Dossier : affronter la crise de la dette en Europe
Par Damien Millet, Eric Toussaint, Claude Jacquin, François Chesnais le Dimanche, 17 Juillet 2011 PDF Imprimer Envoyer

Un des avatars de la crise du secteur financier qui a débuté en 2007 aux Etats-Unis et s’est étendue comme une traînée de poudre à l’Europe, c’est la fougue avec laquelle les banques de l’Ouest européen (surtout les banques allemandes et françaises |1|, mais aussi les banques belges, néerlandaises, britanniques, luxembourgeoises, irlandaises…) ont utilisé les fonds prêtés ou donnés massivement par la Réserve fédérale et la BCE pour augmenter, entre 2007 et 2009, leurs prêts dans plusieurs pays de la zone euro (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne) où ils réalisaient de juteux profits en raison des taux d’intérêt qui y étaient plus élevés. A titre d’exemple : entre juin 2007 (début de la crise des subprime) et septembre 2008 (faillite de Lehman Brothers), les prêts des banques privées d’Europe occidentale à la Grèce ont augmenté de 33%, passant de 120 milliards à 160 milliards d’euros.

Les banquiers d’Europe occidentale ont joué des coudes pour prêter de l’argent dans la Périphérie de l’Union européenne à qui voulait bien s’endetter. Non content d’avoir pris des risques extravagants outre-Atlantique dans le marché des subprime avec l’argent des épargnants qui à tort leur faisaient confiance, ils ont répété la même opération en Grèce, au Portugal, en Espagne… En effet, l’appartenance à la zone euro de certains pays de la Périphérie a convaincu les banquiers des pays de l’Ouest européen que les gouvernements, la BCE et la Commission européenne leur viendraient en aide en cas de problème. Ils ne se sont pas trompés.

Lorsque de fortes turbulences ont secoué la zone euro à partir du printemps 2010, la BCE prêtait au taux avantageux de 1% aux banques privées, qui à leur tour exigeaient de pays comme la Grèce une rémunération bien supérieure : entre 4 et 5% pour des prêts d’une durée de trois mois, environ 12% pour les titres à 10 ans. Les banques et les autres investisseurs institutionnels ont justifié de telles exigences par le « risque de défaut » qui pesait sur les pays dits « à risque ». Une menace si forte que les taux ont considérablement augmenté : celui accordé par le FMI et l’Union européenne à l’Irlande en novembre 2010 atteignait 6,7%, contre 5,2% à la Grèce six mois plus tôt. En mai 2011, les taux grecs à dix ans dépassaient 16,5%, ce qui a obligé ce pays à n’emprunter qu’à trois ou à six mois, ou à s’en remettre au FMI et aux autres gouvernements européens. La BCE doit désormais garantir les créances détenues par les banques privées en leur rachetant les titres des États… auxquels en principe elle s’est interdit de prêter directement.

Cherchant à réduire les risques pris, les banques françaises ont diminué en 2010 leur exposition en Grèce, qui a fondu de 44 %, passant de 27 à 15 milliards de dollars. Les banques allemandes ont opéré un mouvement similaire : leur exposition directe a baissé de 60% entre mai 2010 et février 2011, passant de 16 à 10 milliards d’euros. Ce sont le FMI, la BCE et les gouvernements européens qui remplacent progressivement les banquiers et autres financiers privés. La BCE détient en direct pour 66 milliards d’euros de titres grecs (soit 20% de la dette publique grecque) qu’elles a acquises sur le marché secondaire auprès des banques, le FMI et les gouvernements européens ont prêté jusqu’en mai 2011, 33,3 milliards d’euros. Leurs prêts vont encore augmenter à l’avenir. Mais cela ne s’arrête pas là, la BCE a accepté des banques grecques pour 120 milliards de titres de la dette grecque comme garanties (collatéraux) des prêts qu’elle leur accorde à un taux de 1,25%. Le même processus est enclenché avec l’Irlande et avec le Portugal.

