Nationalismes du Sud
Par Michaël Löwy le Vendredi, 28 Septembre 2007 PDF Imprimer Envoyer

Du point de vue du marxisme, il n'est de solution aux problèmes de l'humanité qu'internationale. Mais tant l'histoire que l'actualité témoignent en permanence qu'il est impossible d'ignorer l'importance des identités nationales. En particulier dans les pays dominés, malgré la diversité et la complexité des problèmes posés. Michaël Löwy s'efforce de démêler l'écheveau.

La montée du nationalisme est un phénomène mondial qui semble être, du moins en partie, une réaction à la mondialisation de l'économie. Mais, dans chaque région du monde - et dans chaque pays -, ce sont aussi des conditions spécifiques qui favorisent l'essor de mouvements identitaires et nationaux.

Ces mouvements peuvent, selon les cas, être soit démocratiques et émancipateurs, dans la mesure où ils réagissent à des formes d'oppression économique, politique et culturelle, soit régressifs, intolérants, agressifs, tournés contre des minorités ou des nations dominées. La frontière entre les deux est mouvante, dans la mesure où certains mouvements sont à la fois libérateurs et oppresseurs, ou se transforment de démocratiques en agressifs.

Ces deux formes de nationalisme existent aussi dans les pays du Sud, c'est-à-dire dans la périphérie dépendante du système capitaliste mondial (le terme "tiers monde" ne veut plus rien dire après la disparition du "second monde", dit "socialiste"). Il est temps, sur cette question, d'amorcer une réflexion qui ne soit tributaire ni de l'eurocentrisme, aujourd'hui dominant dans l'"air du temps", ni du "tiers-mondisme" naïf. Tout mouvement national dans le Sud n'est pas ipso facto progressiste ou démocratique - de la même façon que tout mouvement anti-occidental n'est pas pour autant "totalitaire".

Historiquement, tous les grands mouvements révolutionnaires authentiques des pays du Sud ont été des mouvements de libération à la fois nationale et sociale, combinant étroitement l'émancipation anti-coloniale et anti-impérialiste avec l'émancipation des travailleurs des villes et des campagnes. Cela vaut pour la révolution chinoise, pour les révolutions indochinoises, pour la révolution mexicaine "interrompue" du début du siècle et pour les révolutions cubaine et nicaraguayenne.

Plusieurs mouvements émancipateurs et de libération nationale se sont développés au cours des dernières années en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient (nous aborderons le cas de l'Amérique latine séparément). Mais il faut constater que la plupart de ces mouvements - tels ceux du Kurdistan, de Palestine, de Timor, du Soudan, du Sri Lanka, d'Afrique du Sud, d'Erythrée - ne s'affrontent pas directement avec l'impérialisme occidental, mais plutôt avec des formes locales d'oppression nationale. A l'exception de la vague de protestation populaire dans le monde arabo-musulman contre la guerre du Golfe et de quelques mobilisations ponctuelles contre le FMI en Afrique du Nord, le nationalisme anti-impérialiste ou anticolonialiste ne semble pas avoir joué un rôle important au cours de la dernière période. Il est trop tôt pour savoir s'il s'agit d'un phénomène conjoncturel ou d'une perte d'influence au profit de formes régressives de repli identitaire, comme l'intégrisme religieux. Les Philippines sont peut-être un des rares pays de ces régions où le mouvement de libération nationale (dirigé par des communistes) se fixe des objectifs directement anti-impérialistes.

Ces mouvements sont de natures très diverses : le communisme plus ou moins orthodoxe, c'est-à-dire d'inspiration soviétique ou chinoise (le PC palestinien, le PC sud-africain, le PC des Philippines), le "national-communisme" (le PKK du Kurdistan), le nationalisme de gauche (ANC, Front populaire de libération de l'Erythrée, les Tigres de l'Eelam du Sri Lanka, la gauche palestinienne), le nationalisme tout court (El Fatah, le PDK Kurde). A Timor-Est, on trouve un mouvement sui generis, d'origine chrétienne de gauche, le Front de libération nationale de Timor (FRETILIN), qui mène une lutte difficile face à l'écrasante supérieure militaire de l'Indonésie. Dans certains cas, des rivalités internes liées à des raisons politiques peu claires - par exemple au Kurdistan irakien, ou au sud du Soudan - affaiblissent le mouvement et font le jeu des oppresseurs.

