Dossier : Game Over pour Kadhafi. Mais qui a gagné en Libye ?
Par Gilbert Achcar, Jamal Jaber, ISO le Mercredi, 31 Août 2011 PDF Imprimer Envoyer

Après plusieurs mois de révolte et d’enlisement militaire, la chute de Kadhafi et de son régime semble acquise. Si, après Ben Ali et Moubarak, on ne peut que se réjouir de la fin d’un autre dictateur sanglant, les circonstances de sa chute posent de nombreuses questions et inconues quand à la nature du processus en cours en Libye et son évolution. Comme nous l’écrivions en avril dernier, l’intervention de l’OTAN en Libye était avant toute chose destinée à soumettre le processus populaire à la volonté et aux intérêts impérialistes, afin de de reprendre pied également dans une région clé, bouleversée par des processus révolutionnaires. Cette intervention est-elle parvenue à ces fins ? Les dés sont-ils jetés, faisant de la Libye nouvelle un bastion de l’impérialisme ? Ou bien, Kadhafi étant tombé, les contradictions et les luttes internes entre les rebelles vont-elles désormais s’exprimer pleinement, y compris à l’encontre des « alliés de circonstance » de l’OTAN ?  Différents points de vue s’expriment au travers des contributions que nous publions dans ce dossier (LCR-Web).

Qui a réellement gagné en Libye ?

Avec la prise de Tripoli par les forces rebelles soutenues par l’OTAN, le règne du dictateur Mouhammar Kadhafi est arrivé à son terme. Après plusieurs mois d’enlisement militaire, la capitale libyenne est tombée avec une vitesse notable. Bien qu’il y ait encore des combats et que Kadhadi n’ait pas été capturé, le sort de son régime est bel et bien scellé.

Il y a eu des célébrations massives à Tripoli et dans tout le pays. Kadhafi est un méprisable dictateur qui a gouverné la Libye avec une main de fer pendant plus de 40 ans, écrasant la dissidence et enrichissant sa famille et son entourage proche. La haine à l’égard de cette dictature et une soif de démocratie et de liberté ont alimenté le soulèvement contre Kadhafi, un soulèvement clairement inspiré par les révolutions en Tunisie et en Egypte, pays se situant respectivement à l’ouest et à l’est de la Libye.

Mais le caractère du soulèvement libyen a été dévoyé au cours des mois précédents. Les forces rebelles qui ont pris Tripoli cette semaine ont opéré en collaboration avec les forces de l’OTAN qui, elles, ne partagent nullement la soif de liberté des Libyens. Comme le journaliste indépendant Patrick Cockburn l’avait prédit il y a quelques mois ; « la chute de Kadhafi sera principalement obtenue par l’OTAN et non par une révolution populaire ».

En mars dernier, les Nations Unies ont autorisé une campagne aérienne contre la Libye, dirigée par les Etats-Unis, avec comme justificatif l’arrêt des massacres contre la population en révolte. Mais, tandis que la guerre aérienne s’intensifiait, les gouvernements occidentaux ont remodelé l’opposition anti-Kadhafi à la mesure de leurs propres intérêts – entre autres choses, garantir le flux de pétrole libyen et, plus important encore, créer un véritable barrage pro-occidental contre la marée révolutionnaire qui s’étend dans la région.

Pour ce faire, les Etats-Unis et leurs alliés européens ont soutenus les éléments les plus conservateurs parmi ceux qui affirment diriger la lutte contre Kadhafi. Certains d’entre eux ont déjà collaboré avec la CIA dans le passé, tandis que d’autres étaient des hauts fonctionnaires du régime de Kadhafi qui ont opportunément retourné leur veste à temps.  Le futur gouvernement libyen sera essentiellement composé par ces éléments et aura une énorme dette envers les Etats-Unis et ses alliés européens, ce qui le soumettra aux intérêts de ces derniers.

Cela constitue un sérieux revers pour le « Printemps arabe » qui, au début de cette année, a illuminé le monde avec l’espérance d’une alternative à l’oppression, à la violence et à la tyrannie. Toute personne qui lutte pour la justice ne pleurera pas la chute de Kadhafi. Il était un tyran ayant beaucoup de sang sur les mains. Mais toute personne qui s’oppose à l’impérialisme et à ses crimes ne peut célébrer sa chute dans de telles circonstances.

