Le marxisme sur les Verts
Par Jurrian Bendian le Samedi, 15 Octobre 1988 PDF Imprimer Envoyer

Selon un mythe persistant, Marx était un admirateur inconditionnel de la technologie capitaliste et applaudissait sans réserves tous les progrès de la croissance économique. On a également dit qu'il considérait le développement technologique comme un processus "neutre" non tributaire des forces sociales. Selon ceux qui développent cette argumentation, en acceptant des concepts victoriens comme la "conquête de la nature", il est devenu victime de l'idéologie industrialiste de son époque.

Il en résulte que les marxistes sont congénitalement incapables de tenir compte des problèmes écologiques d'une façon critique et scientifique. La recherche de la "production pour la production" et les sérieux problèmes écologiques des pays dits socialistes sont souvent cités comme preuve de cette thèse. En réalité, c'est pratiquement le contraire qui est vrai. En identifiant le travail comme la connexion centrale entre société et nature, la théorie marxiste de la valeur a rendu possible, pour la première fois, une vision équilibrée de leurs rapports.

Pour Marx, le but suprême de l'humanité est l'humanité elle-même, et non pas un quelconque principe supra-humain tel que "croissance économique", "progrès inévitable", "sens de l'Histoire" ou "cons-cience cosmique". Si notre espèce a une finalité, c'est la réalisation maximale de son potentiel ; la richesse humaine est richesse en relations humaines.

C'est pour cette raison que le marxisme attache une grande importance à la croissance économique, et rejette la "société de croissance zéro" comme utopie réactionnaire. Sans une solide infrastructure matérielle, le genre "d'individualité sociale riche" et la liberté individuelle, centrales dans la vision marxiste du socialisme, ne pourront se développer.

Le communisme de la pauvreté atrophie les êtres humains, les piège dans l'environnement qui les a vus naître, et les prive des moyens de développer totale-ment leurs connaissances et leurs besoins. La véritable question n'est pas de savoir si la croissance économique est souhaitable, mais quel type de croissance.

L'accroissement de la productivité du travail humain (à quoi la croissance économique conduit), crée la possibilité d'une libération à deux volets : libération des individus de la contrainte due à la nature et libération de la coercition sociale. Dans l'histoire humaine, cette libération s'est produite d'une façon inégale et contradictoire. Dans la mesure où la libération des contraintes naturelles a été atteinte, la coercition sociale a pris sa place, paradoxe qui a, de tous temps, préoccupé les philosophes.

La substance de l'explication marxiste de ce paradoxe peut être résumée ainsi: quand la productivité du travail croît au point qu'un surplus important et permanent existe, un secteur social peut être libéré de la nécessité de produire des moyens de subsistance. Cela ouvre la voie pour une division entre travail intellectuel et manuel.

Potentiel libérateur de la croissance économique

La spécialisation accrue autorise les artisans, ingénieurs, scientifiques et techniciens à se consacrer entièrement à la re-cherche de moyens pour économiser le travail et augmenter sa productivité. Mais aussi longtemps que le surplus produit reste insuffisant en quantité et en qualité, il ne pourra être partagé égalitairement. Les divisions de classe et l'inégalité sociale sont inévitables.

Avec la division croissante du travail productif, nous assistons également à l'émergence des marchands d'esclaves, des militaires professionnels, des collecteurs d'impôts, des classes dominantes qui s'approprient le surplus produit, des idéologues qui justifient cette exploitation, et à tous les autres phénomènes de l'aliénation sociale liés à la société de classes.

Le marxisme formule donc de la sorte, le potentiel libérateur de la croissance économique: quand un niveau suffisant de richesses matérielles aura été atteint, les divisions entre producteurs et gestionnaires, travail intellectuel et manuel, classe dominante et classe laborieuse, et entre la ville et la campagne, ne seront plus inévitables ni même nécessaires. Ce moment étant atteint, tous les individus pourront alors être progressivement libérés de l'obligation d'accomplir un travail épuisant, sans signification et ennuyeux.

La révolution socialiste

La domination de la minorité sur la majorité pourra alors être remplacée par un système dans lequel tous les citoyens auront le temps et la possibilité de participer à la gestion de la société.

La thèse principale de Marx était qu'en donnant une impulsion formidable à la productivité humaine, le capitalisme rendrait cette perspective réaliste, pour la première fois. Mais il n'a jamais pensé voir autre chose dans la croissance économique qu'un moyen pour une certaine fin. Il n'a pas non plus envisagé le communisme de l'abondance, que la technologie moderne rend possible, comme une conséquence automatique de cette technologie.