Dans deux pays au moins, des mouvements de libération nationale de coloration progressiste ont obtenu des victoires importantes: en Erythrée, avec la défaite du régime militaire éthyopien et la reconnaissance du droit à l'indépendance du peuple érythréen, et, bien sûr, en Afrique du Sud, avec la fin de l'apartheid et les premières élections au suffrage universel, portant au gouvernement le Congrès national africain de Nelson Mandela. C'est loin d'être le cas en Palestine, malgré les "accords de paix" d' Oslo.

On trouve aussi dans cette partie du monde des formes agressives et réactionnaires de nationalisme, dans les conflits entre Etats - par exemple l'atroce guerre entre l'Iran et l'Irak, ou les affrontements périodiques entre le Pakistan et l'Inde. Mais les mouvements identitaires les plus régressifs ne sont pas proprement nationalistes, mais plutôt de caractère tribal (souvent provoqués ou manipulés par les anciennes puissances coloniales), religieux ou "communalistes". Il est vrai que le nationalisme expansionniste peut parfois utiliser à son profit la religion, comme dans le cas du régime des mollahs en Iran.

L'intégrisme religieux, notamment islamique, apparaît plutôt comme un rival ou même un adversaire des mouvements nationaux dans le monde arabo-musulman; ce n'est qu'exceptionnellement qu'il peut être porteur d'une revendication nationale, comme par exemple au Liban ou en Palestine. Dans le sous-continent indien, les conflits religieux entre fondamentalistes hindouistes et musulmans sont porteurs de tragiques et meurtriers affrontements au sein de la population, chaque communauté minoritaire étant la victime d'exactions et massacres. Le cas du Sri Lanka est quelque peu différent, le "communalisme" prenant plutôt une coloration nationale ou ethno-linguistique dans le conflit entre la majorité cinghalaise (et bouddhiste) et la minorité tamoul - même si la dimension religieuse n'est pas absente. C'est la raison pour laquelle on peut considérer le combat des Tamouls comme un mouvement de libération nationale.

Quant aux mouvements dits tribalistes - encore que ce terme ne recouvre pas toujours une réalité ethnique ou culturelle précise -, ils sont souvent manipulés dans des buts réactionnaires contre le nationalisme: c'est le cas des forces contre-révolutionnaires des anciennes colonies portugaises (comme la RENAMO du Mozambique ou l'UNITA de l'Angola) ou de l'Inkhata en Afrique du Sud. Toutes les trois soutenues pendant longtemps par les dirigeants de l'apartheid sud-africain (et par les USA) au nom de la lutte contre le communisme. Mais il y a pire: le drapeau de la "purification tribale" peut, soutenu en sous-main par des forces néo-coloniales, conduire à un véritable génocide, comme on l'a récemment vu au Rwanda. Si les concepts européens de "nationalisme" ou "racisme" ne s'appliquent que difficilement aux responsables hutus du massacre, il n'en reste pas moins qu'une référence identitaire de type (réellement ou fictivement) "ethnique" a servi d'idéologie à un des pires cri-mes contre l'humanité des dernières décennies.

L'essor des intégrismes religieux, des tribalismes et des "communalismes" est souvent favorisé par l'échec ou les difficultés des gouvernements nationalistes "de gauche" ou laïcs - par exemple en Afrique noire ou dans le monde arabe - qui ont renoncé à leurs objectifs de libération et se sont enlisés dans des politiques anti-populaires inspirées par le Fonds monétaire international. Ils ont aussi profité de la crise et de la décomposition de la gauche suite à l'effondrement du "socialisme réel" - crise qui a affaibli les identités de classe et l'idée d'unité de tous les exploités, au-delà des clivages ethniques ou confessionnels. Cela vaut moins pour les pays où le nationalisme de gauche reste une force oppositionnelle - Kurdistan, Timor-Est et les Philippines - ou encore ne vient que très récemment d'accéder au gouvernement, comme en Afrique du Sud ou en Erythrée.

