Intérêts notionnels: Modifier la loi ? Non l’abroger !
Par Roberto Pilar le Jeudi, 27 Mars 2008 PDF Imprimer Envoyer

Début mars 2008, la presse a fait référence à plusieurs reprises aux intérêts notionnels, notamment à la suite d’une interpellation parlementaire de Didier Reynders, ministre des Finances, par un député SP.A Dirk Van der Maelen. Lorsqu’il s’est avéré que la Banque nationale avait eu recours au mécanisme des intérêts notionnels pour réduire de 17 millions d’euros le montant de ses impôts relatifs à l’exercice 2007, Dirk Van der Maelen est intervenu en Commission des Finances de la Chambre pour dénoncer « le caractère abusif de cette opération fiscale ». Rudi Thomaes, administrateur délégué de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB) et régent de la Banque nationale, était alors monté au créneau pour défendre les intérêts notionnels en insistant sur le fait que c’était à la fois « légal » et « génial».

Quand le patron des patrons monte en première ligne pour défendre une mesure fiscale, cela vaut la peine qu’on s’y intéresse pour comprendre le mécanisme et ses conséquences. D’autant plus que cela porte sur des montants astronomiques : le Standaard et De Morgen ont, par exemple, révélé qu’Electrabel avait « évité de payer l’an dernier environ un montant de 30,2 millions d’euros grâce aux intérêts notionnels ».

Comment ça marche ?

La loi du 22 juin 2005, instaurant la déduction pour capital à risque (intérêts notionnels[1]), a été votée à la Chambre le 2 juin 2005, sous le gouvernement Verhofstadt II, par le VLD, le MR, le PS, le SP.A et Spirit. Seul Ecolo a voté contre[2]. L’opposition, - CD&V, le CDH, le Vlaams Belang et le Front national - s’est abstenue.

Pour l’exercice d’imposition 2007 (revenus de l’année 2006) le gouvernement a fixé à 3,422% le pourcentage des intérêts notionnels. Ainsi, une société qui a des fonds propres[3] pour 100 millions d’euros peut déduire de sa base imposable un montant égal à 3,422% de ses fonds propres (dans le cas présent : 3.422.000 euros). Ainsi, si le bénéfice imposable est de 5 millions d’euros, l’impôt ne portera que sur 1.578.000 euros (5.000.000 - 3.422.000 = 1.578.000).

Attention ! Supposons un instant que les fonds propres de cette société ne s’élèvent pas 100 millions d’euros, mais à 200 millions d’euros. Dans ce cas la société pourra déduire de sa base imposable 3,422% de ses fonds propres (6.844.000 euros). Mais, me direz-vous, comment peut-on déduire 6.844.000 euros si le bénéfice imposable n’est « que » de 5 millions d’euros. C’est bien simple : pour l’année en cours, la société ne paie pas d’impôts sur le bénéfice puisque sa base imposable est ramenée à zéro, et la société dispose d’un bonus de 1.844.000 euros à reporter en déduction sur les bénéfices pour l’année suivante !

L’augmentation des fonds propres

Chacun a immédiatement compris que la société dont il est question a tout intérêt à avoir un montant élevé de fonds propres. Il existe pour cela plusieurs techniques : soit restreindre le montant des dividendes distribués aux actionnaires et augmenter ainsi le montant des bénéfices reportés ; soit procéder à une augmentation de capital en injectant de l’argent frais dans la société[4]. Il n’est donc pas étonnant que, fin 2007, la Revue économique de la Banque nationale mentionnait que « les émissions d’actions ont atteint en 2006 un montant record de 114 milliards d’euros, ce qui représente une progression de plus de 250% par rapport à 2005. En matière de d’augmentations de capital, de nombreuses entreprises semblent donc avoir attendu 2006 pour ajuster leur structure financière. »[5]Mais il existe aussi des montages financiers qui permettent de gagner encore plus ! Ainsi, le 18 mai 2006, Electrabel a injecté 3,2 milliards d’euros dans le capital de sa filiale Energy Europe Invets (EEI). Le même jour, EEI a utilisé des fonds en octroyant un prêt à Suez-Tractebel, la maison mère d’Electrabel. Pour ce prêt, Suez-Electrabel a payé 87 millions d’euros à EEI. Ces 87 millions viennent en bénéfice chez EEI, mais celui est neutralisé grâce aux intérêts notionnels calculés sur les fonds propres (gonflés par la récente augmentation de capital !) : 67 millions d’euros d’intérêts notionnels et 20 millions d’euros de pertes antérieurs.

