Taxer les riches ? Chiche ! Mais attention à la poudre aux yeux…
Par Ataulfo Riera le Mercredi, 31 Août 2011 PDF Imprimer Envoyer

Depuis plusieurs jours, la question de la taxation des grandes fortunes fait la une de l’actualité. Et ce n’est ni par la volonté de bolcheviques aux couteaux entre les dents, ni par celle des syndicats, mais bien suite aux déclarations faites par plusieurs « super riches » eux-mêmes, tant aux États-Unis qu’en Europe. Des déclarations qui ne tombent pas du ciel et qui poursuivent, dans un contexte bien précis, plusieurs objectifs, dont celui de légitimer l’offensive d’austérité n’est pas le moindre.

En plein mois d’août, le multimilliardaire étatsunien Warren Buffet a ouvert le bal des hypocrites en affirmant qu’il est nécessaire d’augmenter les impôts sur les plus riches pour réduire le déficit budgétaire public des États-Unis (1). Le 24 août, 16 grands patrons français signaient un appel pour plus d’impôts (2). En Allemagne, ce ne sont pas moins de 50 millionnaires qui ont lancé l’initiative : « Les riches pour une taxe sur les riches ». Chez nous, c’est Etienne Davignon qui leur a emboîté immédiatement le pas en se déclarant favorable à un impôt temporaire sur les plus riches (3). Davignon et ses pairs — les mêmes qui depuis des lustres font tout pour réduire leurs impôts et les taux d’imposition sur les profits — seraient-ils subitement devenus fous ou « anticapitalistes »?

Cette concordance troublante n’est évidement pas le fruit du hasard. Elle intervient à un moment particulier de la crise ouverte depuis 2008, avec la crainte de plus en plus palpable d’un nouvel effondrement du système bancaire et financier entraînant une nouvelle et profonde récession mondiale. On assiste ainsi à une véritable opération de communication répondant à plusieurs objectifs précis.

La crainte de la « guerre des classes »

Tout d’abord, elle exprime une inquiétude croissante dans certains secteurs des classes dominantes face à l’aggravation actuelle de la lutte des classes à l’échelle du globe,  potentiellement très dangereuse pour le maintien de leur système capitaliste.

Avec la crise et les offensives d’austérité, les inégalités et les injustices sociales explosent, minant la légitimité de ce système. À défaut d’être convergentes, on assiste à une montée des résistances sociales et à leur synchronisation dans le monde entier. La puissante vague de grèves pour les salaires qui a déferlé dans toute l’Asie en 2010 ; les processus révolutionnaires qui secouent l’ensemble du monde arabo-musulman depuis janvier 2011 ; les mouvements étudiants massifs en Italie, en Grande-Bretagne et au Chili aujourd’hui ; les mouvements des « IndignéEs » dans l’État espagnol ou en Grèce et les récentes émeutes de Londres, tout cela à de quoi inquiéter les classes dominantes.

Le 15 août dernier, la prestigieuse revue « Forbes », publiait un article au titre évocateur : « Les émeutes au Royaume-Uni et la guerre de classe globale qui vient ». (4) Dans cet article, on pouvait lire ceci : « Les émeutes qui, il y a quelques jours, ont frappé Londres et d’autres villes anglaises peuvent potentiellement se répandre au-delà des îles britanniques. Ce n’est pas seulement l’Angleterre qui est exposée à cette fureur de classe qui reflète l’abîme croissant entre les classes sociales menaçant de miner le capitalisme lui-même. Les divisions de classe s’approfondissent depuis une génération, d’abord en Occident, mais sans cesse plus aussi dans les pays en voie de développement rapide comme la Chine. »

Cette « guerre des classes » occupe ainsi une place croissante dans les revues, journaux et sites internet dédiés à la finance et à l’économie, signe d’une certaine préoccupation dans les élites. Le lien entre cette préoccupation et la soudaine et prétendue bonne volonté des riches d’être taxés a été clairement établi dans un article au titre éloquent : « Taxer les riches sinon les émeutes vont exploser en 2012 » de l’analyste étatsunien Paul B. Farrel. Il y affirme sans détour qu’il faut imposer « immédiatement » un impôt aux « super riches » afin « d’éviter que 99% de la population (des États-Unis) ne se soulève et commence une nouvelle révolution américaine, entraînant un autre effondrement, une nouvelle Grande Dépression ».

S’appuyant sur les opinions et les données fournies par des observateurs, des économistes, des investisseurs et des médias financiers, Farrel énumère « six raisons pour lesquelles nous ne pourrons pas freiner l’effondrement économique qui vient » : 1) La bombe à retardement du haut taux de chômage a été activée ; 2) les réductions d’impôts pour les riches ont accru le chômage des jeunes ; 3) les riches continuent à s’enrichir avec l’inflation des prix des matières premières tandis que les pauvres sont de plus en plus en colère ; 4) les super riches sont aveuglés par leur addiction à l’avidité ; 5) les politiciens ont été corrompus par cette addiction des super riches à l’avidité et 6) parce que, bientôt, les révolutionnaires vont s’enrager et domineront alors le « Tiers Monde étatsunien », c'est-à-dire les 90% de la population pour qui l’ « American Dream » s’est transformé en cauchemar ». (5)

Les discours des Warren Buffet, Davignon et consorts servent donc d’abord de soupape de sécurité pour tenter de désamorcer le caractère potentiellement explosif pour le système de la montée des luttes, de la colère et de la haine qui s’accumulent contre l’oligarchie financière et politique. Etienne Davignon ne parle pas d’autre chose quand il évoque le « climat populiste préoccupant actuel » et le « ras-le-bol des gens » pour expliquer le contexte dans lequel il tient ses propos.

