Daniel Bensaïd sur Mai 68 (1). Vidéo
Par Daniel Bensaïd le Dimanche, 04 Mai 2008 PDF Imprimer Envoyer

"Bien sûr, 68 c'est fini, mais le problème en histoire, c'est que le dernier mot n'est jamais dit".


Daniel Bensaïd sur Mai 68. (1)
envoyé par E_varlin
"Le problème en histoire, c'est que le dernier mot n'est jamais dit."
On est rentré dans le printemps des célébrations et des commémorations, et si on regarde ce qui est à peu près la tonalité dominante, notamment dans les médias de la part des anciens vétérans fourbus de 68, c’est et répéter et de répéter 2 ou 3 fois : « 68 c’est fini » ou encore le titre du petit bouquin de Cohn-Bendit qui vient de paraître : Oublier 68. Bien sûr 68 c’est fini et depuis longtemps en un certain sens. Mais le problème en histoire c’est que le dernier mot n’est jamais dit. Il y a toujours une suite. Et à insister autant sur l’idée que 68 c’est fini, c’est aussi la manifestation d’une crainte ou d’une peur que ça puisse recommencer. C’est une manière de conjurer le souvenir et le spectre de 68, et les mêmes qui disent que c’est fini n’arrêtent pas en long et en large de le raconter et de se raconter dans les journaux ou dans les médias. Or, le vrai problème c’est de savoir pourquoi justement on parle encore de cette vieillerie qui a plus de 40 ans, c'est-à-dire qui est beaucoup plus loin pour vous dans le passé que ne l’était pour nous à l’époque les années du Front populaire ou la libération de 1944 et 1945 et la résistance.

D’abord si on parle de 68, il faut pas rester braqué dans le petit univers de l’hexagone français. Si 68 a un échos, et je vous jure qu’il en a un parce que les demandes pour aller faire des réunions en Grèce, au Brésil, au Canada aujourd’hui curieusement il y a un intérêt international pour 68 mais 68 précisément comme événement international. On était dans une séquence, les années 60 et le début des années 70, d’un monde qui voulait changer où il y avait beaucoup de monde qui voulaient changer le monde. Un monde qui voulait changer d’abord parmi les peuples qui avaient étés dominés, écrasés, méprisés par la colonisation. On était dans la grande vague des luttes d’indépendance et de libération. Après l’Algérie et Cuba, c’était l’Indochine qui symbolisait cette lutte-là, et en 68 précisément en février 68, ce qu’on appelait l'offensif de Têt, a failli déjà renverser l’occupation américaine et le régime fantoche de Saigon, mais il a fallu 7 ans de plus pour qu’il tombe pour de bon.

En 68, c’était un an après le coup d’arrêt à la révolution culturelle en Chine et la commune de Shanghai, quelques mois après l’assassinat de Guevara en Bolivie et c’était l’année où ça bougeait aussi à l’Est, où il y avaient des mouvements étudiants en Pologne. Et surtout c’était le printemps de Prague qui avait commencé au début de l’année 68. Enfin, en Europe occidentale, après des années 50 qui avaient été des années de creux du point de vue du mouvement et de luttes ouvrières, on voyait une renaissance se développer à partir des grèves belges en 61, de la grève des mineurs en France de 63, et surtout en 66-67, une jeune classe ouvrière, souvent d’origine rurale qui commençait à faire valoir ses droits avec des véritables grèves et émeutes pratiquement urbaines à Besançon, à Caen, au Mans, à Redon, autour notamment de nouvelles implantations industrielles comme la Saviem de Caen. Autrement dit, si j’ai pris ces trois exemples : les luttes de libération nationales, les luttes en Europe de l’Est, la reprise des grèves ouvrières en Europe occidentale, c’est de dire sur trois fronts pratiquement dans le monde entier quelque chose bougeait et quelque chose qui se trouvait des points communs. On manifestait pour le Vietnam et on manifestait pour la Pologne, et on considérait que les étudiants de Berlin, les étudiants de Prague ou les étudiants de Mexico, c’étaient finalement nos compagnons, nos camarades.

La deuxième raison ou le deuxième trait caractéristique, ça a été un soulèvement effectivement planétaire de la jeunesse qui allait depuis le grand mouvement étudiant de Mexico pendant l’été 68, des luttes de toute l’année 68-69 au Brésil, juste avant l’installation de la dictature, mais également au Pakistan, et dans certains pays d’Asie. Et ce soulèvement de la jeunesse traduisait effectivement un changement radical même dans des pays issus de la colonisation de la fonction des universités, le besoin d’élargir le public promis à une certaine qualification pour un travail intellectuel, le développement des services. C’était pas encore les 50 à 60% de bacheliers, mais c’était déjà un élargissement incomparable par rapport aux années 50 avec l’arrivée à l’université, et c’était notre cas, d’étudiants, (ils étaient pas nombreux, c’était encore une toute petite minorité) mais d’origine plus modeste. Les universités n’étaient plus seulement des universités d’élites et ces étudiants arrivaient avec notamment le souci, ça a été un des points qu’on oublie d’ailleurs, mais il y avait des revendications sur la mixité de la cité universitaire, il y avait des revendications déjà contre les réformes universitaires qui nous étaient imposées, mais il y avait aussi une très forte critique des cours et surtout l’idée (c’était le début de la massification des études en sciences humaines, notamment en sociologie ou en psychologie) de ne pas devenir les chiens de garde de la paix sociale. Un des éléments clés qui a préparé l’explosion à Nanterre, c’était la critique des cours notamment et, pour reprendre le titre du bouquin de Paul Nizan qui vient d’être réédité Les chiens de garde, le refus d’être justement les pacificateurs de l’ordre bourgeois et de la société de consommation qui commençait à se dessiner.

