Index: il faut réarmer le mouvement syndical
Par Guy Van Sinoy le Vendredi, 06 Juillet 2012 PDF Imprimer Envoyer

Depuis que l’équipe de foot espagnole a remporté l’Euro 2012, mon voisin espagnol vit sur son petit nuage. Non seulement il ne quitte plus son écharpe rouge et or, mais de plus il regarde toute l’actualité à travers les lunettes de l’équipe espagnole. Ce matin, alors qu’il feuilletait le journal en sirotant son cafe con leche à la terrasse du bar d’à côté, il m’a lancé: "Dis donc, si les syndicats vont négocier sur l’index avec le gouvernement, ils feraient bien d’avoir quelques Iniesta et quelques Fabregas dans leur équipe, sans quoi les syndicats vont encaisser 4 buts comme l’équipe italienne!".

Une tactique défensive mène inévitablement à la défaite

Il n’a pas tout à fait raison mon voisin espagnol. Car dans les négociations syndicales l’important n’est pas d’avoir des vedettes. Mais il n’a pas tout à fait tort non plus. Car au foot comme dans les négociations syndicales, si on veut gagner, il faut une tactique offensive. Si on joue la défensive, au foot comme dans les négociations, on se fixe come objectif de limiter les dégâts. Pas de gagner. On rentre alors à la maison, battu par un score de 1-0 ou 2-0 en se disant "qu’on a évité le pire", c’est-à-dire à éviter d'encaisser un 4 ou 5-0.

C’est ce qui s’est passé avec le dernier accord interprofessionnel 2011-2012 où les patrons sont venus à la négociation avec leur propre cahier de revendications et où les syndicats se sont battus à reculons en essayant de "limiter les dégâts". Résultat: le projet d'accord a débouché sur une marge de hausse salariale de 0,3% (sur 2 ans!), c'est-à-dire quasi rien. Bref, c'était 4-0. La CSC a signé (malgré l'opposition des centrales employées: CNE et LBC) tandis que la FGTB et la CGSLB le rejetaient. Mais en attendant, l'accord s'est imposé à l'ensemble des travailleurs du secteur privé.

Une norme salariale bidon pour un jeu de dupes

Profitons de ce petit rappel sur le lamentable AIP 2011-2012 pour rompre une lance contre cette fameuse norme salariale.

La procédure actuelle qui doit déboucher sur la fixation de la norme salariale prévoit que le Conseil central de l’économie établit tous les deux ans, à l’automne, avant le début des négociations en vue d’un accord interprofessionnel, un rapport technique sur les marges maximales disponibles pour l’évolution du coût salarial en termes nominaux sur base de l’évolution attendue dans les Etats membres de référence, c’est-à-dire l’Allemagne, la France et les Pays-Bas.  Sur la base de ce rapport technique, les interlocuteurs sociaux conviennent, dans le cadre de l’accord interprofessionnel, d’une norme salariale qui fixe la marge maximale pour l’évolution du coût salarial.

La marge englobe toujours au minimum l’indexation et les augmentations barémiques. La somme de l’indexation, des augmentations barémiques et des avantages salariaux négociés aux différents niveaux, donc au niveau des secteurs et des entreprises et du salarié individuel, ne peut excéder la marge maximale pour le coût salarial «moyen» en termes nominaux par travailleur salarié en équivalents temps plein, ajusté en fonction de l’évolution de la durée conventionnelle du travail. Le respect de la marge s’établit de cette façon sur base d’un calcul du coût salarial par heure prestée. Ce qui entre donc en ligne de compte est le salaire brut.

Mais sapristi! Il n'y a pas que le salaire brut qui entre en ligne de compte pour le coût salarial. Il y a aussi les cotisations sociales patronales! D'ailleurs, quand un patron engage un salarié, il ne manque pas de rappeler: "Cela me coûte autant: salaire brut + charges sociales". Mais depuis des années le gouvernement belge ne cesse d'accorder des baisses de cotisations sociales patronales (plus de 10 milliards € par an!) Ces baisses de cotisations patronales à la sécu (appelée dans le langage patronal "charges sociales") représentent non seulement un vol pur et simple, mais de plus elles n'entrent pas dans le calcul de la norme salariale et constituent donc bien un trucage de cette norme!