Conséquences? EEI n’a pas payé un centime d’impôt pour 2006 et, de plus, les 87 millions d’euros d’intérêts payés par Suez-Tractebel ont réduit d’autant le bénéfice imposable de Suez-Electrabel. L’augmentation de capital d’EEI par Electrabel et le prêt d’EEI à Suez-Electrabel, maison mère d’Electrabel, a donc permis de soustraire à l’impôt deux fois 87 millions d’euros.D’autres montages fiscaux sont possibles. Par exemple, une société peut très bien revendre les actions qu’elle détient dans une filiale à une autre société du même groupe en réalisant au passage une plantureuse plus-value. D’une part cette plus-value sur parts sociales n’est pas imposable et d’autre part la société qui vient ainsi de vendre ses parts emploie le produit de la vente pour augmenter ses fonds propres et donc sa base de calcul des intérêts notionnels.

 

On se limitera à ces deux exemples, mais il y en a bien d’autres. Ami lecteur, vous avez maintenant compris que les intérêts notionnels sont un cadeau fiscal annuel inouï de la coalition violette VLD/PS/MR/SP.A au grand capital.

Investir ? Créer de l’emploi ?

« C’est en 2005 que Didier Reynders, Vice-Premier Ministre et Ministre des Finances, a fait voter la mesure des intérêts notionnels qui permettent aux sociétés et entreprises d’obtenir, dès l’exercice d’imposition 2007 et sur les revenus de l’année précédente, une déduction d'impôt sans qu'aucune dépense réelle n'ait eu lieu. » peut-on lire sur le site de Didier Reynders[7]. C’est tout à fait exact ! Il y a déduction d’impôts SANS aucune dépense réelle.

Ne croyez par pour autant que pour bénéficier des intérêts notionnels, une société doit investir. Il n’y a absolument aucune obligation d’investissement. Comble d’ironie, pour compenser (très faiblement) le déficit de recettes fiscales engendré par la mesure des intérêts notionnels, le gouvernement a même supprimé… la déduction pour investissements !

Ne croyez pas non plus que pour bénéficier des intérêts notionnels une société doit créer de l’emploi. Là aussi il n’y a aucune obligation. Une société peut même bénéficier des intérêts notionnels et… licencier. « Mais pourquoi ne pas prévoir une déduction calculée sur la base du nombre d’emplois créés ? », me direz-vous. Mais figurez-vous qu’une telle mesure existe déjà, certes limitée aux PME et à quelques grandes entreprises de secteurs spécifiques : c’est l’exonération pour personnel supplémentaire. Mais cependant, cette mesure est très peu utilisée. C’est assez logique : dans la société capitaliste, l’objectif d’une entreprise n’est pas en soi de créer de l’emploi mais de faire du profit.

Coût : 600 euros par ménage… par an !

L’estimation de départ, faite par Didier Reynders, du coût annuel des intérêts notionnels était de 566 millions d’euros. Mais en décembre 2007, il a déclaré lui-même à l’Echo, que cela coûterait 2,4 milliards d’euros ! Une somme tellement élevée et que le commun des mortels a du mal à réaliser ce que cela représente. C’est bien simple, si on divise une telle somme par le nombre de contribuables, cela représente annuellement près de 600 euros par ménage ! J’espère que vous êtes assis !

Le MR, le VLD et le CD&V ne veulent pas entendre parler d’une remise en cause des intérêts notionnels. Alarmés par l’ampleur du cadeau fiscal généré par les intérêts notionnels et inquiets du montant de la facture qui sera présentée in fine au contribuable, le PS, le SP.A, le CDH et Ecolo voudraient « empêcher les abus ». Mais tout est un abus dans la mesure où la loi fiscale sur les intérêts notionnels permet de déduire des frais fictifs.

Après de nombreuses péripéties politiciennes, le gouvernement Leterme a fini par être formé. Il ne faudra pas compter sur lui pour remettre en cause le somptueux cadeau aux entreprises représenté par les intérêts notionnels. Mais le rôle du mouvement syndical est d’éclairer les travailleurs sur cette injustice fiscale colossale et de les mobiliser pour abroger purement et simplement la loi sur les intérêts notionnels.


[1] Il faut signaler l’excellent travail d’analyse fait à ce sujet par Marco Van Hees, voir : http://www.ptb.be/fr/nouvelles/article/article/une-brochure-sur-les-interets-notionnels.html

[2] Aux élections législatives du 18 mai 2003, Agalev (actuellement Groen) n’a pas eu d’élus à la Chambre, dans la mesure où ce parti était passé en dessous de la barre électorale des 5%… qu’il avait lui-même instaurée lors de la législature précédente, quand il participait au gouvernement arc-en-ciel de Verhofstadt I.

[3] Les fonds propres d’une société comportent le capital et les bénéfices reportés non distribués aux actionnaires.

[4] En faisant appel à ses actionnaires ou par une opération en Bourse.

[5] « Evolution des résultats et de la structure financière des entreprises » in Revue économique III 2007. Voir http://www.nbb.be/doc/TS/Publications/EconomicReview/2007/revecoIII2007F_H4.pdf

[6] Voir à ce sujet la campagne menée par les autorités belges afin d’attirer en Belgique les capitaux étrangers : http://invest.belgium.be/en/intelligent-tax-system

[7] http://www.didier-reynders.be/actions/interetnot.php

Voir ci-dessus