Le 3ème élément qui fait comprendre 68, c’est évidemment la grève générale la plus longue et la plus massive de l’histoire. Ça va pas vous dire grand-chose, mais on a chiffré le nombre des journées de grève en France en 1968 à 150 millions de jours perdus pour le patronat pour faits de grèves. C’est quelque chose d’inégalé. Alors, on nous demande parfois : « Mais est-ce que ce n’était pas le dernier soubresaut, les dernières convulsions du mouvement ouvrier du 19ème et du 20ème siècles etc ? ». En partie peut être effectivement, Renault Billancourt, les grands centres de la sidérurgie de l’automobile, mais c’était aussi l’annonce et les premiers pas des grèves du 21ème siècle dans les services, à l’ORTF et même dans certaines équipes de foot où les footballeurs se mettaient en grève contre leur entraîneur considéré comme un négrier.

Donc, c’est effectivement une grève charnière entre deux types de mouvements sociaux qui gardent la culture de l’ancien mais qui posent déjà les jalons de ce qui allait commencer. Enfin c’est ce sur quoi on insiste le plus dans les célébrations officielles et dans les médias aujourd’hui, c’est le côté culturel, la révolution culturelle, sexuelle, musicale - tout ça est vrai - qui traduisait et ça c’est vrai et positif, une aspiration de l’individu à exister comme individu, à davantage de libertés, dans sa vie professionnelle, dans sa vie personnelle, dans sa vie amoureuse. Mais à l’époque, et j’y reviendrai, cette explosion d’aspiration à davantage de libertés dans tous les domaines de la vie quotidienne où professionnelle ne s’opposait pas aux solidarités. Je dirais que c’était l’avènement et la naissance d’un individu solidaire et non pas d’un individu solitaire, hostile, méfiant ou égoïste que promeut aujourd’hui l’individualisme concurrentiel et libéral. On va avoir un numéro spécial du journal l’Humanité de 120 pages à propos des événements de 68. J’ai eu un débat la semaine dernière avec une partie de la direction de l’Huma, public par ailleurs, et alors la question quand-même c’est que : quel a été le moment et la possibilité de 68. Est-ce que c’était une révolution, est-ce que tout, comme nous l’avons dit effectivement, était possible ? Tout, peut-être pas. Il faut se rappeler que dans le contexte de 68, il y avait en France moins de 200.000 chômeurs. Le chômage n’était pas une crainte pour l’avenir. Il n’y avait pas de chômeurs ou très peu, de longue durée. C’était une transition entre deux boulots, ce qui explique finalement qu’avec des guerres relativement modestes, si on compare même dans la mémoire collective, je ne sais pas même si ça vous parle, on n’est pas hélas dans la même génération, c’est le moins qu’on puisse dire, mais de quoi on se souvient des acquis de 68 ? Du Front populaire, on se rappelle les congés payés, les films de Renoir, de la libération, on se rappelle, la sécurité sociale. 68, la plus grosse grève, ça a donné quoi ? Pas rien, on a eu des augmentations jusqu’à 30 pour cent, voire 50% des salaires dans certains endroits. Il y a eu des droits syndicaux, la section syndicale d’entreprise. Mais rien d’aussi fort symboliquement, rien d’aussi marquant pour la mémoire collective, que l’avaient été les gains de 36 ou de 45.

Autrement dit c’est vrai que dans une période, qui avait été une longue période de croissance, il y avait un côté : rattraper le retard, mieux partager les fruits de la croissance et ça explique qu’avec un résultat modeste par rapport à ce qui aurait été possible, finalement le retour au travail, organisé principalement à l’époque par le Parti communiste et la CGT, s’est fait sans trop de casses et sans trop de ruptures. Il y a eu un dirigeant de la CGT démissionnaire, un dirigeant du comité central du parti communiste démissionnaire, mais il n’y a même pas eu par exemple de rupture significative comparable à ce qui s’était passé en 1947 après les grèves de Renault Billancourt. Donc, peu de fractures parce que finalement ce rattrapage avait eu lieu. Maintenant, on peut comprendre que ça c’était une aspiration largement partagée. Alors tout n'était peut être pas possible. Dans le petit bouquin qu’on vient de sortir, on a ressorti les citations de Waldeck Rochet qui était le dirigeant à l’époque du parti communiste qui dit : le choix était ou bien de faire aboutir des revendications modestes mais importantes ou bien l’insurrection à la guerre civile. Ce n’était pas de ça qu’il s’agissait mais il y a eu une période de crise, une période de 3 jours et ça ce n’est pas de l’histoire, c’est intéressant d’y réfléchir pour l’avenir. Il y a eu une période de 3 jours où effectivement ceux d’en haut ont paniqué.

Transcription: Thouraya Ben Youssef

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