La rapidité avec laquelle Tripoli est tombée a surpris tout le monde et y compris les forces rebelles elles-mêmes, surtout après les dures batailles préalables qui se sont déroulées ces dernières semaines dans les villes des alentours de la capitale. La campagne de propagande du régime – avec des démonstrations de soutien orchestrées assurant que les habitants de la capitale se lèveraient en masse pour défendre leur leader bien aimé – n’était qu’une tromperie. La chute rapide de la ville a démontré le faible niveau de soutien dont jouissait Kadhafi.

Mais, d’autre part, les images retransmises de Tripoli par les médias – avec des combattants légèrement armés, entrant dans la capitale sur une grande variété de véhicules – occultent la véritable histoire : l’assaut contre Tripoli fut une campagne militaire coordonnée  - et dans sa totalité dépendante -  par les forces de l’OTAN.

Les forces rebelles étaient dépendantes du soutien aérien de l’OTAN depuis le début de son intervention en mars dernier. Au cours de ces 5 mois et jusqu’au 20 août dernier, les forces occidentales ont effectuées 7.459 missions aériennes sur la Libye, soit une moyenne de 50 par jours, contre des milliers d’objectifs.

La coordination de l’OTAN avec les forces rebelles s’est intensifiée au cours de ces dernières semaines. Selon le New York Times, les combattant libyens choisisaient les objectifs et transmettaient leur localisation avec des équipements fournis par les forces occidentales. Quand ils avaient besoin d’attaques aériennes, « les rebelles avaient notre numéro de téléphone » a commenté un diplomate anonyme.  Le « Times » a rapporté que, pendant l’entrée dans la capitale, « les troupes de l’OTAN ont continué à fournir un appui aérien au rebelles pendant toute la journée, avec de multiples sorties aériennes destinées à dégager le chemin entre Zawiyah et Tripoli. Les leaders rebelles sont reconnaissants envers l’OTAN d’avoir frustré une tentative des forces loyalistes à Kadhafi de récupérer Zawiyah. »

Le soutien de l’Occident ne s’est pas limité à la puissance aérienne. Des Forces spéciales et des agents de renseignement opèrent en Libye depuis le mois de mars, entraînant et conseillant les différents groupes rebelles, et dirigeant fréquemment leurs mouvements.

Tout cela contraste fortement avec les premiers jours du soulèvement contre Kadhafi. Survenant à la suite de la chute des dictateurs en Tunisie et en Egypte, la révolte libyenne a suivie, au début, le même scénario que ces autres mobilisations populaires, parvenant même à gagner la sympathie de certaines unités militaires. La base principale de la rébellion fut la partie orientale du pays, proche de l’Egypte, mais elle se propagea rapidement. A la fin du mois de février, Kadhafi semblait sur le point de tomber lui aussi.

Mais le dictateur se révéla capable de se maintenir au pouvoir et d’organiser une contre-offensive reposant sur des unités militaires fidèles, afin d’écraser la rébellion. Dès que la lutte se transforma, essentiellement, en une bataille militaire, la rébellion perdit son impulsion initiale et son meilleur avantage – la mobilisation massive du peuple libyen exigeant la démocratie.

A la mi-mars, les forces de Kadhafi avaient battu les défenseurs mal armés d’une série de villes qui s’étaient jointes au soulèvement et elles menaçaient de prendre d’assaut Benghazi, centre oriental de la révolte. Pendant un temps, au cours de cette contre-offensive, les Etats-Unis et les autres gouvernements occidentaux ont semblé hésiter et laisser à Kadhafi les mains libres pour écraser la rébellion plutôt que de permettre qu’une autre révolution populaire ne renverse un dictateur pro-occidental en Afrique du Nord. Mais, à mesure que la violence du régime se faisait plus brutale et mortelle – et avec les doutes entourant le degré de fiabilité de Kadhafi à coopérer avec les compagnies pétrolières occidentales - Washington et les autres capitales européennes ont décidé de changer de fusil d’épaule.

