25 milliards de dollars, une somme d’ailleurs amplement suffisante pour annuler toute la dette extérieure du pays. De plus, ce montant ne reprend pas d’autres comptes de l’Etat vénézuélien à l’étranger dont le total est estimé entre 14 et 19 milliards de dollars supplémentaires. Avec une dette externe relativement petite (14,6% du PIB), le gouvernement pourrait en outre accéder au marché du crédit international en cas de chute des prix pétroliers.

D’autre part, il ne semble pas très probable que les prix pétroliers connaissent un effondrement dans un futur proche. Le pronostic à court terme publié le 10 juillet dernier par l’Agence d’information sur l’énergie des Etats-Unis (US Energy Information Agency) prévoit des prix pétroliers tournant autour de 65,56 dollars le baril pour 2007 et de 66,92 dollars pour 2008. Apparemment, le risque le plus réel est celui de changements brutaux et imprévus dans l’offre de pétrole – particulièrement au vu de la situation explosive au Moyen Orient – , dans un tel scénario, une diminution de la production provoquera une nouvelle flambée des prix et non leur chute.

Le gouvernement de Chavez a significativement augmenté les dépenses sociales, tant dans les domaines de la santé, de l’éducation ou de l’alimentation. Le contraste le plus frappant avec le passé concerne la santé. En 1998, par exemple, il y avait 1.628 médecins pratiquant une assistance sanitaire de première ligne pour 23,4 millions d’habitants. Aujourd’hui, ils sont 19.571 pour une population de 27 millions de personnes. En 1998, il y avait 417 salles d’urgences, 74 centres de réhabilitation médicale et 1.628 centres d’attention primaire. Aujourd’hui, ces chiffres atteignent 721 salles d’urgences, 445 centres de réhabilitation médicale et 8.621 centres d’attention primaire (dont 6.500 sont situés dans les quartiers pauvres). Depuis 2004 jusqu’à aujourd’hui, 399.662 personnes ont été opérées des yeux et ont récupéré l’usage de la vue. En 1999, il avait 335 personnes affectées par le virus du Sida recevant un traitement anti-VIH dans les services de santé publics. En 2006, ils étaient 18.538.

Le gouvernement vénézuélien a également énormément amplifié l’accès aux aliments subsidiés. En 2006, il y avait dans tout le pays 15.726 établissement commercialisant des aliments à prix subsidié (permettant une économie moyenne de 27% et 39% en comparaison avec les prix du marché de 2005 et de 2006 respectivement), bénéficiant ainsi à 67% de la population en 2005 et 47% en 2006. De plus, les programmes spéciaux destinés aux personnes connaissant une pauvreté extrême ont été étendus (par exemple par les « Maisons d’Alimentation » et le programme de distribution d’aliments gratuits). En 2006, 1,8 million d’enfants ont bénéficié du programme d’alimentation scolaire (un repas gratuits par jour à l’école), contre 252.000 en 1999.

L’accès à l’éducation a également été considérablement amélioré. Par exemple, le nombre d’élèves des écoles bolivariennes dans l’enseignement primaire a augmenté de 271.593 pendant l’année scolaire 1999/2000 à 1.098.489 pour 2005/2006. En outre, plus d’un million de personnes ont participé aux programme d’alphabétisation des personnes adultes.

Les dépenses sociales du gouvernement central ont connu une croissance exponentielle, passant de 8,2% du PIB à 13,6% en 2006. En termes réels (corrigés par l’inflation), les dépenses sociales pour une personne ont augmenté de 170% dans la période 1998-2006. De plus, les dépenses sociales réalisées par l’entreprise pétrolière nationale PDVSA ne sont pas inclus dans ces chiffres. Or, ces dépenses se sont élevées à 7,3% du PIB en 2006. Si nous ajoutons cette donnée, les dépenses sociales totales ont représenté 20,9% du PIB en 2006, ce qui constitue une croissance d’au moins 314% par rapport à 1998 (en termes de dépenses sociales pour une personne en moyenne).