On retrouve là tous les ingrédients de la gestion de la crise de la dette du tiers-monde avec la mise en place du Plan Brady |2|. Au début de la crise qui a éclaté en 1982, le FMI et les gouvernements des grandes puissances, Etats-Unis et Grande-Bretagne en tête, sont venus à la rescousse des banquiers privés du Nord qui avaient pris des risques énormes en prêtant à tour de bras aux pays du Sud, surtout d’Amérique latine. Lorsque des pays comme le Mexique se sont trouvés au bord de la cessation de paiement à cause de l’effet conjoint de l’augmentation des taux d’intérêt et la baisse de leurs revenus d’exportation, le FMI et les pays membres du Club de Paris leur ont prêté des capitaux à condition qu’ils poursuivent les remboursements et qu’ils appliquent des plans d’austérité (les fameux plans d’ajustement structurel). Ensuite, comme l’endettement du Sud gonflait par l’effet boule de neige (comme cela est en train de se passer sous nos yeux en Grèce, en Irlande, au Portugal et ailleurs dans l’UE), ils ont mis en place le Plan Brady (du nom du secrétaire au Trésor états-unien de l’époque) qui a impliqué une restructuration de la dette des principaux pays endettés avec échange de titres. 

Le volume de la dette a été réduit de 30% dans certains cas et les nouveaux titres (les titres Brady) ont garanti un taux fixe d’intérêt d’environ 6%, ce qui était très favorable aux banquiers. Cela assurait aussi la poursuite des politiques d’austérité sous le contrôle du FMI et de la Banque mondiale. Sur le long terme, le montant total de la dette a néanmoins augmenté et les montants remboursés sont énormes. Si on ne prend en compte que le solde net entre montants prêtés et remboursés depuis la mise en place du plan Brady les pays en développement ont offert aux créanciers l’équivalent de plus de six plans Marshall, soit environ 600 milliards de dollars. Ne faut-il pas éviter qu’un tel scénario se répète ? Pourquoi accepter que les droits économiques et sociaux des peuples soient une fois de plus sacrifiés sur l’autel des banquiers et des autres acteurs des marchés financiers ?

Selon les banques d’affaires Morgan Stanley et J.P.Morgan, en mai 2011, les marchés considéraient qu’il y avait 70% de probabilité que la Grèce fasse défaut sur sa dette, contre 50% deux mois plus tôt. Le 7 juillet 2011, Moody’s a placé le Portugal dans la catégorie dettes à haut risque. Voilà une raison supplémentaire pour opter pour l’annulation : il faut auditer les dettes avec participation citoyenne afin d’en annuler la partie illégitime. Si on ne prend pas cette option, ce sont les victimes de la crise qui subiront à perpétuité une double peine au bénéfice des banquiers coupables. On le voit bien avec la Grèce : les cures d’austérité se succèdent sans que s’améliore la situation des comptes publics. Il en sera de même pour le Portugal, l’Irlande et l’Espagne. Une grande partie de la dette est illégitime car elle provient d’une politique qui a favorisé une infime minorité de la population au détriment de l’écrasante majorité des citoyens.

Dans les pays qui ont passé des accords avec la Troïka, les nouvelles dettes sont non seulement illégitimes, elles sont également odieuses et ce pour trois raisons : 1. les prêts sont assortis de conditions qui violent les droits économiques et sociaux d’une grande partie de la population ; 2. les prêteurs font du chantage à l’égard de ces pays (il n’y a pas de véritable autonomie de la volonté du côté de l’emprunteur) ; 3. les prêteurs s’enrichissent abusivement en prélevant des taux d’intérêts prohibitifs (par exemple, la France ou l’Allemagne emprunte à 2% sur les marchés financiers et prête à plus de 5% à la Grèce et à l’Irlande ; les banques privées empruntent à 1,25% à la BCE et prêtent à la Grèce, à l’Irlande et au Portugal à plus de 4% à 3 mois). Pour des pays comme la Grèce, l’Irlande, le Portugal ou des pays d’Europe de l’Est (et en dehors de l’UE, des pays comme l’Islande), c’est-à-dire des pays qui sont soumis au chantage des spéculateurs, du FMI et d’autres organismes comme la Commission européenne, il convient de recourir à un moratoire unilatéral du remboursement de la dette publique. C’est un moyen incontournable pour créer un rapport de force en leur faveur. Cette proposition devient populaire dans les pays les plus touchés par la crise.