L’intervention aérienne – prétendument destinée à n’imposer qu’une « zone d’exclusion aérienne » - fut présentée comme une « mission humanitaire » afin d’empêcher les forces du régime de faire couler le sang de la population civile. Mais cet objectif s’étendit très rapidement, comme plusieurs voix anti-guerre l’avaient prédit. Barack Obama et les autres dirigeants occidentaux n’ont pas tardé à élargir la « mission humanitaire » jusqu’à provoquer la chute de Kadhafi pour imposer un nouveau gouvernement.

De nombreux libyens ont accueillis positivement les premières attaques alliées comme étant la seule manière d’arrêter le bain de sang qui menacait Benghazi, malgré le fait que, dès le début de l’insurrection de février, le sentiment général allait pourtant contre toute velleité des puissances occidentales à dicter l’avenir de la Libye. Ainsi, au début du mois de mars, les rebelles avaient capturé des membres des forces spéciales britanniques, qui déclaraient vouloir prendre contact avec l’opposition, et les expulsaient du pays.

Mais, après que les opérations aériennes aient débuté, les gouvernements occidentaux ont consacré beaucoup d’énergie à remodeler l’opposition à Kadhafi, cherchant à promouvoir en son sein les figures ayant un passé de collaboration avec les Etats-Unis ou des ex-fonctionnaires du régime. Le chef du Conseil National de Transition (CNT) – reconnu par les Etats-Unis et par 30 autres pays avant la chute de Kadhafi comme le « représentant légitime de la Libye » - est Mustapha Abdul Jalil, qui fut Ministre de la justice de Kadhafi jusqu’à sa démission en février dernier, au début du soulèvement. Les Etats-Unis voient en lui un « bon collaborateur » selon les câbles diplomatiques du Département d’Etat révélés par Wikileaks.

Tout comme les combattants rebelles ont œuvré en coordination étroite avec les forces de l’OTAN, le CNT est en très bons termes avec les diplomates et les dirigeants occidentaux. Au début de l’avance sur Tripoli, les leaders du CNT se concertaient avec Jeffrey Feltman, sous-secrétaire d’Etat US qui a visité Benghazi pour discuter « d’une transition stable et démocratique ».

Il n’y a pas de doutes sur ce que quelqu’un comme Jeffrey Feltman entend par « stabilité ». Cependant, ce qui va survenir par la suite n’est pas encore gravé dans le marbre. Ainsi, Patrick Cockburn a rapporté qu’à la fin de cette semaine il a parlé avec des rebelles de la ville de Misratah – qui a connue les batailles les plus sanglantes de ces cinq derniers mois  - qui lui ont affirmé qu’ils n’accepteront par les ordres du CNT.

Il est possible que l’autorité des leaders parrainés par l’Occident soit contestée, mais les Etats-Unis et leurs alliés jouiront d’une position plus forte quand ces conflits vont émerger. Ce sont eux qui ont promus au rang de « leaders » les éléments pro-occidentaux de l’opposition et leur puissance militaire a été indispensable dans la lutte contre le régime de Kadhafi. Les puissances occidentales disposent maintenant d’une base d’opération en Libye avec laquelle ils pourront intervenir à n’importe quel moment.

Par contre, la moindre opposition libyenne aux intérêts occidentaux sera en position de faiblesse. Comme le marxiste britannique Richard Seymour l’a souligné : « Il n’existe aucune force politique avec laquelle les masses peuvent agir de manière indépendante du nouveau gouvernement, si tant est qu’elles souhaitent le faire ». En conséquence, les Etats-Unis et leurs alliés sont pratiquement assurés de pouvoir compter sur un gouvernement de collaboration en Libye, indépendamment des aspirations des Libyens.

