ADECCO, ou le racisme « ordinaire » à l’embauche
Par Hamel Puissant le Mercredi, 22 Juin 2011 PDF Imprimer Envoyer

La condamnation d’ADECCO relance le débat sur la lutte contre les discriminations à l’embauche mais plus généralement également celui à l’emploi des personnes issues de l’immigration en Belgique. L'affaire ADECCO, numéro 1 mondial du travail intérimaire, commence en 2001 lorsqu’un employé transmet anonymement des documents internes et dénonce le fait de devoir encoder des fiches de postes vacants avec la mention BBB, pour « Blanc Bleu Belge » (race de viande bovine), quand certaines entreprises demandent à la société de ne pas envoyer de personnes étrangères dans le cadre de certaines missions. Le parquet lance dans la foulée une instruction pour discrimination à l’embauche, suite à une plainte du Centre pour l’égalité des chances.

Ces discriminations à l’embauche sont punies par la loi du 30 juillet 1981 et diverses conventions collectives de travail (e.a. la CCT 38). Grâce aux perquisitions opérées en 2001 auprès du siège d’Adecco, la justice découvre qu’au moins une centaine d’entreprises ont demandé à celle-ci des travailleurs « bien de chez nous ». Ces entreprises sont actives dans différents secteurs de l’économie : la vente de vêtements, les services de gardiennage, des sociétés de transport, de télécommunication, de construction et de rénovation, dans la production d’électricité et de bière, la distribution de nourritures,, des indépendants,… Les mentions, codifiant les demandes discriminatoires des clients d’Adecco, ont été révélées dans des correspondances internes échangées entre plusieurs agences du groupe.

Après huit années de procédures bâclées et de fautes de procédures, la chambre du conseil de Bruxelles décide en 2009 de ne pas ouvrir de dossier contre la société de travail intérimaire car l'instruction n’avait pas été menée en néerlandais alors que le siège central d'Adecco était situé en Région flamande.  Néanmoins, l’enquête démontre et confirme que de nombreuses sociétés pratiquent la discrimination à l’embauche en toute impunité.

En réaction, la FGTB, l’association flamande antiraciste Kifkif et SOS Racisme-France (1) décident en septembre 2009, d'introduire une action en dommages et intérêts contre Adecco devant le tribunal de première instance de Bruxelles pour discrimination à l'embauche et violation de la loi contre le racisme. Le tribunal considère l’action recevable au regard des dispositions du droit européen. Il a estimé que les éléments recueillis prouvaient que la direction d’Adecco en Belgique avait connaissance des pratiques discriminatoires mais qu’elle avait préféré ignorer ce phénomène au regard de ses intérêts financiers.

Ce 31 mai dernier, le tribunal de première instance de Bruxelles a donné gain de cause à la FGTB, à SOS Racisme et Kifkif et condamné la société d'intérim Adecco à payer 25.000 euros à SOS Racisme, ainsi qu’un euro symbolique à titre de dommages et intérêts aux deux autres associations pour pratiques illégales de discrimination à l'embauche. La société d'intérim a décidé d'interjeter appel.

C’est la plus lourde condamnation en Europe d’une entreprise par une association antiraciste pour discrimination. "Il s'agit d'une grande victoire dans la lutte contre les discriminations à l'embauche et cette décision permet de dénoncer des pratiques qui sont malheureusement encore trop fréquentes dans l'ensemble des secteurs, y compris dans l'intérim, mais qu'il est souvent difficile à poursuivre faute de preuves suffisantes", se réjouit la FGTB dans un communiqué.

La FGTB et SOS Racisme annoncent par ailleurs avoir décidé "de porter l'échec du dossier pénal devant la Cour européenne des droits de l'Homme afin d'y dénoncer le non-respect du principe du droit au procès équitable". Le syndicat et l'association reprochent à l'Etat belge, et au parquet du procureur du Roi, « de ne pas avoir mis tout en œuvre pour poursuivre Adecco pour pratiques discriminatoires. En d’autres termes, la lutte contre les discriminations ne semblait pas constituer une priorité de politique criminelle de la part du Parquet ».

Selon le dossier pénal à charge d’Adecco, les entreprises suivantes auraient sollicité un travailleur intérimaire en exigeant que celui-ci soit uniquement « BBB » ou en précisant qu’elles ne voulaient « pas d’étrangers » ou « pas d’arabes » :