Il convient également de réaliser sous contrôle citoyen un audit de la dette publique. L’objectif de l’audit est d’aboutir à une annulation/répudiation de la partie illégitime ou odieuse de la dette publique et de réduire fortement le reste de la dette.

La réduction radicale de la dette publique est une condition nécessaire mais pas suffisante pour sortir les pays de l’Union européenne de la crise. Il faut la compléter par toute une série de mesures de grande ampleur dans différents domaines (fiscalité, transfert du secteur de la finance dans le domaine public, re-socialisation d’autres secteurs clés de l’économie, réduction du temps de travail avec maintien des revenus et embauche compensatoire, etc. |3|).

L’injustice flagrante qui domine les politiques régressives à l’œuvre en Europe alimente la puissante mobilisation des indignés en Espagne, en Grèce ou ailleurs. Grâce à ces mouvements qui ont débuté dans le sillage des soulèvements populaires d’Afrique du Nord et du Proche Orient, nous vivons une accélération de l’histoire. La question de la dette publique doit être affrontée de manière radicale.

Damien Millet et Eric Toussaint

Notes :

1) A la fin 2009, les banquiers allemands et français détenaient à eux seuls 48 % des titres de la dette extérieure espagnole (les banques françaises détiennent 24 % de ces dettes), 48 % des titres de la dette portugaise (les banques françaises en détiennent 30 %) et 41 % des titres de la dette grecque (les françaises venant en tête avec 26 %).

2) Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’État permanent, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006, chapitre 15.

3) Voir www.cadtm.org

Damien Millet est porte-parole du CADTM France (www.cadtm.org), Eric Toussaint est président du CADTM Belgique. Ils ont dirigé l’ouvrage : La Dette ou la Vie, Aden-CADTM, Bruxelles-Liège, été 2011, 379 pages, 20€.


Dettes publiques, troisième acte de la crise !

Par Claude Jacquin

Quelle lamentable et scandaleuse impuissance des Etats face aux marchés financiers ! Quelle caricature du politique et de la démocratie que de voir ces réunions à 8, à 12, à 27, où chefs d’Etats et ministres des finances s’essoufflent lamentablement derrière les « agences de notation » au nombre de trois (Fitch, Moody’s et Standard & Poor’s) qui chaque jour en rajoutent une couche en disqualifiant un peu plus les créances de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal, de l’Italie etc. Quelle effarante hypocrisie des gouvernements qui font mine de prendre l’affaire à bras le corps quand en réalité ils n’agissent qu’en réaction aux états d’âme des « marchés financiers » ! Marchés financiers qui ne sont au final que les banques, les compagnies d’assurance et les grands fonds d’investissement.

Oui toute dette implique un risque de solvabilité aux échéances de remboursement. Oui la dette d’un Etat, comme toute autre dette, nécessite d’évaluer son avenir et ses rythmes probables d’acquittement. Oui il y a derrière la dette grecque ou italienne (pour ne prendre que ces deux cas) une longue histoire de gestion scandaleuse du bien public. Mais comment accepter (au regard de ce qui est en train de se produire au plan social en Europe, aux Etats- Unis et au Japon) que les taux d’intérêt appliqués aux dettes publiques soient pilotés par ces agences de notation, poissons pilotes de la finance privée ? Car leurs « notes » commandent l’évolution des taux d’intérêt (le risque possible), taux d’intérêt qui ne sont que la valeur spéculative des créances sur les marchés privés de la dette... publique. Si la dette publique est ainsi privatisée, que reste-t-il de public dans les orientations financières des gouvernements ?