« Tripoli s’est libérée des griffes d’un tyran » a déclaré Barack Obama. Mais si Kadhafi était un tyran – et il l’était sans l’ombre d’un doute – il fut aussi l’un de ces tyrans avec lesquels les Etats-Unis étaient des plus disposés à coopérer, du moins au cours de la dernière décennie. Pendant les années 1980, Kadhafi, alors allié à l’ex-URSS, était le bouc émissaire favori des dirigeants étatsuniens. Ronald Reagan l’avait appelé le « chien enragé du Moyen Orient » et avait donné l’ordre de mener des attaques aériennes contre Tripoli et Benghazi en 1986. Mais à la fin des années 1990, Kadhafi a fumé le calumet de la paix avec ses anciens ennemis. Après les attaques du 11 septembre 2001, la Libye s’est associée comme alliée dans la « guerre contre le terrorisme » et deux ans plus tard elle soutenait l’invasion de l’Irak. Après la normalisation des relations diplomatiques vint le temps des accords commerciaux juteux avec les multinationales pétrolières : Exxon Mobil, Chevron et d’autres.

La Libye est le seul pays d’Afrique du Nord comptant sur d’importants gisements pétroliers – ce qui explique l’enthousiasme des dirigeants européens à devenir l’ami de Kadhafi pendant les années 2000. Silvio Berlusconi entretenait ainsi une relation très étroite avec le dictateur. Malgré tout, d’après les documents du Département d’Etat révélés par  Wikileaks, les relations entre Kadhafi et les compagnies pétrolières se sont détériorées au cours des dernières années, du fait de la tendance croissante du dictateur à « durcir » les termes des contrats afin d’obtenir plus de gains.

Vu l’opportunité offerte d’intervenir militairement dans une région qui traverse des processus révolutionnaires depuis le début de l’année, Washington et ses alliés décidèrent finalement de se retourner contre leur allié, en feignant de « découvrir » à nouveau qu’il n’était qu’un vil dictateur.

Ce renversement illustre les véritables intérêts des gouvernements US et alliés dans le monde, qui n’ont que bien peu de choses à voir avec les principes de la démocratie et de la liberté. Washington était parfaitement satisfait de collaborer avec Kadhafi tant que cette relation servait ses intérêts. Désormais, les Etats-Unis font le pari de récupérer une partie du terrain perdu dans le monde arabe à la suite des révolutions en Tunisie et en Egypte, en aidant à la chute de Kadhafi et en obtenant, au passage, un gouvernement libyen plus fiable afin de protéger les intérêts occidentaux.

Kadhafi méritait d’être renversé. Mais les circonstances de sa chute représentent une avancée pour l’impérialisme et un revers pour la lutte afin d’étendre la démocratie et la liberté.

Article publié sous le titre « Who really won in Libya? » sur le site : http://socialistworker.org/2011/08/23/who-really-won-in-libya, journal de l’International Socialist Organisation (ISO) des Etats-Unis. Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be


La question à un milliard de dollars : qui sont les rebelles libyens ?

Interview de Gilbert Achcar

Les rebelles libyens ont consolidé leur mainmise sur la capitale Tripoli en contrôlant le quartier général de Kadhafi mais on ne sait toujours pas où le dirigeant libyen se trouve. La Ligue arabe a annoncé mardi qu'elle se réunirait cette semaine pour envisager de donner le siège du pays aux rebelles libyens après qu'il ait été retiré au gouvernement de Kadhafi il y a quelques mois. Amy Goodman de Democray Now interviewe Gilbert Achcar, professeur à l'École d'études orientales et africaines de Londres (extraits).

Amy Goodman : Qui sont les rebelles ?

GA : Qui sont les rebelles ? C'est en fait la question à un milliard de dollars parce que même à l'OTAN on se pose la même question. Nous connaissons évidemment le Conseil national de transition — et même là nous avons une connaissance limitée parce que tous les membres ne sont pas connus et de nouveaux membres vont être annoncés pour représenter les nouvelles régions, y compris Tripoli. Et vous trouvez là un mélange de libéraux, de membres de l'ancien régime et des gens traditionnels qui représentent des composantes tribales du pays.