Di Rupo veut amadouer les directions syndicales

Pour l'instant Di Rupo consulte les interlocuteurs sociaux pour préparer un "plan de relance". Il voudrait troquer l'injection de quelques centaines de millions d'euros dans l'économie en échange d'un engagement des directions syndicales à adopter un profil bas lors de la négociation du prochain accord interprofessionnel qui doit débuter à la fin de l'automne 2012. Pour tous les délégués et militants syndicaux conscients c'est donc un feu orange clignotant qui s'allume.

D'autant plus que les premières prises de position de la FGTB et de la CSC sont plutôt tièdes. En effet, les deux grands syndicats avancent que le  plan fédéral devrait se baser sur les lignes de force suivantes: "soutien du pouvoir d’achat (indexation automatique des salaires, liaison au bien-être des allocations sociales, suivi plus strict de l’évolution des prix); fiscalité plus juste; véritable politique d’emploi, avec des emplois de qualité et de meilleures possibilités d’emplois, entre autres pour les travailleurs âgés; garantie d’une expérience de travail et une formation aux jeunes non qualifiés, avec une perspective d’emploi durable à la clé; ni prolongation ni flexibilisation de la durée du travail; investissements publics stratégiques (énergies renouvelables, mobilité, services aux personnes); affectation plus efficace des aides publiques; amélioration de la compétitivité structurelle (innovation, R & D, formation)". C'est une position défensive car on se contente de réclamer que les attaques contre les salariés n'aillent pas plus loin, mais il n'y a pas la moindre exigence de rattrapage de ce qui a été perdu.

Le syndical libéral estime, pour sa part, "qu’il vaudrait mieux installer un climat de confiance et créer des emplois, avec une véritable vision sociale". Il dit cela sans rire! Pour la CGSLB, les deux priorités sont : "stimuler la demande intérieure (maintien de l’index, augmentation du salaire minimum, économie d’énergie) et rétablir la compétitivité des entreprises (en stimulant la formation et l’innovation)".

Notez bien qu'aucun des trois syndicats ne revendique des augmentations de salaires (ce qui serait logique si l'on veut augmenter le pouvoir d'achat). CSC et FGTB se limitent à demander une revalorisation des allocations sociales ("liaison au bien-être"). La CGSLB se limite à demander une augmentation du salaire minimum. Alors que les négociations n'ont pas encore commencé, les directions syndicales ont déjà adopté un profil bas. Franchement, si on se limite à revaloriser les allocations sociales et le salaire minimum, les bas revenus seront certes quelque un peu améliorés: ils pourront passer du Lidl au Aldi (ou l'inverse!). Mais c'est à cent lieues de l'ambitieux projet de "relancer l'économie".

Une nouvelle offensive de la bourgeoisie contre l'index

La Fédération des Entreprises de Belgique (FEB) a, de son côté, annoncé la couleur: "renforcer la position concurrentielle des entreprises (maîtrise des coûts salariaux et énergétiques, modernisation du droit du travail, réduction des formalités administratives) et accroître la capacité d’innovation, les compétences et l’entreprenariat international." Traduction: bloquer les salaires, obtenir de nouvelles baisses de cotisations sociales, démanteler encore plus la réglementation du travail pour accroitre la flexibilité, nouveaux cadeaux fiscaux.

Et c'est pile poil à ce moment-là que Luc Coene, gouverneur de la Banque nationale (ancien fonctionnaire du FMI et ex-sénateur libéral), choisit de présenter une nouvelle "étude" sur une réforme de l'index avec plusieurs scénarios possibles: indexation calculée en centimes plutôt qu'en pourcentage, suppression de l'indexation des plus hauts salaires, retrait de l'index d'un certain nombre de produits vitaux (mazout de chauffage, gaz, électricité).

Rappelons que l'index actuel a déjà subi une série de tripatouillages scandaleux. Dans les années 80, sous le gouvernement Martens-Gol (CVP-Libéraux) il y a eu deux sauts d'index (qu'on paie toujours aujourd'hui). En 1994, l'index-santé a été introduit (neutralisation du prix de l'alcool, du tabac, de l'essence, du diesel), de même que l'index lissé (moyenne des indices santé des quatre derniers mois) de manière à retarder l'adaptation des salaires et allocations au coût de la vie.