C’est pourquoi la pantomime des réunions gouvernementales fait pitié. Car derrière cette incapacité à arrêter cette spirale, se trouvent, enfouies sous 25 années de libéralisme, des responsabilités politiques directes et la décision de se livrer pieds et poings liés à la finance privée. Les gouvernements sont bien les premiers responsables de cette mécanique infernale. Ce sont bien eux qui ont décidé…

  • que l’Union européenne resterait un vaste « zone de libre échange » de mise en concurrence de tous contre tous, sans budget central ;
  • que la banque centrale européenne (émettrices des monnaies) serait indépendante des Etats ;
  • que ces derniers (essentiellement en zone euro) ne pourraient emprunter que sur les marchés financiers mondiaux et donc privés ;
  • que le système bancaire serait totalement privatisé, devenant un des acteurs majeurs de ces marchés et perdant toute fonction d’appui aux politiques économiques publiques ;
  • que les marchés financiers deviendraient juges et parties du risque sur les dettes publiques ;
  • et c’est encore eux qui s’apprêtent à faire entrer dans les constitutions nationales le fait que les budgets nationaux doivent être impérativement à l’équilibre, c’est-à-dire privés de toute marge de manœuvre financière ou monétaire. En France, un premier vote parlementaire vient d’avoir lieu. Ce texte prévoit de définir sur trois ans l’évolution des recettes et dépenses du pays, en visant un retour à l’équilibre global entre recettes et dépenses, qui s’imposerait ensuite à toute l’action publique, tant au niveau de l’Etat que des collectivités territoriales.

Un bateau ivre

N’étaient-ils pas pitoyables quand ils expliquaient dès 2009 que se profilait déjà la fin de la crise ? Car la messe est dite et voici que se dévoile maintenant le troisième étage de la crise ouverte fin 2007 :

  • La zone euro est désormais un bateau ivre.
  • La fameuse reprise économique aux Etats-Unis est en train de se transformer en dangereuse stagnation, nourrie par une dette vertigineuse de plus de 14.300 milliards de dollars (autre chose que celle de la Grèce soit dit en passant !) et un dessèchement du marché du travail.
  • Le Japon est incapable (une fois encore en raison de sa dette) de faire face aux conséquences économiques des catastrophes naturelles qu’il a subies.
  • Et sans doute faut-il y ajouter une dangereuse montée de l’inflation en Chine ainsi que les effets de spéculation sur le prix des matières premières etc.

Tout cela prend racine dans la crise de 2007, dans une crise due à la cupidité et à la spéculation. Ensuite le scénario s’est presque écrit tout seul : aide des Etats aux banques, récession, stagnation de la demande dans les pays occidentaux, plans d’austérité d’une violence inouïe qui accentue le délabrement social, fuite en avant de la dette... Il faut, en effet, sans cesse rappeler que la dette des Etats européens est pour l’essentiel détenue par la finance privée. C’est ainsi que la boucle est bouclée. Ceux qui portent la responsabilité de la déflagration de 2007 spéculent aujourd’hui et se fond du gras sur les créances européennes.

Le bilan honteux du libéralisme

Devant pareil scandale, une seule question vient à l’esprit : pour combien de temps encore ? Combien de temps les populations vont-elles supporter cela ? Combien de temps les reculs programmés de l’âge de la retraite ? Combien de temps le démantèlement des services sociaux ? Combien de temps ces réunions gouvernementales pathétiques qui, face aux besoins de la finance privée, se terminent inévitablement par de nouvelles mesures de restriction pour les populations ?

Tous les ingrédients d’un troisième acte de la crise sont donc réunis. Car à partir du moment où les dettes publiques sont devenues des produits financiers spéculatifs disponibles sur le marché, il y a les gagnants probables qui jonglent au jour le jour en jouant sur les taux, et il y a les perdants potentiels parce que trop englués dans leurs stocks de dettes publiques pour pouvoir en sortir rapidement. C’est le cas des banques françaises qui détiennent pas mal de dette grecque ou italienne notamment. C’est aussi le cas de six banques espagnoles qui présentent de sérieuses insuffisances de fonds propres pour faire face à un nouveau choc bancaire. Ces exemples abondent.