Ce que nous pouvons réellement juger c'est le programme mis en avant par ce Conseil. En terme de programme politique, ce que nous voyons ressemble à une ébauche pour une transition démocratique. Ils veulent organiser des élections ; en réalité deux tours d'élection : une pour une assemblée constituante qui écrirait une constitution et une seconde, basée sur cette constitution, pour élire un gouvernement. Et ils disent — même si je suis très sceptique là-dessus — que tous les membres du Conseil national de transition ne participeraient pas à ces deux tours d'élection. Évidemment, ça reste encore à voir.

Au niveau du programme économique qui est représenté dans le cabinet existant du Conseil vous retrouvez des gens qui jouaient déjà le même rôle sous Kadhafi en supervisant les réformes néo-libérales du pays. Donc rien d'original à attendre de ce côté-là, ce n'est pas une révolution socialiste. Je pense que personne n'a jamais eu ce genre d'illusion.

Mais, cela étant dit, quand nous pensons aux rebelles en termes de combattants ou de groupes de combattants, en terme de masses, celles qu'on a même vues à Tripoli dimanche soir, venant en grands nombres dans ce qui était la place Verte, maintenant la place des Martyrs, alors vous trouvez un paysage tout à fait hétérogène. Et je dirais que l'immense majorité de ces gens n'ont pas de fond politique préalable, y compris ceux qui tiennent les armes maintenant parce que la plupart des gens armés maintenant étaient des civils avant. Ce n'étaient pas des militaires. Et la plupart de ces gens, après 42 ans de dictature, sans aucune réelle vie politique dans ce pays, sont très difficiles à décrire politiquement. Nous devrons attendre pour voir ce qui ressortira quand commencera une réelle lutte politique dans le pays, de la même manière que nous voyons une lutte politique commencer en Égypte ou en Tunisie — les deux pays où les dictateurs ont été vaincus jusqu'ici.

AG : Comment l'OTAN a-t-elle choisi de travailler avec tel groupe de rebelles plutôt qu'un autre ?

GA : En fait ils n'ont pas eu beaucoup de choix. Je veux dire que quand beaucoup de pays dans le monde ont décidé de reconnaître le Conseil national de transition et que vous entendez les gens dire « Mais il n'a pas été élu », comment voulez-vous qu'il ait été élu ? On est en situation d'insurrection et on fait avec ce qu'on a. Ils n'ont pas dit qu'ils seraient les dirigeants permanents de ce pays. Ils se sont déclarés eux-mêmes, dès le début, de transition. Et ils disent qu'ils vont organiser des élections et quitter la scène. Et je viens aussi de mentionner que les membres du Conseil ne participeraient même pas aux deux prochains tours d'élection. Il n'y a pas d'autre alternative au régime de Kadhafi que ce Conseil.

Maintenant, ce qui va se passer politiquement reste à voir. De nouveau c'est comme de dire qu'en Égypte, Moubarak a été renversé. Mais qui a pris le pouvoir ? Les militaires. Et en réalité, dans ce sens, ce qui se passe maintenant en Libye est une transformation de régime plus radicale que ce qu'il y a eu en Égypte parce qu'en Égypte, en dehors de la pointe de l'iceberg qui a été éjectée, l'entourage de Moubarak, principalement l'armée a toujours le contrôle. Et cela a été la colonne vertébrale du régime depuis le début dans les années 50. Alors que maintenant, en Libye, bien qu'il y ait des membres de l'ancien régime dans la rebellion, les structures du régime, en commençant par l'armée de Kadhafi qui était plutôt un groupe de milices privées et de garde prétorienne incluant aussi des mercenaires, sont en train de s'effondrer. Et nous avons vu comment ça s'est effondré à Tripoli même si ce n'est pas encore terminé.

AG : « Democracy Now ! » a parlé avec Phyllis Bennis hier de l'Institut pour les études politiques. Elle a dit que le contrôle du pétrole en Libye par les puissances occidentales a été une cause cruciale de ce conflit. Il y a pas mal de sociétés pétrolières — la société française Total, les sociétés étatsuniennes Marathon and Hess et Conoco Phliips. Fait intéressant, le gouvernement des rebelles libyens a déclaré à Reuters dans une interview qu'ils honoreraient tous les contrats pétroliers conclus pendant le régime de Kadhafi, y compris avec les sociétés chinoises. Qu'en pensez-vous ?

