Afrique du Sud: le procès de l'Apartheid
Par Virginie de Romanet le Dimanche, 27 Juillet 2008 PDF Imprimer Envoyer

Les victimes de l'Apartheid ont porté plainte et nous suivons avec beaucoup d’intérêt le cas pionnier de cette plainte, qui, si elle aboutit, créerait un précédent juridique important en faveur d’un droit à la réparation pour les victimes de régimes dictatoriaux.

Le procès de l'Apartheid

A la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud et à l’entrée en fonction du premier gouvernement de l’ANC (African National Congress, l'organisation de Nelson Mandela), celui-ci a hérité d’une dette de 25,6 milliards de dollars dont 15,2 milliards dus par le gouvernement central et les pouvoirs publics à des banques et transnationales étrangères. Ces prêts sont en contradiction avec la résolution de Nations Unies de 1973 qui avait qualifié le régime de l’Apartheid comme un crime contre l’humanité. Or sans ces prêts le régime de l’Apartheid n’aurait pu se maintenir aussi longtemps. On peut bien évidemment regretter que les Nations Unies n’aient réagi contre l’Apartheid qu’en 1973 alors que ce régime odieux avait été instauré en 1948.

Face à la reconnaissance internationale de l’ignominie du régime d’exploitation raciale de l’Apartheid et aux mobilisations qu’il a déclenché à son encontre, certaines banques et transnationales ont jugé préférable de se retirer après avoir récupéré des bénéfices faramineux de l’exploitation perpétrée par ce régime. D’autres, en particulier suisses et allemandes, ont décidé de rester, les banques appliquant alors des taux d’intérêt extrêmement élevés pour compenser leur "prise de risque".En 1998, le réseau international contre la dette Jubilé avait lancé une campagne internationale pour demander aux banquiers suisses et allemands l’annulation de la dette du régime de l’Apartheid comme compensation pour leur soutien.
Les victimes de l'Apartheid s'organisent

Face au refus constant de ces banques, une organisation constituée de victimes de l’Apartheid et de leurs proches du nom de Khulumani Support Group ([1]) a décidé de lancer une procédure contre les 23 banques et transnationales ([2]) complices du régime de l’Apartheid. Cette procédure a été lancée fin 2002 devant le tribunal du district Sud de New York. Le CADTM avait invité l’avocat Charles Abrahams en charge de la plainte à présenter le cas à l’occasion du deuxième séminaire international sur le droit et la dette qui s’est tenu début décembre 2002 à Amsterdam.

On peut se demander pourquoi le choix a-t-il été fait de lancer cette plainte aux Etats-Unis.

La raison est qu’il existe aux Etats-Unis une très ancienne législation (elle date de 1789) du nom de Alien Tort Claim Act (ATCA) qui permet de poursuivre n’importe quelle personne physique ou morale coupable de violation du droit international coutumier dans n’importe quel pays du monde, à condition qu’elle se trouve sur le sol américain. Or, les entreprises incriminées sont soit américaines, soit européennes ou japonaises mais avec un siège social aux Etats-Unis permettant le rattachement. La plainte a donc été déposée en première instance au district Sud de New York.

PRESSION SUR LES PLAIGNANTS
En juillet 2003, le gouvernement sud-africain, craignant de décourager l'investissement étranger, demande au Tribunal de New York d'abandonner ce procès. Le tribunal américain s’est alors reposé sur la demande du gouvernement sud africain pour débouter les plaignants. Khulumani décide alors de faire appel devant la seconde instance de New York. Le 12 octobre 2007, cette juridiction contredit la première en demandant qu’une enquête soit effectuée pour décider de rejeter ou non l’affaire. Cette enquête n’ayant pas eu lieu, l’affaire est donc retournée à son point de départ. Après cette décision de la seconde instance, les accusés ont émis une motion demandant le maintien à la décision première et ont adressé leur demande auprès de la Cour suprême des Etats-Unis.

Le 13 mai, la Cour suprême des Etats-Unis, instance conservatrice dont les principaux juges mènent une politique conforme à l’actuelle administration a statué que l’affaire devait retourner à son point de départ. Malgré toutes leurs pressions et leurs moyens financiers colossaux, les banques et transnationales n’ont pas réussi à faire en sorte que la plainte soit abandonnée. La Cour suprême aurait certainement bien aimé pouvoir prononcer cet abandon et voler ainsi à la rescousse du grand capital international mais elle s’est trouvée piégée par le fait que certains de ses juges étaient soit actionnaires de ces entreprises soit avaient des liens de parenté avec des représentants de leur direction. Cela l’a empêché de statuer et elle a du se prononcer pour que l’affaire reprenne sérieusement dès le départ.

... MAIS PLAINTE MAINTENUE

L’incapacité des banques et transnationales les plus puissantes de la planète, du gouvernement sud-africain et enfin des plus hautes instances judiciaires à bloquer cette affaire montre à quelle point elle est puissante et capable de créer un précédent très important. Même si ce n’est pas gagné car il faut démontrer le lien entre la vente de biens et services au gouvernement de l’Apartheid et les souffrances des plaignants, il existe un précédent très fort. En effet, les fabricants du gaz Zyklon B (le conglomérat allemand IG Farben) utilisé dans les camps d’extermination nazis ont été jugés responsables aux Etats-Unis. Bien sûr il s’agissait là d’une entreprise allemande et le contexte était celui suivant directement la seconde guerre mondiale mais cela est un cas fort sur lequel il est possible de s’appuyer.

Il n’est donc pas impossible d’attendre de ce procès une issue favorable qui marquerait un coup très important contre l’impunité quasi-totale dont jouissent encore les firmes les plus puissantes de la planète et qui entraînerait également que les créanciers ne puissent plus traiter impunément avec n’importe qui.La revendication des réparations pour de tels crimes prendrait également de l’ampleur. Le montant obtenu à titre de réparation sera clé pour juger de la portée de l’affaire et donc de l’évolution du rapport de forces.


[1] L’organisation Khulumani qui en zoulou veut dire speak out (en parler) a été créée en 1995 sur le constat de la faiblesse de l’action de la Commission Vérité et Réconciliation qui n’avait abouti au paiement de réparations qu’à 15.000 victimes identifiées par la Commission. Khulumani compte 54.000 membres dont la plupart disent être encore affectés aujourd’hui par la violence de l’époque de l’Apartheid.
[2] Ce sont Exxon Mobil, Shell, BP, Chevron Texaco Corporation et Chevron Texaco Global Energy Incorporation, Fluor Corporation et Total-Fina-Elf pour l’industrie pétrolière ; Rio Tinto pour l’industrie minière ; Rheinmetal group pour l’industrie des armes, Ford, Daimler-Chrysler, Daimler-Benz et General Motors ; IBM et ICL (aussi connue comme Fujitsu) pour l’industrie de la technologie ; Barclays, Citigroup, JP Morgan Chase, Commerzbank, Deutsche Bank, Dresdner Bank, Crédit suisse et Union des banques suisses pour le secteur bancaire.

Voir ci-dessus