Or, au moindre défaut de remboursement d’un Etat, ces fragilités supposées ou révélées reproduiront ce qui s’est passé en 2008 : les banques n’oseront plus se prêter mutuellement et le marché interbancaire se bloquera à nouveau. Faudra-t-il alors recommencer l’aide financière massive des Etats aux banques privées, comme en 2008 ? Avec des conséquences économiques et sociales exponentielles. Or, c’est bien ce qui pourrait nous arriver dans les prochaines semaines ou mois. C’est tout un système qui part en vrille. Un système progressivement mis en place durant 25 ans par les politiques qui nous gouvernent sous la pression dominante de la finance privée. Combien de temps encore ?

Claude Jacquin, expert auprès des Comités d’entrepris, le 13 juillet 2011

Paru sur le site de Europe Solidaire Sans Frontière


Que faire pour se libérer du piège des dettes publiques? Interview avec François Chesnais

Nous publions ici l’intégralité de l’entretien qui s’est déroulé le 28 juin entre François Chesnais et Dominique Sicot, journaliste à L’Humanité-Dimanche.  Faute de place, seuls des extraits paraîtront dans l’édition de cet hebdomadaire, en date du 7 juillet 2011. (Rédaction d’A l’Encontre.org)

Comment définir la situation des classes populaires en Europe par rapport à la question de la dette?

Dans mon livre [Les dettes illégitimes. Editions Raisons d’Agir, mai 2011] je parle de la «double peine» que les bourgeoisies et les gouvernements sont en train de leur infliger. Fin 2008 et toute l’année 2009, les salarié·e·s ont subi de plein fouet les effets de la crise mondiale sous la forme de fermetures d’usines, licenciements, réduction d’horaires et de gel salarial. Puis à partir de la première phase de la crise de la dette grecque en mai 2010 et l’entrée en scène des agences de notations comme porte-parole des exigences des banques et des investisseurs financiers, les gouvernements européens ont entrepris d’attaquer les classes populaires tous azimuts au nom de «l’obligation de payer la dette».

Ce que le gouvernement Papandréou a accepté d’imposer aux citoyens grecs dans le cadre du nouveau «plan de sauvetage» mis au point par la troïka – UE, BCE et FMI – donne froid dans le dos. Hausse de deux points de la TVA de 19% à 21%, augmentation des taxes sur l’alcool, le tabac et les carburants (0,08 euro sur l’essence et 0,03 euros sur le gazole). Création d’un «droit d’accès» au réseau électrique. Réductions de salaires et de retraites dans la fonction publique à hauteur de 1,7 milliard d’euros, soit 0,7% du PIB. Gel de toutes les retraites publiques et privées. Amputation du programme d’investissement public. Mesures pour faciliter les licenciements. Vague de privatisation d’une ampleur sans précédent : les ports, les aéroports, les chemins de fer, le service de l’eau, les télécoms et la Banque postale, etc. Au Portugal, les mesures acceptées par les deux partis «majoritaires» sont du même acabit. En Irlande, dans le contexte d’un système économique et sociale à l’anglo-saxonne, où la protection sociale était déjà faible, les ravages du plan d’austérité à la suite de l’étatisation de la dette des banques sont particulièrement forts dans la santé publique et l’enseignement.

Dans mon livre, je rappelle que la décision du gouvernement Sarkozy d’accélérer tout d’un coup la «réforme» des retraites et de passer en force est la conséquence d’une admonestation des agences de notation, fin mai 2010. Les plans d’austérité sont déjà en œuvre partout. Ils n’ont pas encore le degré d’intensité que l’UE, la BCE et le FMI sont en train d’administrer à la Grèce, mais aussi au Portugal et à l’Irlande. Les salarié·e·s et les jeunes de la plupart des pays européens doivent s’attendre à des politiques visant à leur imposer la même potion amère. Bon nombre des indignés qui ont occupé les villes d’Espagne l’ont compris.

On lit des appels à ce que le paiement de la dette soit mis au centre du débat de la campagne présidentielle de 2012. Qu’en pensez-vous?