GA : Il est évident que le pétrole est un facteur clé dans l'intervention de l'OTAN et si la Libye n'avait pas été un pays pétrolier, ils ne seraient pas intervenus. C'est tout à fait évident. Maintenant, la question, comme vous l'avez dit, n'est pas d'accéder à des territoires qui étaient en dehors des possibilités des occidentaux. Quasi tous les intérêts occidentaux étaient représentés en Libye. Toutes les sociétés pétrolières occidentales importantes avaient des contrats avec le régime libyen. Et le gouvernement de transition, le Conseil national de transition, dit qu'il va honorer ces contrats avec tous les pays. Cela veut dire qu'à ce niveau, les gains ne peuvent pas être énormes. Bien sûr, si il y a de nouvelles concessions, de nouveaux contrats, les pays qui seront privilégiés seront ceux qui ont soutenu la rebellion depuis le début, comme l'a dit le Conseil.

Mais je pense que ce qui est plus important que ça, c'est le marché à venir parce qu'il y a eu beaucoup de destructions et qu'il y a beaucoup d'infrastructures à reconstruire. Et bien sûr, les sociétés occidentales, en commençant par les sociétés étatsuniennes, britanniques et françaises, seront très intéressées à rentrer dans ce marché. Donc, bien sûr, l'OTAN a une motivation majeure, et c'est une question d'intérêt, derrière cette intervention.

Mais entre ça et croire que l'OTAN a maintenant le contrôle en Libye, il y a loin. Même dans des pays comme l'Irak ou l'Afghanistan avec des troupes de l'OTAN au sol — massivement et depuis longtemps en Irak — ils n'ont pas été capables de contrôler le pays. Donc comment voulez-vous que l'OTAN et l'Occident contrôlent la Libye à distance, sans aucune troupe au sol ? Et c'est pour cela que certains, comme Richard Haass du Conseil des relations étrangères, demandent à Washington d'envoyer des troupes au sol. Mais cela a été complètement rejeté par la rebellion, dès le premier jour. Ils ont demandé une couverture aérienne, une protection aérienne. Mais ils étaient très clairs dès le départ pour rejeter toute intervention au sol. Et ils ont toujours la même position. Ils ont même dit récemment qu'ils n'autoriseraient pas l'OTAN à établir des bases dans leur pays. Et on peut voir beaucoup de signes. Comme quand ils préviennent qu'ils n'enverront pas Kadhafi et ses fils à la Cour internationale de justice mais qu'ils feront des procès en Libye même.

Cela montre donc la limitation — quoiqu'on en dise à Washington, Londres ou Paris — de leur réelle emprise sur la situation en Libye. Ils ont une influence limitée tant que les forces de Kadhafi sont encore là et que la guerre continue. Mais dès que ce sera fini, leur influence sera extrêmement diminuée.

Publié sur www.democracynow.org le 24 août 2011. Traduit de l'anglais par Martin Laurent pour le site www.lcr-lagauche.be


Impressions sur la Libye nouvelle

Par Jamal Jaber

Du Caire à Benghazi

J'étais d'autant plus curieux de découvrir les changements politiques et sociaux en Libye après la révolution du 17 février, que j'y avais déjà passé quelques mois en 1996. Je m’y suis rendu au mois de juin en passant cette fois-ci par une Egypte elle-même en ébullition après avoir gagné la première manche de sa propre révolution, dite du 25 janvier. Des opposants libyens, rencontrés au Caire, ont facilité mon entrée dans le pays. Après 1.300 km et 15 heures de voiture, nous sommes arrivés à Benghazi, capitale de l’insurrection libyenne, après avoir traversé une "frontière" qui semble complètement artificielle tant les habitants des deux côtés sont proches par leurs coutumes, traditions religieuses, liens de parenté et liens de mariage.