Le cas de l'Amérique latine est quelque peu différent, dans la mesure où l'on trouve peu de conflits inter-ethniques, interconfessionnels ou "communalistes" - ce qui ne veut pas dire que le racisme et l'exclusion sociale de communautés indigènes ou noires n'existent pas...

On trouve en Amérique latine également les deux formes du nationalisme. L'exemple classique du nationalisme réactionnaire est l'idéologie "patriotique" des régimes militaires - comme en Argentine, au Brésil, au Chili dans les années soixante-dix et quatre-vingt - généralement dirigée contre le fantôme du "communisme international" et ses "agents subversifs" latino-américains. Au nom de la doctrine de la sécurité nationale, chaque protestation sociale, chaque mouvement de gauche était dénoncé comme étant d'"inspiration étrangère" ou fondé sur des "doctrines exotiques opposées à nos traditions nationales".

Ce type conservateur de nationalisme de Guerre froide fait un usage extensif des symboles nationaux (le drapeau, l'hymne national) et de la rhétorique patriotique, mais accepte sans hésitation l'hégémonie des Etats-Unis, le leadership américain du "monde libre". Il peut se référer à la géopolitique pour réclamer un rôle sous-impérialiste d'hégémonie régionale - comme les militaires brésiliens durant les années soixante-dix - mais cette ambition conduit très rarement à un conflit ouvert avec les puissances occidentales rivales, comme dans le cas de la guerre de l'Argentine des généraux contre l'Angleterre autour des îles Malvines. Le dernier exemple - assez caricatural - de cette démarche a été les gesticulations "nationalistes" à l'encontre des Etats-Unis de la junte militaire en Haïti et de ses partisans macoutes.

Le nationalisme de type populiste, qui a atteint son apogée au cours des années quarante et cinquante - péronisme en Argentine, aprisme au Pérou, varguisme au Brésil - est sur le déclin et/ou s'est réconcilié avec le capital étranger. Le cas le plus frappant est ce-lui de l'actuel gouvernement péroniste (le président Menem), qui a systématiquement rompu tous les liens avec la tradition nationaliste de son mouvement et a strictement appliqué les orientations du FMI. Dans certains cas, comme le Mexique, la crise du gouvernement populiste (dirigé par le Parti révolutionnaire institutionnel - PRI) a conduit à une scission et à la formation d'un nouveau parti. Le Parti révolutionnaire démocratique (PRD) dirigé par Cuhautemoc Cardenas - le fils de l'ancien président Lazaro Cardenas, qui avait dans les années trente exproprié les compagnies pétrolières américaines - se donne pour objectif de renouer les liens avec la tradition nationaliste et anti-impérialiste de la révolution mexicaine.

Le combat contre la dette externe et les politiques néolibérales imposées par le FMI a été le principal axe de mobilisation des sentiments nationaux et des initiatives anti-impérialistes en Amérique latine, sous forme de manifestations, grèves, protestations et même émeutes. Grâce aux lourdes contraintes du remboursement (par ailleurs impossible) de la dette, le FMI et la Banque mondiale exercent un tel contrôle - sans précédent depuis la fin de la colonisation espagnole au XIXe siècle - sur les politiques économiques et sociales des pays du continent que leur indépendance est souvent réduite à une fiction. Les "conseillers" et "experts" des institutions financières internationales dictent aux gouvernements latino-américains leur taux d'inflation, leurs coupes budgétaires dans l'éducation et la santé, leur politique salariale et fiscale... Les luttes populaires contre ces formes extrêmes de dépendance et contre le paiement de la dette externe sont des mouvements non seulement "nationalistes" mais aussi anti-systémiques (pour utiliser le concept d'Immanuel Wallerstein), par leur opposition à la logique de la finance capitaliste mondiale. Elles ont aussi une composante de "classe" par leur conflit avec les élites dominantes locales - toujours prêtes à respecter scrupuleusement les indications du FMI et des banques.