Il est inévitable que ce soit le cas. L’enjeu est de savoir qui en prend l’initiative et en définit les termes. Dans Le Monde du 28 juin, Stéphane Boujnah (qui est délégué général du groupe financier Santander en France – après avoir été une «vedette» de la Deusche Bank – et pas seulement président du think tank: «En temps réel»), écrit bien sûr que la dette française doit être payée. Il souhaite la création d’un «conseil national du redressement des comptes publics», qui serait inspiré, dit-il, « du légendaire Conseil national de la Résistance». Cela revient à dire que la dette publique française est légitime et qu’une sorte d’union sacrée doit permettre qu’elle soit «honorée».

Le mouvement social français doit s’opposer de toutes ses forces à ce discours qui est absolument dominant dans les médias et pour l’instant dans la très grande majorité des discours politiques. Si la dette de la Grèce a des traits de dette odieuse, toutes les dettes publiques européennes sont illégitimes, dont celle de la France. De par les conditions politiques dans lesquelles les pays sont tombés sous la coupe des «marchés». De par la nature des «prêts» sur lesquels on doit payer des intérêts aux banques et assurer le remboursement.

L’injonction morale de payer la dette faite aux citoyens repose sur deux idées. D’abord que ceux-ci seraient parties prenantes conscientes et consentantes à l’accumulation de la dette. Dans mon livre, je rassemble un ensemble d’éléments mis en lumière par des syndicats comme le SNUI [syndicat des finances publiques] et Sud Trésor ou des journalistes méticuleux comme ceux de Médiapart, qui montrent à quel point cela n’a pas été le cas. Le bouclier fiscal est seulement la pointe visible d’un iceberg de baisse des impôts du capital et des hauts revenus et d’évasion fiscale. La seconde «fausse évidence», pour utiliser l’expression des Economistes atterrés, est que ce seraient des sommes, fruit d’une épargne amassée par un dur labeur, qui auraient été prêtées. Ce n’est que très marginalement le cas. Lorsque les banques et les fonds de placement « prêtent aux Etats », ils activent moyennant «l’effet de levier» un mécanisme d’appropriation d’une partie des impôts payés par ceux qui ne peuvent y échapper (la TVA notamment). Ces «prêts» reposent sur un tissu compliqué de transactions interbancaires en bonne partie occultes (le « shadow banking system » ou «système financier de l’ombre»), dont les bases sont si fragiles que tout défaut de paiement, même d’un très petit pays (la Grèce représente 2% du PIB de la zone euro) est une menace pour les banques.

Je défends, de même qu’Attac le fait, la nécessité de procéder à un audit public de la dette.  En Grèce un comité pour le moratoire et l’audit de la dette a été créé en janvier 2011. Ses militants ont déjà mené un travail suffisamment fort pour qu’un secteur des militants de la place Syntagma l’ait adopté et qu’on ait pu entendre dans une vidéo de dailymotion, une jeune femme porte-parole du syndicat des employés de l’Etat, scander à la fin de l’interview les mots d’ordre de l’autocollant qu’elle portait : «On ne doit rien ! On ne vendra rien ! On ne paiera rien!».

En Espagne, l’activité des banques est dans la ligne de mire des indignés. Je souligne peut-être plus fortement que ne le fait pour l’instant Attac, qu’étant donné les traditions politiques françaises, l’audit peut vraiment prendre corps seulement sous la forme d’une vaste campagne populaire initié par les associations et des partis, dont la campagne des comités pour le Non au TCE [Traité constitutionnel européen] de 2005 fournit un parfait exemple. Le cas grec montre l’immense portée démocratique d’une campagne pour le moratoire et l’audit populaire de la dette. En France, celles et ceux qui se sont penchés sur les centaines de pages du TCE seront parfaitement capables d’éplucher les documents publics, notamment les rapports parlementaires, où une large partie des «cadeaux au capital» sont détaillés. S’agissant des détenteurs des titres de dette, la question de la sauvegarde de la petite épargne en cas d’annulation est souvent soulevée. Lors des déclarations d’impôt, les banques calculent au centime près les montants afférents à différentes formes d’épargne des ménages. Elle leur serait garantie, car elle ne représente qu’une minuscule partie des «créances» sur l’Etat réclamées par les banques et les investisseurs financiers.