Destructions et désorganisation économique

Les magasins de Benghazi et les marchés dans la zone Est sous contrôle du Conseil national de transition ont retrouvé une activité presque normale. Les besoins de base sont couverts par des camions qui arrivent quotidiennement d'Égypte. Par contre, les services publics sont désorganisés depuis le départ des immigrés – dont près de 500.000 Égyptiens. Malgré les efforts des ONGs pour les remplacer, les tas d'ordures s'amoncellent au coin des rues de Benghazi.

Les bâtiments publics détruits et les traces d'incendies témoignent des combats qui ont opposé les troupes du pouvoir aux manifestants, particulièrement autour du QG de Kadhafi et des logements luxueux des notables du régime. Des insurgés ont insisté pour me montrer les prisons où de nombreux opposants ont été torturés, et me rappeler le nombre d’insurgés tombés pour contrôler ces positions.

Bouillonnement de la vie associative

J'ai été invité aussi à participer aux activités de plusieurs associations, dont la multiplication à Benghazi depuis le soulèvement a été rendue possible par le changement très rapide tant du régime que de la société. En comparaison de ma précédente visite, les gens s’épanchent aujourd'hui d'autant plus facilement qu'ils ont été privés de liberté et de moyens d'expression par une dictature où la délation et la corruption étaient généralisées.

Les associations sociales et sanitaires, qui exercent des fonctions à la fois caritatives et politiques, constituent les embryons de futures organisations politiques comme ne s’en cachent pas leurs animateurs. C'est ce qui ressort de la demande adressée par le journal Al-Chabab (« Les jeunes ») au président du Conseil national de transition de "contrôler la multiplication des associations caritatives et leur instrumentalisation". Selon Ezz-el-Din Al-Charif, président du Réseau de l’alliance nationale, qui intervient dans les domaines de la santé, des services sociaux et de la culture, et dont l’un des centres avait été détruit par des éléments armés se revendiquant du pouvoir révolutionnaire, l'anarchie post-insurrectionnelle favorise le développement d'associations rivales se revendiquant toutes de la révolution, et dont la réglementation devient nécessaire.

L'expression politique sur la place de la Liberté

La place de la Liberté (place du Tribunal avant le 17 février) est devenue le forum où s’expriment les différentes opinions politiques et sociales. Après cinq heures du soir, les gens s'y retrouvent pour regarder sur écran géant la chaîne de télévision Al-Jazeera, pendant que se succèdent sur la grande scène des intervenants de tous âges offrant au public chants, poèmes et discours, politiques ou religieux. De grandes banderoles rappellent la détermination des insurgés à libérer toute la Libye et leur refus de la partition du pays ("non au tribalisme"; "ni [région] orientale, ni occidentale, ni tribale – nationale, nationale"; "Tripoli libre"), tandis que des graffitis louent l'insurrection et les martyrs.

Deux posters du Che et de Bob Marley ornant le kiosque de deux jeunes vendeurs de cigarettes témoignent des inspirations multiples de la révolution des jeunes. Paradoxalement, les drapeaux des Etats-Unis et des pays de l'Union européenne sont là aussi pour rappeler que la liberté du peuple libyen dépend en grande partie du soutien de ces gouvernements, alors que les mêmes n'ont pas soutenu les soulèvements populaires ni en Tunisie, ni en Égypte, ni dans les autres Etats dictatoriaux de la région.

Parmi les stands des différentes organisations, on remarque celui de l’Association de fraternité palestino-libyenne, décoré des portraits des 108 victimes de l'attaque par l’aviation israélienne d’un Boeing de la Libyan Arab Airlines le 21 février 1973. Ailleurs sur la même place, on trouve une grande banderole proclamant : "Palestine et Libye : révolution pour la nation arabe", ainsi que de nombreuses banderoles représentant la tête de Kadhafi placée entre une étoile de David, symbolisant Israël, et une croix gammée représentant le nazisme.

Alors que sous Kadhafi, la presse autorisée se limitait à celle du pouvoir, l'existence à Benghazi aujourd'hui de plus de 65 titres de journaux d'opinion, quotidiens, hebdomadaires ou mensuels, constitue une des principales réalisations de la révolution. Ces publications sont offertes à la vente sur la place centrale, étalées par les vendeurs à même le sol.