Marché de dupes

Mais le but est également très pragmatique car il s’agit de renforcer la régression sociale qui provoque ces résistances, et non de la stopper car elle irait « trop loin ». Autrement dit, il s’agit également de faire passer la pilule de l’austérité, de légitimer les discours selon lesquels « tout le monde doit faire des efforts » et que les « sacrifices sont équitablement répartis », donc y compris (et surtout) pour les travailleurs/euses, les pensionnés, les chômeurs/euses, les jeunes…

Pour Etienne Davignon, les gens « ont l’impression qu’ils vont supporter tous les sacrifices ». Or, « il ne faudrait pas que les gens estiment que les sacrifices sont inégalement répartis. ». Bref l’important n’est pas que les sacrifices soient effectivement « équitablement répartis » (ce qui, en soi, constitue déjà une injustice), mais bien qu’ils soient perçus comme tels par la majorité de la population.

Maurice Lévy, PDG de Publicis et premier émule français de Warren Buffet précise le « deal » : d’un côté « une contribution exceptionnelle des plus riches, des plus favorisés, des nantis », mais en échange « une profonde réforme de nos structures administratives et de nos systèmes sociaux (...) au besoin et en complément, par un programme de privatisation ». Il se félicite de la contre réforme des retraites, du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite et veut en finir avec les biens communs et les services publics, qui échappent encore — en partie — à l’appétit des marchés.

Etienne Davignon a également été très clair sur ce « deal » : « Mon point de vue se situe exclusivement dans le contexte européen et belge de revenir à une bonne santé de la fiscalité des États. C’est à la fois une nécessité et un intérêt général, mais ça ne se produira pas sans effort. Qui doit participer à l’effort ? C’est clair : la puissance publique. (…) Elle doit faire sa part de réformes structurelles, d’économies.»

Escroquerie

Le caractère hypocrite de ces « sorties » des super riches qui réclament à cors et à cris qu’on les impose plus et la nature pour le moins limitée des sacrifices qu’ils sont prêts à consentir ont bien été mis en lumière dans le cas français.

Dans leur appel, les 16 grands patrons français indiquaient qu’ils souhaitaient participer à « l’effort national » d’austérité au travers d’une contribution calculée « dans des proportions raisonnables » afin d’éviter « la fuite des capitaux et l’évasion fiscale » — dont ils sont par ailleurs des spécialistes de haut vol, à l’image de Liliane Bettencourt de L’Oreal. Ils préconisaient ainsi un taux ridicule de 1 à 2% prélevé de manière exceptionnelle pendant deux années seulement. Leur appel a été pleinement entendu puisque la mesure prise par le gouvernement de François Fillon se limite à prélever une taxe exceptionnelle de 3% sur les revenus du travail et du capital dépassant au total 500.000 euros par an, et cela sur deux années fiscales.

Résultat : les riches ne donneront que… 200 millions d’euros en 2012. Une goutte d’eau au regard des 11 milliards d’économies annoncés. Un grain de poussière face à la récente réforme de l’impôt sur la fortune qui représente pour ces mêmes riches un cadeau d’1,8 milliards, soit presque dix fois plus que leur contribution à « l’effort national »… Un atome, enfin, au regard des richesses produites par les travailleurs/euses qu’ils ont accaparés. D’après la revue « Challenge », la fortune totale des 500 plus grands patrimoines français a augmenté de 25% en 2010, passant de 194 et à 241 milliards d’euros, soit une augmentation de 47 milliards d’euros en une seule année. (6)

Changer de cap !

Il est clair que, si le mouvement ouvrier ne réagit pas à la hauteur des enjeux, de telles mesures aussi cyniques qu’hypocrites seront prises dans d’autres pays en Europe, dont la Belgique. Dans sa « note », le formateur Elio Di Rupo envisage de procéder à ce genre d’opération « poudre aux yeux » pour mieux faire avaler l’austérité de cheval qui se prépare. La sortie de Davignon ne sert qu’à préparer le terrain dans ce sens-là également.

Pour la FGTB, Anne Demelenne a déclaré qu’elle trouvait « intéressant que certains parmi les plus riches reconnaissent qu’ils ne payent pas assez d’impôt. Mais il ne faut pas une taxation de crise. C’est l’ensemble de la fiscalité qui doit être repensée. Structurellement. Notre système crée des inégalités considérables ». (7) Son de cloche plus inquiétant du côté de la CSC puisque Luc Cortebeeck s’est empressé de féliciter Davignon : « Chapeau pour ce civisme et ce sens des responsabilités sociales » ! (8) Ce qui n’est pas étonnant puisque le sommet du syndicat chrétien accepte d’emblée que les « sacrifices » soient « répartis entre tous », donc y compris par les travailleurs et les allocataires sociaux, alors que ces derniers ne sont en rien responsables de la crise actuelle.