On n’a donc pas affaire à une crise grecque, mais à une crise proprement européenne?

C’est exact. Il s’agit d’une crise européenne, en ce que des banques européennes, allemandes et françaises en particulier, sont menacées plus ou moins sérieusement par un défaut d’Etat du fait de leur gestion risquée et occulte. Beaucoup de gens ont dit que la crise des banques était doublée d’une crise de la «gouvernance européenne». On a plutôt affaire à un essai de mise en œuvre de ce que Naomi Klein nomme «la stratégie du choc».

Les rivalités entre les élites européennes, l’indépendance de la BCE, la lourdeur des institutions de l’UE en rendent le montage compliqué. Mais si on prend les propositions déjà anciennes du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroup, les discours d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy et le «Pacte pour l’euro» qui durcit drastiquement le «Pacte de stabilité» et enfin le discours récent de Jean-Claude Trichet prônant une «gouvernance» encore plus centralisée et autoritaire de la zone euro, on est bel et bien face à une tentative d’utiliser la «crise de la dette» pour soumettre de nouveau les classes populaires au «talon de fer» du capital.

Cette « stratégie du choc » a pour contexte, au plan mondial, le cul-de-sac de l’accumulation financiarisée et du modèle de croissance par endettement. Les Etats-Unis en ont été la clef de voûte. Ils ont été l’épicentre du krach du Nasdaq en 2001 et des banques d’investissement en septembre 2008. Ils ne connaissent pas d’autre modèle et cherchent donc à le perpétuer. Pourtant le gouvernement américain est en quasi-cessation de paiement. Les pays d’Europe, dont ceux de la zone euro, ont copié les mécanismes du modèle de croissance par endettement dans des combinaisons différentes. L’Irlande et l’Espagne ont construit une prospérité factice sur des booms immobiliers insensés. Partout les entreprises ont saisi les opportunités de la libéralisation pour faire jouer la concurrence entre les salarié·e·s de pays à trajectoire historique et à niveaux de salaires et de protection sociale très différents. La demande intérieure a fléchi et n’a été soutenue que par l’endettement des ménages. Partout les gouvernements de gauche comme de droite ont baissé les impôts sur le capital et sur les hauts revenus et ont compensé la baisse de la fiscalité par un recours croissant à l’emprunt.

Le taux d’endettement de la France avoisine maintenant 90% du PIB. Mais à l’automne 2008, avant le sauvetage des banques et des groupes de l’automobile, il était déjà de 63%. La même chose est vraie pour d’autres pays. Mais la France est aussi le siège de trois des groupes financiers (on les appelle encore « banques » mais le terme est faux) très impliqués dans le soutien du boom immobilier en Espagne et dans l’achat de titres de la dette.

On entend les dirigeants européens répéter que si le peuple grec parvenait à empêcher le nouveau plan d’austérité, cela risquerait de déclencher des faillites bancaires en cascade.

La realpolitik de la finance veut effectivement que les peuples acceptent de s’immoler pour que la domination du capital perdure. Le premier acte de prise de fonction de la nouvelle directrice du FMI [Christine Lagarde] a donc été, tout naturellement, d’appeler le parlement grec à être «responsable» et à voter unanimement les lois afférentes au nouveau «plan de  sauvetage».

Revenons sur les «banques». La concentration aidant, les banques se sont transformées en groupes financiers pour lesquels les opérations de loin les plus profitables sont celles de valorisation des portefeuilles des riches (la «banque privée») et surtout les opérations de spéculation sur les titres de la dette publique et de refinancement des emprunts des sociétés immobilières et des banques hypothécaires. Depuis leur sauvetage en 2008, les «banques» n’ont pas épuré tous les actifs toxiques de leurs comptes. Elles ont continué à faire des placements à haut risque dans les deux sphères d’activité mentionnées. Elles ont retrouvé leur niveau de profitabilité d’avant la crise. Leurs actionnaires ont reçu des dividendes et les dirigeants des stock-options élevés. Leurs titres (près de 20% du CAC40) ont dopé le cours des Bourses.  Il y a un débat incessant dans les journaux spécialisés pour apprécier, on peut même dire deviner, la situation de leur bilan et donc le degré auquel un défaut de paiement «ébranlerait le système financier mondial» réellement. En ce qui concerne la dette grecque, la plupart des groupes financiers ont pris leurs dispositions. On peut interpréter ainsi les informations relatives aux initiatives prises par BNP Paribas sur la Grèce. Mais un «effet de dominos» est toujours possible. Ce qui inquiète vraiment la finance est la situation espagnole, quatrième économie de la zone euro, où le marasme économique est profond alors que la jeunesse et des secteurs sociaux se mobilisent.