Le rôle des jeunes

En Libye, comme dans les autres soulèvements démocratiques arabes, les jeunes jouent un rôle de premier plan. Ce sont eux qui ont déclenché les premières manifestations pacifistes contre le régime de Kadhafi, dans lesquelles se sont illustrés les étudiants de Benghazi au côté des avocats et des militants des droits humains. Sur la place de la Liberté, de nombreuses et diverses associations de jeunes distribuent leurs tracts et vendent leurs publications, ce qui m’a considérablement surpris pour avoir connu la Libye sous l’ancien régime. D'autres jeunes font valoir leurs dons musicaux, poétiques ou artistiques.

J’ai rencontré parmi eux le chanteur et poète Farès Saber, qui avait refusé sous Kadhafi une offre de la radio libyenne assortie de l’exigence de faire l’éloge du dictateur. Il a fondé un groupe de rap qui critique dans ses chansons la situation libyenne et exprime ses espoirs pour l'avenir. Un des membres du groupe ainsi que le frère de Farès sont tombés au front dans le combat contre la dictature. Avec un taux de chômage de plus de 25% et de faibles revenus (un jeune m’a assuré qu’il devait entretenir sa famille avec un revenu de 300 dollars par mois en moyenne), les jeunes avaient le plus de raisons de se révolter et constituent de ce fait la majorité des combattants de l’insurrection.

Le rôle et les droits des Femmes

L’autre nouveauté frappante est la participation des femmes aux activités publiques, en dépit du caractère musulman conservateur de la société libyenne qui se manifeste, par exemple, par la ségrégation de la place de la Liberté en une section pour les hommes et une autre plus réduite pour les femmes, les deux étant séparées par des barrières dérisoires.

On peut constater une montée des revendications exigeant l’émancipation des femmes, leur participation à la vie politique et l'égalité des droits et devoirs entre sexes. Dans un article lu dans le quotidien Libya Hurriya («  La Libye libre ») et intitulé "Devoirs et droits de la femme libyenne dans la révolution", la journaliste Rabi'a El Ghouil dénonce ceux qui invoquent la religion pour imposer leur pouvoir masculin et restreindre le rôle des femmes à certaines activités, en soulignant que l’éducation et l'apprentissage des filles sont la seule garantie pour leur avenir. L’auteure rappelle que la participation politique, économique et sociale des femmes dans la nouvelle Libye est indispensable et qu'écarter cette participation équivaut à réduire de moitié le potentiel du mouvement de libération.

L'épuration des cadres de l'ancien régime

La radicalisation des soulèvements en Egypte et en Tunisie n'a pas fini d'agir sur celui de la Libye. Cinq mois après le début de l’insurrection libyenne, Muftah Abdel-Hadi Al-Tayri, écrivant dans le journal Al-Chabab, souligne l’importance du programme économique, social et politique et affirme que  « cette bataille devra être menée tôt ou tard », de même que la bataille visant à se débarrasser «  des anciens dirigeants de l’appareil administratif, et à les remplacer ».

L'intervention militaire étrangère

La plupart des insurgés que j'ai interrogés, et notamment les jeunes, continuaient à compter sur l’intervention de l’OTAN pour éliminer ce qui reste du régime de Kadhafi et étendre l'autorité du Conseil national de transition sur l’ensemble du territoire libyen. Lorsque je leur faisais remarquer qu’il s’agit là d’un pari dangereux, ils me répondaient généralement qu’il ne s’agit que d’une convergence d’intérêts à court terme, et qu'en contrepartie de cette aide, ils n’accorderont pas plus d'avantages aux pays occidentaux dans les contrats d'hydrocarbures que ce que Kadhafi leur avait déjà accordé.

Cela fait planer un grand point d’interrogation sur l’avenir politique de la Libye, qui en tout état de cause dépend certainement de l’évolution de la situation dans l’ensemble de la région.

Jamal Jaber est un militant libanais qui revient de Benghazi qu’il a visité au mois de juillet dernier pour « Inprecor » : http://orta.dynalias.org/inprecor/article-inprecor?id=1194

Traduit de l’arabe par Françoise Clément.

Voir ci-dessus