Il faut se rendre compte que dans les conditions sociales présentes (quasi blocage des salaires par le dernier AIP, flexibilité et précarité croissante des conditions de rémunérations, chômage massif, dégressivité accélérée des allocations de chômage, pensions légales trop basses), en cas de nouvelle atteinte à l'index les plus faibles revenus passeront cette fois du Lidl ou du Aldi carrément vers la banque alimentaire.

Au sein du gouvernement Di Rupo, les avis divergent en ce moment sur l'index. Les plus agressifs sont les libéraux flamands. Le parti le plus opposé, en paroles, à ce que l'on touche à l'index est le PS car il sait très bien que l'index est un acquis social auquel tient une partie importante de son électorat. L'ampleur de la déroule électorale du PASOK en Grèce a inévitablement impressionné les états-majors sociaux-démocrates en Europe. Mais la bourgeoisie ne s'encombrera pas des états d'âme électoraux du PS car elle est décidée à mettre fin à l'index qu'elle considère come une anomalie belge en comparaison avec les autres pays d'Europe (mis à la part le Luxembourg où l'index existe).

Comparaisons ciblées

Remarquons que la bourgeoisie choisit soigneusement les thèmes avant de comparer la situation existant en Belgique avec celles des autres pays. Elle montre du doigt l'index, mais reste bouche cousue sur d'autres matières qu'il est d'ailleurs fort instructif de comparer.

L'âge légal de la pension, par exemple, est de 65 ans en Belgique pour les hommes comme pour les femmes (il était auparavant de 60 ans pour les femmes) alors qu'en France l'âge de la pension était à 60 ans et passera progressivement à 62 ans à la suite aux contre-réformes imposées par Sarkozy.

L'impôt sur la fortune n'existe pas en Belgique alors qu'il est d'application chez nos voisins français. Le contrôle des impôts en Belgique butte souvent sur le secret bancaire alors qu'en France, les taxateurs ont accès aux données bancaires des contribuables. A noter aussi qu'en Belgique, lors du licenciement abusif d'un délégué syndical, les tribunaux n'imposent jamais la réintégration, alors que c'est la règle en France.

Choisir soigneusement les matières à comparer, de manière à influencer et manipuler l'opinion publique est donc une méthode utilisée systématiquement par les bureaux d'études patronaux.

CSC: en faveur de la baisse des cotisations sociales patronales!

Le 26 juin, à la suite des déclarations de Luc Coene, la CSC a mis en ligne un communiqué où elle se positionne très justement contre toute atteinte à l'indexation des salaires et des allocations sociales.

Mais on reste sa voix quand on lit l'argumentation suivante: " Il existe une bien meilleure solution pour améliorer la compétitivité des secteurs sensibles à la concurrence: diminuer efficacement et équitablement les charges salariales, en compensant la perte de recettes par une cotisation plus équitable sur les autres groupes de revenus. En effet, ce ne sont pas les salaires qui sont trop élevés mais ce sont les charges sur les salaires et cela vient de ce que d’autres revenus ne contribuent pas correctement. La CSC ne plaide pas pour une augmentation, mais bien pour une répartition plus équitable de la charge fiscale. La CSC renvoie une nouvelle fois aux propositions de relance qu’elle a formulées en début de semaine."

Autrement dit, la CSC se prononce pour la baisse des cotisations sociales patronales à la sécurité sociale tout en entretenant la confusion entre les impôts et les cotisations sociales. Mais les cotisations à la sécurité sociale représentent du salaire indirect, et d'ailleurs dans cette mesure, la gestion des caisses de sécurité sociale devraient être exclusivement aux mains des travailleurs et de leurs organisations (syndicats, mutuelles) et non faire l'objet d'une gestion tripartite (employeurs, pouvoirs publics, organisations ouvrières).

La position de la CSC est inacceptable car elle mène tout droit à vider les caisses de sécurité sociales et à faire reporter le salaire indirect par les contribuables, c'est-à-dire par le monde du travail quant on sait que les revenus des salariés sont taxés jusqu'au moindre centime alors que les indépendants et les sociétés ne sont taxés que sur les revenus déclarés.

FGTB: "Comment améliorer la compétitivité?"