Dans votre livre, vous privilégiez la question de l’annulation de la dette et la mise sous contrôle social des banques, là où d’autres se focalisent sur la sortie de l’euro?

Il y a différentes façons de se positionner par rapport à la crise de l’euro. On peut voir l’euro comme un carcan (certains l’ont pensé dès le départ) et donc dans la crise actuelle comme l’occasion de revenir à une monnaie nationale, dont le gouvernement pourrait relancer la croissance par la dévaluation du taux de change. Ceux qui ont cette position parlent peu ou pas du tout de la dette. Ils pensent peut-être que l’augmentation des rentrées fiscales la réglerait en bonne partie. Ils oublient l’expérience de la dévaluation compétitive de la fin des années 1980, avec une dette bien moins élevée et une base industrielle bien plus solide.

On peut voir la crise de l’euro comme quelque chose d’inscrite dans les faits en raison de la probabilité, voire l’inéluctabilité d’un défaut de la Grèce. La dette grecque était 133% du PIB en 2010. Elle va avoisiner les 160% en 2011 et frôler, selon certaines projections, les 180% d’ici deux ans. Les mesures brutales ne font donc que retarder l’échéance du moment où il faudra bien faire «le saut dans l’inconnu», c’est-à-dire restructurer la dette, en allonger les échéances, en effacer une partie. Il est tout à fait possible que l’effet de dominos soit alors si fort que la zone euro éclate. Certaines banques n’y résisteraient pas, de sorte que la question de leur mise sous contrôle social se poserait.

On ne pourrait quand même pas leur éviter la faillite une fois de plus gratis. Les travailleurs se trouveraient plus que jamais confrontés à la question : faut-il se saigner pour que l’Etat assure un service de la dette publique écrasant – en France, à hauteur de 50 milliards d’euros, il absorbe la totalité de ce qui est prélevé au titre de l’impôt sur le revenu ! – de façon à permettre aux banques de continuer de payer des dividendes et des rémunérations mirobolantes aux dirigeants ?

Ce que je défends, c’est que le mouvement social, aidé si possible par certains partis, se dispose de façon à ne pas être pris par surprise lors d’une nouvelle crise bancaire et à pouvoir y répondre à l’aide du mot «saisir les banques». Ce mot d’ordre a un «caractère algébrique». Le degré de radicalité de sa mise en œuvre dépend de l’état des rapports de forces politiques, donc en bonne partie de l’importance de la préparation politique citoyenne en amont. Il est possible que la résistance des classes populaires et de la jeunesse, comme en Espagne, soit un facteur déclencheur de faillites bancaires. Mais c’est le système bancaire lui-même qui s’est mis dans cette situation. La création d’un réseau de comités pour l’audit de la dette permettrait au mouvement social de se disposer face à cette éventualité. Il serait prêt à se mobiliser contre toute nouvelle annonce gouvernementale de la nécessité de « sauver les banques ». C’est le premier pas évidemment vers des mots d’ordre plus radicaux. C’est ce que beaucoup de militants attendent des associations altermondialistes et des partis de gauche et d’extrême gauche.

Le combat politique pour le moratoire et l’annulation, après audit populaire, de la plus large partie de la dette publique n’est pas de ceux qui peuvent être «délégué». Ce qui se passe à Athènes nous concerne en France. Si la dette de la Grèce a des traits de « dette odieuse », toutes les dettes publiques européennes sont illégitimes.

Voir ci-dessus