Or, si les sorties des « méga riches » peuvent avoir le mérite de poser le débat sur la taxation des grosses fortunes, il est d’autant plus nécessaire de dévoiler le but de la manœuvre, en affirmant clairement que « nous ne paieront pas leur crise et leur dette », que c’est aux capitalistes et à eux seuls de la payer.

Souligner les insuffisances, certes, et surtout coupler l’exigence d’un impôt permanent sur les grosses fortunes à d’autres mesures : la levée du secret bancaire ; l’établissement d’un cadastre des fortunes ; une plus forte progressivité de l’impôt ; des moyens efficaces pour lutter contre la grande fraude fiscale…

Outre le sauvetage des banques en 2008, l'explosion des déficits et des dettes publiques au nom desquels on veut nous imposer l’austérité a avant tout une cause structurelle : elle est le résultat de l'accumulation des mesures fiscales prises en faveur des capitalistes, qui ont structurellement plombé les recettes des États.

Aussi faut-il exiger la fin de ces cadeaux fiscaux, comme les intérêts notionnels (4,4 milliards d’euros par an) et des réductions de cotisations patronales (7 milliards par an) ; la taxation des profits (9), des plus-values boursières et des mouvements de capitaux.

Aussi est-il grand temps de désamorcer la bombe à retardement de la dette publique : par un moratoire immédiat sur le remboursement des intérêts et par un audit et un contrôle public sur ces dettes afin de savoir qui détient quoi, qui spécule et dans quelles proportions et décider ainsi d’annuler la dette illégitime.

Voilà les mesures d’urgence anticapitalistes qui, avec la nationalisation du secteur bancaire, permettraient que les riches, les banquiers et les spéculateurs soient effectivement les seuls à assumer les conséquences de la crise de leur système ; de redistribuer les richesses et de récupérer les 6% du PIB que le capital a volé au travail ces trois dernières décennies en Belgique (10).

Les capitalistes ne sont pas devenus, comme par magie, « raisonnables » et ils ne le deviendront jamais à coup de bonnes paroles. En 2006, le même Warren Buffet affirmait : « La guerre des classes existe, d’accord, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui fait cette guerre, et nous sommes en train de la gagner. » (11) Aujourd’hui, face à l’aggravation de cette « guerre des classes » dans le monde et devant la crainte d’une explosion sociale, le discours est un peu moins triomphaliste et l’on tente de donner l’impression qu’on lâche un petit peu de lest.

Leçon des choses : c’est donc uniquement la crainte de tout perdre qui les guide et qui peut leur faire céder beaucoup… Ce qui implique de mener une action réelle et offensive pour que cette crainte se transforme en peur panique. Et qu’elle signe l’oraison funèbre d’un système capitaliste qui n’a plus à offrir comme issue à sa propre crise que la régression sociale, la guerre et la destruction de notre environnement.

Notes :

(1) « Stop Coddling the Super-Rich », New York Times du 14 août 2011

(2) « L'appel de très riches Français : "Taxez-nous !" », Nouvel Observateur, 23 août 2011

(3) « Pour Davignon, les riches doivent être taxés plus », Le Soir, 26 août 2011.

(4) « The U.K. Riots And The Coming Global Class War », Forbes, 15 août 2011

(5) « Tax the super-rich or riots will rage in 2012 », Marketwatch.com, 16 août 2011

(6) « Arnault reste l'homme le plus riche de France », Le Figaro, 5 juillet 2011

(7) « Il y a assez d’alternative à l’austérité », La Libre Belgique, 30 août 2011

(8) « Chapeau à Etienne Davignon ! », Le Soir, 26 août 2011

(9) Dans toute l'Union européenne, les politiques néolibérales ont ainsi réduit l'impôt sur le capital de 12% en moyenne en 10 ans. En Belgique, le taux d’impôt officiel théorique est de 33,9%. Dans la réalité, on en est arrivé, en 2008, à un taux moyen tournant autour de 13,6% ; Les 500 plus grosses sociétés, qui ont engrangé les plus gros bénéfices, n’en payant que quelque 3,76% en moyenne. (Voir sur notre site). En 2009, les 50 grandes sociétés belges ont payé, via les différentes déductions fiscales existantes, un impôt moyen de 0.57%, grevant les recettes publiques de pas moins de 14,3 milliards d’euros. (Voir sur notre site )

(10) En 1981, la part salariale dans le PIB était de 57%, elle n’est plus que de 51% en 2008. Un véritable “hold-up” : 6% de la richesse produite est passée de la poche des travailleurs à celle des actionnaires. Pour la seule année 2010, cela représente près de 20 milliards d’euros. C’est l’équivalent du déficit budgétaire de l’Etat.  (Voir sur notre site)

(11) « In Class Warfare, Guess Which Class Is Winning », New York Times, 26 novembre 2011

Voir ci-dessus