A&A Electrics, A.v.D. Belgium, Agence Duchene SA, Aon Belgium, Apover, Aufisco, Axima, BMW Brussels, BC Components, Beguelin Import, Benetton Retail Belgium, Berchem Pneu, BFGoodrich Europe, Bois Henri Lochten, Ghysels, Bracco Belgium sa, BV Tourisme, C&A, Carli Gry, Cegeac, Centrale américaine, Chehoma, Clinique Saint-Jean, Church’s english shoes, City parkings sa, Cliff Tailor, Cobema, Comax, Contigea, Defitech, Delhaize le Lion, Dépannage Wattiez, Distri Shoe, Electrabel Distribution, Electrolor, Equipo SPRL, Eurocavi Europe, Forma, Fort James, Garage du stade, Godiva, Group 4 Maintenance, Guilbert Belgium, Hades, Interbrew Belgium, ITD Fashion outlet, Itel Tech, JB carrosserie, JVC Belgium, La galerie Marie-Christine, Les musts de Cartier, Losdyck Paint, Maison Theunissen, Melisana, Mench Industry S.A., N.D.A Vandenhouwe, Nachtergaele, Noritsu, OCA S.A., Papeteries Aubry, Peugeot Technic Auto, Poot Printers, Press Shop, Putman SA, Ready, Ria, Rioglass International, Security Infor, Stephane Davidts SPRL, Swatch group, TEM, Tempolec International, Transfer, Universal group, Univex, VG Plastic, Vice-Versa, Woluwe parkings, …

Les révélations sur les (anciennes) pratiques d’Adecco (et autres sociétés d’intérim) (2) et surtout de nombreuses entreprises ont relancé le débat sur l’efficacité de la lutte contre les discriminations à l’emploi. Celles-ci concernent non seulement l’embauche mais également la cohabitation entre les travailleurs dans l’entreprise ou l’administration, les possibilités de formations, de promotions et de carrières, ainsi que « les mises à la porte ».

La LCR s’insurge contre l’impunité permanente dont bénéficient les entreprises et les administrations coupables de discriminations malgré les multiples chartes et plans de la diversité. Il faut, comme le demande le MRAX, que les autorités judiciaires poursuivent et condamnent les entreprises soupçonnées de discrimination mais pour cela nous attendons toujours l’arrêté d’application de la loi de 2003 contre les discriminations qui légalise les « tests de situation » ou « testing », que le gouvernement belge n’a jamais adopté à cause des pressions du lobbying du patronat et des propriétaires.

Pour l’instant, les tribunaux refusent d’accepter ce mode de preuve pour condamner les auteurs de discriminations (3). Il faut lancer une grande campagne d’information sur la loi contre les discriminations et ses outils de lutte contre le racisme. Il faut promouvoir et renforcer les actions des conseillers syndicaux de la diversité. Il faut instaurer un baromètre annuel de l’état du racisme et des discriminations dans l’emploi. Pour pouvoir mesurer le degré de discrimination, il faut également rapidement instaurer un monitoring « ethnique » (4) dans chaque entreprise, administration et secteur d’activité. En attendant de pouvoir vérifier si le CV anonyme peut aussi contribuer à augmenter le nombre de travailleurs issus de l’immigration dans les entreprises et les administrations. C’est un enjeu majeur pour l’avenir de notre société multiculturelle avec l’amélioration de la qualité et de la performance de notre enseignement.

Hamel Puissant est animateur socio-culturel et membre du MRAX

Notes:

(1) SOS Racisme, alerté par des suspicions de pratiques similaires en France, avait mené une vaste enquête, et décidé de se constituer partie civile, le 20 septembre 2007.

(2) Un reportage, en caméra cachée, diffusé sur la VRT en 2010 a montré que les agences enfreignent encore de manière flagrante les législations anti discriminations. 6 agences d’intérim sur 8 ont donné suite aux demandes discriminatoires de clients de ne pas recruter des personnes d’origine étrangère ! Le mal semble tellement important que Federgon, la fédération sectorielle des sociétés d’intérim, a envoyé un « mystery shopper » auprès de 130 agences d’intérim pour vérifier de manière neutre la bonne application des mesures antidiscriminations. Les résultats révélés le 9 juin 2011 sont toujours aussi inquiétants. 28 % des agences d’intérim sont en faute et n’ont pas manifesté de refus face à une demande discriminante du « mystery shopper » … (source : http://www.ptb.be/nieuws/artikel/discrimination-a-lembauche-un-mal-toujours-bien-actuel.html )

(3) Cour d'appel d'Anvers, 25 février 2009 : des personnes d'origine étrangère se plaignent de ne pas avoir accès à une salle de sport. Les faits font l'objet d'une prise de vue par caméra cachée. Ce type de preuve est rejeté puisqu'il n'y a pas d'arrêté d'exécution en matière de test de situation (25.02.2003) et que la loi du 10 mai 2007 n'en fait même plus mention.

(4) il suffit que chaque travailleur, sur base anonyme et volontaire, remplisse une fiche d’identification des catégories sensibles de son identité (couleur de peau, origine du nom, religion, nationalité, etc) susceptibles d’être le vecteur d’une discrimination. Ces données, comparées au niveau de chaque région ou bassin d’emploi, permettront à chaque entreprise de savoir dans quelle mesure certaines catégories de population seraient anormalement représentées en son sein et, le cas échéant, de mettre en place un plan adapté de gestion de la diversité de son personnel.

Voir ci-dessus