L’indice de pauvreté a rapidement diminué, passant du taux le plus élevé de 55,1% en 2003 à 30,4% en 2006, parallèlement à la croissance également rapide observée au cours de cette période, soit une diminution de 31%. Cependant, cet indice ne prend pas en compte l’accès plus large à la santé et à l’éducation qui ont bénéficié aux plus pauvres. Les conditions de vie de la population pauvre, se sont ainsi significativement améliorées, bien plus que ce que n’indique la réduction substantielle de la pauvreté dans les indices officiels qui ne mesurent que les revenus monétaires effectifs. Le taux de chômage a également connu une diminution substantielle, atteignant 8,3% en juin 2007, soit le niveau le plus bas de la décennie, à comparer avec le taux de 15% en juin 1999 et de 18,4% en juin 2003 (à la fin de la récession). Le taux d’emploi dans le secteur formel a connu quant à lui une hausse significative depuis 1998, passant de 44,5% à 49,4% de la population économiquement active.

Les défis principaux qu’affrontent l’économie du pays concernent le taux de change et l’inflation. La monnaie vénézuélienne est assez surévaluée. Le gouvernement est réticent à la dévaluer, du fait que cela augmenterait l’inflation – dont le niveau actuel est de 19,4%. Du fait qu’il existe un contrôle gouvernemental sur les taux de change et que le gouvernement jouit d’un excédent budgétaire important (8% du PIB), rien ne peut le forcer à une dévaluation dans un proche avenir. Mais cela représente tout de même un problème à moyen terme car malgré la stabilisation de l’inflation, cette dernière détermine le taux de change réel de la monnaie vénézuélienne (le « Bolivar »). De ce fait, les importations sont rendues artificiellement bon marché tandis que les exportations en produits non-pétroliers sont beaucoup trop chères sur le marché mondial, affectant ainsi le secteur commercial et créant une situation intenable à terme. Cela rend de plus beaucoup plus difficile la diversification de l’économie et la possibilité de rompre sa dépendance au pétrole.

L’inflation, qui atteint donc aujourd’hui 19,4%, est, en soi, un problème, bien qu’il soit important de signaler que les taux d’inflation à deux chiffres dans un pays en développement tel que le Venezuela ne sont pas comparables avec le même phénomène dans un pays européen ou aux Etats-Unis. L’inflation au Venezuela a été beaucoup élevée dans les années précédentes du gouvernement Chavez, atteignant un taux de 36% en 1998 et même 100% en 1996. Elle a connu une diminution continue au cours de la phase actuelle de récupération ; de 40% en février 2003, elle a diminué de 10,4% par an depuis lors avant de remonter à l’indice actuel et de se stabiliser.

Du fait de son excédent budgétaire important, de ses grandes réserves en monnaie étrangère et au vu que le dette extérieure du pays est relativement faible, le gouvernement dispose de différents instruments afin de stabiliser et de réduire l’inflation – tout autant que pour éventuellement ajuster sa monnaie – sans devoir sacrifier la croissance de l’économie. De par tous ses objectifs, tout semble indiquer que le gouvernement est décidé à maintenir un taux de croissance élevé. Ainsi, il n’existe pas aujourd’hui de signaux indiquant que l’expansion économique actuelle arrive à son terme dans un futur proche.

En définitive, les mesures du gouvernement vénézuélien tendent à augmenter la participation de l’Etat dans l’économie. Mais elles n’ont pas impliqué de nationalisations à grande échelle, ni de planification économique et elles ont évité d’assumer des fonctions administratives de l’économie qui dépassent ses capacités actuelles. Le gouvernement n’a pas augmenté significativement la part du secteur public dans l’économie. Les dépenses gouvernementales tournent autour de 30% du PIB, ce qui reste très en-deçà des pays capitalistes européens tel que la France (49%) ou la Suède (52%).

Juillet 2007

Traduction: LCR-Web

Center for Economic and Policy Research www.cepr.net

http://www.inprecor.org.br/inprecor/index.php?option=com_docman&task=docclick&bid=23

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