Le «Mai rampant» italien
Par Rocco Papandrea le Jeudi, 28 Septembre 2000 PDF Imprimer Envoyer

En Italie, le mouvement de "68" s'étend sur une période de douze ans. Outre son exceptionnelle durée, il se caractérise par sa radicalité et le rôle qu'y jouent les travailleurs, en particulier dans les grandes usines. La grève permet une réappropriation des conseils de fabrique.

En Italie, l'explosion sociale des années 1960 se produit à l'automne 1969, avec le renouvellement du contrat de travail de nombreuses catégories de salariés de l'industrie, en particulier des métallurgistes. De nombreux signes prémonitoires l'ont précédée, à l'échelle des usines comme de toute la société. On ne peut donc l'évoquer comme un coup de tonnerre dans un ciel auparavant serein. Une soudure rapide s'opère alors, avec une relative facilité, entre la lutte des jeunes étudiants et celle des travailleurs. Ce qui est assurément favorisé par l'entrée en lutte dynamique des jeunes générations dans les usines, en particulier de celle que forment les immigrants du Sud de l'Italie.

Turin et la Fiat vont se retrouver au coeur de cette longue phase politique. Durant toutes ces années, on compte environ 150 000 travailleurs à la Fiat, concentrés dans une dizaine de d'établissements, dont la Fiat Mirafiori, avec ses 60 000 salariés. Les luttes s'y développent rapidement sous l'influence du mouvement étudiant et d'une extrême gauche naissante. Elles s'y radicalisent d'autant plus fortement que le poids des syndicats et des partis traditionnels de la gauche (Parti communiste et Parti socialiste) y est faible.

Objectif égalité

Les conflits mettent en avant des objectifs égalitaires visant à dépasser la fragmentation existant dans l'usine. Les grévistes demandent d'importantes augmentations pour tous et une réduction drastique de l'éventail des catégories. La réduction du temps de travail hebdomadaire à quarante heures, avec la suppression du samedi travaillé, est aussi exigée. Les revendications, en général élaborées par les travailleurs eux-mêmes, tendent à réduire l'exploitation, à conquérir du temps libre et à obtenir un salaire permettant de vivre décemment (c'est également pour cette raison que les augmentations demandées sont égales pour tous, c'est-à-dire adaptées aux besoins et non au type de travail que chacun effectue).

Dès le départ, ces luttes s'imbriquent aux grandes batailles du moment, sur le logement, le système de santé, les retraites (avec la conquête du droit de prendre sa retraite après trente-cinq années de travail). Les conditions de travail à l'usine, la question des rythmes, de l'environnement, de la nocivité des méthodes et produits utilisés, des accidents figurent en outre au nombre des revendications. Entre 1970 et 1975, la question de l'organisation du travail se trouve même posée, avec la mise en cause de la parcellisation des tâches propre au système tayloriste.

Mais le "Mai rampant" italien se caractérise d'abord par les formes de lutte employées. Lors du renouvellement des contrats de 1969 (ce que l'on a appelé "l'automne chaud") et des années suivantes, on assiste à de véritables bras de fer, à des affrontements durs et prolongés. On fait grève par dizaines voire par centaines d'heures, lors de conflits qui durent des mois. Les mobilisations ne se réduisent d'ailleurs pas aux grèves et aux manifestations, elles impliquent les étudiants et bien d'autres secteurs. Car les travailleurs bénéficient d'une large sympathie. On peut même dire que, face au patronat, ils exercent une hégémonie "morale" sur la société.

L'organisation même de la lutte, l'articulation des grèves tournantes par exemple, donnent une grande efficacité au combat. Elles permettent aux travailleurs de ne pas subir le processus productif, mais de l'utiliser à leur avantage. Ils en retirent une meilleure connaissance de l'organisation du travail et apprennent ainsi à pouvoir, un jour, la dominer à leur tour. Par leur radicalité, ces contenus et ces formes de lutte convergent avec une contestation générale du système capitaliste. Ils reflètent l'aspiration à un autre monde ("Le pouvoir doit être ouvrier", crie-t-on, à l'époque, dans les cortèges) et conduisent à ce qui demeure comme la dimension essentielle de cette période : la naissance d'instruments et de formes de contrôle sur la production et la société.

Contrôle ouvrier

Dans les grandes concentrations ouvrières, du fait de la faiblesse et de l'inadéquation des organisations traditionnelles de la classe ouvrière, la désignation de délégués d'équipe se répand comme un incendie dans une prairie. Ces délégués se structurent en conseils d'usine.

Durant une brève phase, on voit même apparaître des coordinations territoriales desdits conseils, mais l'expérience ne se généralisera pas. Les luttes y trouvent le moyen de durer et de se rendre plus efficaces, tandis que le pouvoir de la structure patronale s'en retrouve mutilé.

L'usine devient le lieu d'affirmation de la liberté. On obtient la tenue d'assemblées rétribuées et autogérées (dix heures par an, mises à disposition des conseils d'usine et des syndicats). On conquiert le droit de disposer de locaux syndicaux et de panneaux d'affichage destinés à l'information syndicale et politique. Le délégué exerce un contrôle sur l'application des contrats, sur les cadences, sur les conditions de travail, sur la nocivité de celles-ci et leur dangerosité. Mais il est aussi habilité à intervenir contre les discriminations et la répression des chefs. Le harcèlement moral, alors particulièrement répandu, surtout envers les travailleuses, se trouve de fait éliminé.

La structure des conseils des délégués se réunit régulièrement et périodiquement (au début et pendant des mois, au rythme d'une fois par semaine). Durant environ dix ans, elle maintient une vision politique générale, qui ne se résume pas à l'entreprise. Elle fonctionne de manière très démocratique, le délégué étant éligible à bulletin secret et révocable à tout moment. Tous les travailleurs, y compris ceux qui ne sont pas adhérents d'un syndicat, peuvent être élus. Entre 1969 et 1980, on vote au moins tous les deux ans.

Délégués et conseils des délégués deviennent ainsi l'expression de l'unité d'organisation de la classe ouvrière. En pratique, ils sont même la structure unitaire des trois principaux syndicats (CGIL, CISL et UIL).

Cette phase s'achèvera au cours d'un autre automne, celui de 1980, avec la défaite des travailleurs de la Fiat. Au terme d'une lutte épique, ceux qui ont été l'avant-garde et le moteur de la lutte des classes en Italie durant une décennie s'inclineront devant la remise en cause des acquis par le patronat. Comme cela arrive souvent, les vaincus ne parviendront plus à faire entendre leurs voix. C'est la raison pour laquelle cette extraordinaire...épopée n'aura pas laissé une grande trace dans les écrits et les publications.

Traduit de l'italien par Christine Barbacci

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