En fait, Marx a conclu son analyse du machinisme en disant: "la production capitaliste (...) ne développe que la technique et le degré de combinaison du. procès social de production en minant simultanément les sources originaires de toute richesse, la terre et l'ouvrier" (Capital, Vol.I).

A partir du moment où un haut niveau de productivité du travail a été atteint. l'obstacle critique au progrès humain de-vient en premier lieu social, et non plus technologique: la transformation radicale de la structure et de la conscience sociales, la révolution socialiste. Parce que, comme Marx l'indique ailleurs: "Dans le développement des forces productives arrive un stade où les forces productives et les moyens de production deviennent, dans les rapports existants, seulement cause de dommages, et ne sont plus des forces productives, mais destructives (machines et argent)..." (Marx et Engels, L'Idéologie allemande).

Que le mode de production capitaliste soit incapable d'aboutir au développement maximum, pour ne pas parler de l'optimum, des forces productives était partie intégrante de la critique que faisait Marx du capitalisme. Ce système, basé sur la propriété privée et la recherche maximum du profit signifiait également un formidable gaspillage de ressources humaines et matérielles.

Une masse croissante de travail non productif; la famine et le chômage massifs; les crises de surproduction; les guerres impérialistes et "le développement du sous-développement"; une économie de guerre permanente ; la destruction délibérée du "surplus" agricole, tout cela montre clairement que la croissance capitaliste est à des années-lumière de ce que la science et la technologie rendraient possible dans le cadre d'une économie rationnellement planifiée.

Pollution et forces du marché

Le capitalisme fait de la rentabilité le premier critère des décisions d'investissements. Mais le profit ne comptabilise en argent que ce qui a un prix et fait abs-traction de tout ce qui n'en a pas. Il n'a qu'un but, la réalisation de la différence maximale entre les coûts de production et les profits des firmes privées, sans égard pour les effets sur l'ensemble de la communauté.

Cela a des résultats bien particuliers. Par exemple, l'accroissement des profits privés peut réduire le revenu national total, une économie, disons de 2 millions de dollars, obtenue par la rationalisation et les licenciements peut causer une perte de 4 millions de dollars à l'économie nationale (allocations chômage et réduction de la demande globale, en prenant en compte "l'effet démultiplicateur").

Les analyses bourgeoises du rapport coût-profit qui attribuent un prix imaginaire aux coûts sociaux et environnementaux (ce qu'on appelle "facteurs externes") reposent sur le présupposé que la vie humaine n'est qu'un moyen de la recherche maximum du profit.

D'un autre côté, les lois du marché n'équilibrent pas les "fournitures" et les besoins humains physiques ou psychiques: elles n'équilibrent que les "marchandises" et la "demande solvable", c'est-à-dire le pouvoir d'achat disponible. La demande de consommation solvable, elle-même très inégalement répartie dans le système capitaliste, n'est pas du tout forcément en accord avec les besoins humains et sociaux.

L'industrie du bâtiment (par exemple), peut subir une dépression, car le marché des appartements de luxe s'est effondré, alors que des dizaines de milliers de familles à faible revenu vivent dans des logements de location en-dessous des normes d'habitabilité. La demande solvable est aussi sujette à des influences irrationnelles dues à la publicité et à la mode, qui sont autrement plus puissantes que toute "éthique écologique" propagée par les amoureux de la nature.

La société de marché reste nécessaire-ment prisonnière de préjugés idéologiques car c'est sa structure même qui donne la préférence aux dépenses individuelles et non collectives. Il y a un lien évident entre cette cri-tique marxiste générale de l'économie de marché et la pollution de l'environnement. L'économie de marché (dont le capitalisme n'est que la forme la plus développée) tend à piller les ressources naturelles dans la mesure où elles ne coûtent rien ou ont un prix très faible.

Là où la terre est chère, parce qu'elle a été rendue fertile par des millions d'heures de travail, l'agriculture commercialisée la traite avec grand respect. Mais là où son prix est faible ou seulement nominal, elle engendre un gaspillage monstrueux et des dommages irréparables.

Les fleuves qui restent propriétés publiques et n'ont pas de prix sont transformés en égouts d'usines. L'air pur, sans prix, est pollué par la fumée des cheminées et les gaz d'échappement. Et ainsi de suite, jusqu'à la nausée.

Une autre conséquence de la logique de l'économie de marché est le cadre temporel strictement limité dans lequel les décisions d'investissement sont prises. Une entreprise privée s'efforce d'obtenir le maximum de profits en un temps limité. Cela crée une logique "après nous, le déluge".

Technologie et forces du marché

Quand le capital investi a été amorti, les profits réalisés et consommés productivement ou improductivement, le cycle de reproduction du capital est bouclé. Mais la nature a des besoins qui sont in-dépendants des lois du profit ou de la demande solvable, tels que le recyclage des produits de déchets et la restauration des équilibres écologiques. Ce n'est souvent que des décennies après l'introduction d'un processus particulier de production que son coût social dépasse de beaucoup la richesse privée produite.