Il n'est pas étonnant que, dans plusieurs pays comme le Brésil, la Bolivie, le Pérou et le Mexique, ce soient le mouvement ouvrier, les syndicats, les partis de gauche qui mènent le combat contre la dette externe: libération nationale et libération sociale sont intimement liées dans la conscience des secteurs le plus actifs du mouvement.

Lula, le dirigeant du Parti des travailleurs brésilien, a appelé à un moratoire de la dette et à une enquête publique sur l'utilisation de l'argent emprunté - notamment par le régime militaire qui a gouverné le pays de 1964 à 1985. Il a aussi proposé une initiative commune des pays endettés, considérant qu'aucun des pays concernés n'est assez puissant pour affronter seul les créditeurs.

Dans quelle mesure un pays isolé - même s'il est relativement développé, comme le Brésil ou le Mexique - peut-il refuser la dictature de la Banque mondiale et briser le joug de la domi-nation impérialiste ? L'intégration économique latino-américaine peut-elle constituer une alternative aux plans nord-américains de libre échange ? Comment obtenir la libération nationale et sociale dans un pays sous-développé sans le soutien économique ou militaire d'une puissance industrielle comme l'URSS ? Quel est le poids des contradictions entre l'Europe, les Etats-Unis et le Japon, et dans quelle mesure peuvent-elles être exploitées par des mouvements émancipateurs des pays périphériques ?

Ces questions, et d'autres similaires - auxquelles il n'est pas aisé de ré-pondre - sont en ce moment discutées en Amérique latine et dans d'autres régions du Sud. Elles montrent que la libération nationale continue d'être une question vitale dans la périphérie du système, mais aussi que les solutions purement nationalistes sont de valeur limitée: le besoin d'une stratégie internationaliste est peut-être mieux perçu aujourd'hui que dans le passé.

L'exemple de Cuba semble montrer qu'un pays indépendant peut, au moins pendant une période limitée, survivre à un blocus nord-américain, un boycott des institutions financières et en l'absence de soutien de l'ex-URSS. Mais, à long terme, l'avenir de Cuba dépendra de développements dans le reste de l'Amérique latine.

Au cours des dernières années, les différentes forces socialistes, nationalistes et anti-impérialistes de l'Amérique latine - incluant, parmi d'autres, le PT brésilien, le FSLN nicaraguayen, le FMLN salvadorien, le PRD mexicain, Lavalas de Haïti et le Parti communiste cubain - ont ressenti le besoin d'une coordination internationale (ou du moins régionale) et ont décidé de constituer un front uni, pluraliste et démocratique, connu comme Forum de Sao Paulo, qui se rencontre annuelle-ment pour discuter de perspectives communes.

Lors de la première conférence du Forum - à Sao Paulo, en 1990 - un document d'importance historique a été adopté, qui présente les lignes de force d'une stratégie de libération nationale pour l'Amérique latine. Tout d'abord, il rejette les propositions d'"intégration américaine" présentées par les Etats-Unis, qu'il dénonce comme une tentative "d'ouvrir complètement nos économies nationales à la compétition déloyale et inégale avec l'appareil économique impérialiste, en les soumettant entièrement à son hégémonie et en détruisant leurs structures productives, par l'intégration dans une zone de libre échange dirigée et organisée par les intérêts économiques nord-américains".

Le document oppose à cette proposition hégémoniste une nouvelle conception de l'unité et de l'intégration continentales, fondée sur la souveraineté et l'autodétermination de l'Amérique latine, la récupération de son identité culturelle et historique et la solidarité internationaliste entre ses peuples." Cela présuppose la défense du patrimoine latino-américain, la fin de la fuite et de l'exportation des capitaux, une politique commune et unifiée face au fléau d'une dette impayable, ainsi que l'adoption de politiques économiques au bénéfice des majorités, capable de combattre la situation de misère dans laquelle vivent des millions de Latino-Américains."