Fort heureusement la FGTB n'a pas la même position que la CSC en ce qui concerne la baisse des cotisations sociales à la sécu. Mais comme la CSC, elle s'embourbe sur le terrain marécageux de la compétitivité. C'est un terrain marécageux car la compétitivité, c'est la mort de la défense collective des travailleurs et de la réglementation du travail. Toute la lutte du mouvement ouvrier, depuis le début du capitalisme, a consisté en une lutte pour soustraire la vente de la force de travail (les salaires) aux lois de la jungle capitaliste, aux lois du marché qui permettent de dresser les travailleurs les-uns contre les autres en faisant jouer la concurrente entre salariés pour tirer les salaires vers le bas.

Tenter de "relancer l'économie capitaliste" en "améliorant  la compétitivité" revient pour une organisation syndicale à jouer au rebouteux pour tenter de remettre à flots un capitalisme malade. C'est suicidaire sur le plan de la stratégie syndicale. L'acceptation de la norme salariale lors des accords interprofessionnels passés l'a suffisamment illustré. Au lieu d'être un tremplin pour le progrès social, l'AIP s'est transformé en un carcan pour les secteurs syndicalement forts.

Mettre le doigt dans l'engrenage de la compétitivité, c'est à terme accepter d'aligner les salaires et les conditions de travail sur les situations les plus défavorables. Il n'est pas improbable que la FEB, un de ces jours, invoque la compétitivité pour réclamer la fin du salaire minimum interprofessionnel car cela n'existe pas en Allemagne, par exemple.

Réarmer politiquement le mouvement syndical

La grande faiblesse actuelle du mouvement syndical en Belgique ne vient pas du fait qu'il manque de techniciens qualifiés (économistes, statisticiens, juristes, etc). Sa grande faiblesse est qu'il se trouve sans boussole idéologique et se raccroche aux paramètres économiques bourgeois.

Après la Première Guerre Mondiale, quand la bourgeoisie belge a concédé la journée des 8 heures sans perte de salaire hebdomadaire, personne ne s'est inquiété à l'époque de savoir si c'était "compétitif". Face au renversement du régime capitaliste en Russie et à la montée impétueuse de la révolution en Allemagne, la bourgeoisie voulait sauver l'essentiel: maintenir son hégémonie politique en Europe occidentale même au prix de concessions exorbitantes: journée des 8 heures, suffrage universel, suppression des articles du code pénal qui criminalisaient la grève, indexation des salaires et des allocations.

En Juin 1936, quand les travailleurs de France et de Belgique arrachaient, par la grève, le droit aux congés payés, personne ne s'est posé la question de savoir si c'était "compétitif". Bien sûr à l'époque, les patrons n'imaginaient pas que l'on puisse payer des ouvriers qui ne travaillaient pas, même pendant une semaine. Mais dans toutes ces grandes batailles où le mouvement a remporté des victoires importantes, c'est le rapport de forces entre les classes sociales qui a été décisif. Pas la "compétitivité" ni "la relance de l'économie", ni aucun autre leurre capitaliste.

Oui, mais "cela ne plaira pas aux patrons" diront certains "et d'ailleurs ils ne seront pas d'accord". Bien entendu. Aucun patron n'acceptera de bon cœur des mesures anticapitalistes, seule une lutte décidée sur un objectif concret répondant aux besoins objectifs immédiats des travailleurs forcera la bourgeoisie à céder. Par exemple sur un objectif tel que la diminution du temps de travail à 32 heurs sans perte de salaire et avec embauche compensatoire obligatoire.

Le monde du travail a besoin aujourd'hui d'une boussole, d'un programme de réformes anticapitalistes tel que celui adopté par la FGTB dans les années 1950. Un programme remis à jour, complété par des revendications écologistes, démocratiques, féministes, antiracistes. C'est une nécessité non seulement pour l'emploi, les salaires, mais aussi pour la sauvegarde de la planète. A ce sujet, les réactions de colère d'Electrabel face à la fermeture de centrales nucléaires illustre l'actualité de certaines revendications du programme de la FGTB des années 50: la nationalisation sans indemnités ni rachat de la production et de distribution de l'énergie.

Pour le moment on n'est pas là, et les agences de la bourgeoisie qui maudissent l'index "placent des banderilles" comme dit mon copain espagnol quand il ne parle pas de football. Mais le réarmement idéologique sur un programme anticapitaliste est indispensable. Sans quoi le mouvement syndical, numériquement puissant dans notre pays, qui constitue encore un barrage contre la sauvagerie capitaliste risque de dégénérer et de se transformer en une agence de services tout juste bonne à distribuer des pansements pour soigner les victimes de la soif de profit.

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