Les apologistes du capitalisme des "forces de marché" s'accorderont souvent sur l'idée que le système comporte des tendances internes à la destruction de l'environnement. Mais, arguent-ils, elles peuvent être réduites au minimum par l'intervention de l'Etat. C'est là un bien piètre argument.

C'est exactement dans la période qui a commencé dans les années 30, moment où l'intervention de l'Etat dans les pays occidentaux s'est massivement accrue, que la plus formidable augmentation de la pollution de l'environnement s'est produite. La politique capitaliste suit l'économie capitaliste.

La pollution dans le monde post-capitaliste

La conception de l'Etat comme "instrument neutre" est un fantasme technocratique. Dans une société capitaliste l'Etat est un moyen d'organiser les intérêts communs des capitalistes. Il est significatif que les sanctions lé-gales et les interdictions compatibles avec ces intérêts communs ne sont mises en place qu'après que les processus de production et les produits qui en sont issus se sont révélés dommageables. C'est-à-dire après que les dommages ont été causés. Et lorsque le choix est entre une production néfaste sur le plan écologique ou social et le chômage, la plupart des travailleurs n'accepteront pas volontiers de se licencier eux-mêmes.

Ces éléments indiquent clairement pourquoi une économie planifiée est, par principe, supérieure à une économie de marché du point de vue de l'écologie. Elle garantit le plein emploi et peut attribuer des ressources selon des critères "non-économiques".

Sur la base d'une planification démocratiquement centralisée, les coûts sociaux et les profits découlant de plans d'investissements alternatifs peuvent être comptabilisés d'avance. Les effets, à long terme, sur la société et sur la biosphère peuvent être pris en compte.

Cela n'est possible que si l'on n'a plus à faire à des budgets de milliers de firmes privées et concurrentes, budgets qui restent des "secrets d'affaires", mais à un seul budget social qui allouent des ressources sur la base d'un débat public et démocratique.

Le fameux rapport du Club de Rome (1972) a souligné trois menaces écologiques principales dues à la croissance in-contrôlée, pollution, épuisement des ressources naturelles et surpopulation. La faille dans ces documents alarmistes et d'autres ultérieurs, c'est l'étroitesse de leur point de vue bourgeois.

Toutes ces extrapolations sont basées sur les tendances actuellement existantes. Elles découlent de prémisses selon lesquelles la société et la technologie contemporaines sont les seules possibles. Des écrivains comme Barry Commoner ont expliqué la nature mythique de cette affirmation (1).

La technologie développée par la civilisation capitaliste n'est pas destinée à la destruction de l'environnement de façon inhérente et inévitable. Les inventions technologiques les plus importantes réduisent parfois la pollution globale (rem-placement des combustibles fossiles par l'électricité, etc.).

Alternatives

Les progrès des sciences exactes ont créé un large éventail d'alternatives écologiques. Certaines options ont été choisies, de préférence à d'autres, sans véritable égard pour leurs conséquences écologiques, parce que le critère de décision était la rentabilité des firmes privées.

Quiconque étudie concrètement les causes de la rapide escalade de la pollution industrielle depuis la Deuxième Guerre mondiale ne blâmera pas la "technologie" en tant que telle, mais le choix de technologies particulières qui, rétrospectivement, apparaissent comme totalement irresponsables. Par exemple, est-ce que l'automobile, telle que nous la connais-sons aujourd'hui est la seule forme possible de transport, ou la plus efficace ? Etant donné l'invention des transports en commun et des voitures mues par l'électricité, le gaz et la vapeur, il est clair que la réponse est non.

Si Henri Ford et compagnie n'avaient pas conspiré avec les trusts pétroliers, si l'Etat n'avait pas fondé ou subventionné la construction de routes, nous aurions finalement très probablement eu un système de transports tout différent.

Le désastre de Tchemobyl a illustré, une fois de plus, le fait que la pollution de l'environnement est très réelle dans les pays dits socialistes. Les dégâts écologiques auxquels les travailleurs ont dû faire face dans ces pays ont été décrits en détail par de nombreux écrivains. Est-ce que cela sape la viabilité du socialisme au sens marxiste classique du terme ? Cela dépend. Beaucoup de "marxistes-léninistes" auto-proclamés s'acharnent à défendre les pays post-capitalistes, et les bureaucraties qui les dirigent, becs et ongles, comme "phares du socialisme". Ils se trouvent ainsi confrontés à un problème idéologique majeur. Si le socialisme a effectivement été construit dans un seul pays, l'Union soviétique, la Chine, l'Allemagne de l'Est ou autre, comment la "pollution socialiste" et la "destruction socialiste de l'environnement" peuvent-elles être expliquées ?