Outre le nationalisme anti-impérialiste, un autre type de nationalisme émancipateur s'est développé en Amérique latine au cours des dernières an-nées: le mouvement des indigènes pour leurs droits. Le débat autour du Ve Centenaire de la "découverte" des Amériques et le prix Nobel attribué à Rigoberta Menchu ont donné une plus grande visibilité aux luttes indigènes pour la défense de leurs communautés, leurs terres et leur culture nationale contre l'oppression des oligarchies d'origine hispanique ou métisse.

Ces mouvements indigènes, associations ou partis politiques (comme le mouvement Tupac Katari en Bolivie), ne se sont en général pas limités à un seul groupe ethnique (Quechuas, Aymaras, Mayas, etc.) mais ont unifié toutes les communautés indigènes de chaque pays. Ils développent une critique radicale de la civilisation occidentale et de ses valeurs - la propriété privée, l'individualisme, la marchandise - au nom de traditions indigènes pré-capitalistes et/ou précolombiennes et de leur culture communautaire.

Tandis que certaines organisations ont une forte composante ethnique et appellent à la restauration des vieilles nations ou empires indigènes, la plupart de ces mouvements luttent pour la reconnaissance des droits nationaux et culturels des peuples indigènes, en coalition avec d'autres groupes ou classes opprimés. Un exemple important est le mouvement intitulé "Cinq cents années de résistance indigène, noire et populaire", qui s'est développé en 1990-1992 dans toute l'Amérique latine contre les célébrations officielles du Ve Centenaire...

Mais l'exemple le plus spectaculaire est sans doute le soulèvement zapatiste du Chiapas, fondé sur les revendications nationales des communautés indigènes et sur leur combat pour la terre. On trouve dans les documents de l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) une fusion unique en son genre entre les traditions de la révolution mexicaine, la culture maya des indigènes du Chiapas et les idées marxistes de la gauche latino-américaine.

Lors d'une réunion de la convention nationale démocratique convoquée par les zapatistes au Chiapas en novembre 1994, plusieurs organisations indigènes mexicaines ont adopté une résolution qui est un des plus remarquables documents jamais produit sur la question nationale indigène en Amérique latine. Constatant que les indigènes mexicains ont été dépouillés à la fois de leurs terres, de leur langue, de leurs racines et de leur identité, le texte propose de remplacer le système politique actuel, fondé sur une structure étatique centralisée, intolérante et autoritaire, par un Etat des autonomies qui rende possible le respect du pluralisme et la participation des peuples indiens à la vie démocratique. Pour les régions habitées par plusieurs peuples ou groupes socio-culturels, le document propose, par une libre décision des intéressés, "la possibilité de vivre ensemble dans l'unité et la diversité, dans l'égalité et le respect mutuel. Cela signifie la mise en place de régions multiculturelles ou multiethniques".

L'autonomie est une aspiration séculière qui s'exprime dans la vie quotidienne des communautés indigènes, dans leurs formes d'organisation et de production: il s'agit de transformer ces pratiques en éléments constitutifs du système politique mexicain, en instituant un nouvel échelon de pouvoir régional dans tout le pays. Par ailleurs, les indigènes mexicains insistent sur le fait que leur projet d'autonomie "n'a rien à voir avec le séparatisme, qui est pour nous, peuples indiens, une idée stérile".

Bien évidemment, des différences notables existent entre les nations indigènes de pays comme le Guatemala, le Pérou ou la Bolivie, où elles constituent la majorité de la population, et les petites tribus qui survivent dans la région amazonienne. Tandis que, dans le premier cas, la lutte nationale est intimement liée à la lutte sociale et à la question agraire (lutte pour la terre), dans le deuxième il s'agit plutôt d'un combat pour la protection face à la logique ethnocide de la "civilisation".

La résistance de syndicalistes, écologistes et tribus indigènes contre le développement destructeur de l'agro-business peut conduire dans certains cas à des actions conjointes, telles celles qui ont lieu en Amazonie, avec la constitution d'une Confédération des peuples de la forêt, par initiative du dirigeant syndical, militant du Parti des travailleurs et écologiste, Chico Mendes - assassiné peu après par les propriétaires fonciers.

Une troisième forme de nationalisme progressiste en Amérique latine est le nationalisme noir, qui s'est développé surtout dans les pays des Caraïbes. Inspiré à la fois par la tradition des soulèvements d'esclaves - la révolution haïtienne de Tousssaint Louverture en 1791 - et par le Black Power américain, ce mouvement n'a pas encore trouvé une expression politique de masse, ses principales manifestations étant plutôt culturelles ou religieuses. C'est le cas aussi du Brésil, où la résistance culturelle noire prend surtout une forme religieuse, par l'essor de l'Umbanda, un culte synchrétique composé d'éléments africains et chrétiens.

Le nationalisme, même dans ses formes les plus progressistes, ne peut pas dépasser certaines limites. Du point de vue marxiste, qui est celui qui inspire l'auteur de cet article, les grands problèmes de notre époque sont internationaux et ne peuvent pas être résolus à l'échelle d'une seule nation: cela vaut pour des questions aussi décisives que le décalage croissant entre le Nord et le Sud, la crise du capitalisme mondial ou la menace de catastrophe écologique sur la planète. Comme vision du monde internationaliste, le marxisme - contrairement à ses multiples contrefaçons national-bureaucratiques - a l'avantage d'une position universaliste et critique, qui crée la possibilité d'échapper aux passions et ivresses de la mythologie nationaliste. Mais cela ne veut pas dire qu'il peut impunément ignorer l'importance des cultures nationales ou la légitimité du combat pour des droits nationaux démocratiques.

En d'autres termes, son universalisme ne peut pas rester abstrait, fondé sur la simple négation des particularités nationales, mais doit devenir une vrai universel concret (Hegel) capable d'incorporer sous la forme d'une synthèse (aufhebung) dialectique toute la richesse du particulier, tous les trésors culturels de la diversité humaine.

Grâce au concept d'impérialisme, le marxisme peut éviter les pièges du faux universalisme eurocentrique (ou "occidental"), qui prétend imposer à tous les peuples du monde - et en particulier ceux de la périphérie -, sous le couvert de "civilisation", la domination du mode de vie bourgeois/industriel moderne: propriété privée, économie de marché, expansion économique illimitée, productivisme, utilitarisme, individualisme possessif et rationalité instrumentale. Sans parler de la pseudo-culture moderne déversée jour et nuit à travers les médias occidentaux à l'échelle du globe par les maîtres de la société du spectacle capitaliste, en écrasant au passage les cultures autochtones.

Cela ne veut pas dire que les marxistes doivent ignorer la valeur universelle de certaines conquêtes de la culture européenne depuis 1789, comme la démocratie, les libertés individuelles, l'égalité devant la loi et les droits de l'homme - loin d'être toutes effectivement accomplies dans les sociétés modernes "réellement existantes". Il s'agit donc de refuser le faux dilemme entre un prétendu universalisme "occidental" et un relativisme absolu qui refuserait de juger critiquement des pratiques inhumaines - comme par exemple les mutilations sexuelles - sous prétexte de respect des identités culturelles ou nationales.

Pour le marxisme, la valeur universelle la plus importante est la libération des êtres humains de toutes les formes d'oppression, domination, aliénation et dégradation. C'est une universalité utopique, en opposition aux universalités idéologiques qui font l'apologie du statu quo capitaliste occidental, comme la culture humaine universelle accomplie, la fin de l'histoire, la réalisation de l'esprit absolu, ou la forme ultime de la modernité. Seule une universalité critique et concrète de ce type, qui regarde vers l'horizon d'un futur émancipé, est capable de dépasser aussi bien les nationalismes bornés ou les culturalismes myopes que les ethnocentrismes et les colonialismes.

Critique Communiste n°144, Hiver 1995-1996

1. Inprecor n° 6, Paris, juillet 1990, p. 6.

2. "Mexique: nouvelle relation entre les peuples indiens et la société", in Inprecor n° 387, janvier 1995, p. 4 à 7.

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