Mais les marxistes qui s'en tiennent à la conception internationaliste du socialisme de Marx et Lénine, une société globale fondée sur l'autogestion ouvrière et une forme de démocratie politique supérieure à la démocratie parlementaire bourgeoise, appréhendent différemment ce problème. Ils prennent, les prétendues sociétés socialistes pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire des formes transitoires, des Etats ouvriers bureaucratisés. Ils peuvent analyser leurs réussites et leurs échecs en utilisant exactement les mêmes critères et méthodes dont Marx s'est servi pour analyser la société capitaliste.

Les problèmes écologiques dans le monde post-capitaliste découlent principalement du jeu de trois facteurs. Le premier, et le plus évident, est le retard de développement. Pour des raisons que Marx et Engels n'avaient pas prévues, la révolution socialiste mondiale a obtenu ses premières victoires dans des pays arriérés ("arriération" mesurée par le ni-veau moyen de productivité du travail, le taux de mortalité infantile et autres indices de culture matérielle). Cela a eu de très graves conséquences pour les tentatives de construction socialiste dans ces pays, dont la moindre n'est pas la lourde dépendance envers les technologies de l'industrie capitaliste.

La "pollution socialiste"

Ensuite, bien que le marché (en jargon marxiste, la "loi de la valeur"), ne domine plus, dans ces pays, la répartition des ressources, il continue d'exercer une influence majeure sur la vie économique. En effet, ses mécanismes de prix, ses critères de profit et de production des biens n'ont été que partiellement abolis, à cause des pressions et contraintes exercées par le marché capitaliste mondial (et, par l'impérialisme, en général).

Finalement, il faut blâmer directement, pour toute une série de décisions de planification insensées sur le plan écologique, la planification bureaucratiquement centralisée agissant dans le seul intérêt des castes bureaucratiques dirigeantes de ces pays. Quand on ne donne pas à l'impact écologique de différents choix de planification la considération qui lui est due, qu'il n'y a pas de débat public, et que cela reste même "secret d'Etat", la mère-nature et les travailleurs ordinaires en souffrent obligatoirement.

Quelques conclusions

Les "Verts" ont souvent critiqué les marxistes et les socialistes pour avoir ignoré les problèmes écologiques. Plusieurs de ces critiques sont justifiées. Mais faire porter le blâme, pour cette négligence, sur Marx ou le marxisme est erroné et se trompe de cible.

L'analyse marxiste du capitalisme et de la société de classes fournit une explication globale, systématique de la crise écologique d'ensemble, qui est libre de tout moralisme et de tout mysticisme. Tenir le marxisme pour responsable du pillage de l'environnement dans le monde post-capitaliste est un peu comme con-damner la médecine moderne et appeler au retour de la charlatanerie institutionnelle, sur la base du fait que tant de patients n'auront pas pu être soignés au cours des 70 dernières années, à cause d'un traite-ment médical inadéquat (en admettant que l'idéologie marxiste-léniniste officielle a beaucoup en commun avec la charlatanerie institutionnelle, comme en conviennent aujourd'hui de nombreux marxistes soviétiques et chinois).

Les points saillants à souligner sont que le socialisme ne peut pas se bâtir sur des monceaux de détritus et que les questions écologiques ne peuvent attendre jus-qu'à la révolution. Par implication, les socialistes ne peuvent se permettre de laisser la politique verte aux "Verts".

La guérilla des écologistes contre les pollueurs capitalistes et les vandales de l'environnement est admirable et souvent héroïque. Mais à moins d'être intégrée à un programme socialiste elle reste limitée à la résistance. Et à moins de la lier à une lutte et à une stratégie anti-capitalistes plus larges, la bataille pour des conditions de vie et de travail saines sera entravée par les experts libéro-technocratiques et le crétinisme parlementaire.

La principale faiblesse politique des partis verts est leur manque de clarté sur les agents sociaux qui peuvent mener à bien les changements socio-structurels exigés par la crise écologique. Cette faiblesse découle d'une analyse déficiente du système social qui continue à dominer le monde, le système capitaliste.

Plus les crimes contre l'environnement commis par la société du "plus de marché" sont dévoilés, et plus une conscience écologiste croît chez les travailleurs de la base, plus la nécessité d'un changement social révolutionnaire apparaîtra clairement.

Inprécor n°277, 28 novembre 1988

1) S. Barry Commoner, voir par exemple "Nucléaire et Tiers-monde" dans Inprecor numéro 254 du 3 novembre 1987.

Voir ci-dessus