1974: Glaverbel en grève
Par André Henry le Mercredi, 04 Avril 2007 PDF Imprimer Envoyer
En mai de cette année, il y a eu vingt-cinq ans que le secteur du verre à Charleroi était paralysé plusieurs semaines durant par une grève tout à fait remarquable. Remarquable par son motif d'abord: la grève avait pour point de départ l'exigence principielle de réintégration d'un jeune délégué syndical mis à pied par la direction. Mais remarquable aussi, et surtout, par ses formes d'action, car il s'agissait d'une grève avec occupation des treize entreprises de Glaverbel au Pays Noir, élection démocratique d'un comité de grève dans chacune de ces entreprises, et centralisation de ces comités de grève au niveau régional. Les verriers renouaient ainsi avec les formes de lutte des mineurs lors de leur grève de 1932. Notre camarade André Henry fut président de cet organe d'autogestion de la lutte ouvrière.

Pour mieux comprendre cette grève, un bref rappel historique est nécessaire. Les historiens peuvent étudier la lutte sociale des travailleurs du verre, ils ne trouveront jamais, avant 73-74, la trace d'une grève nationale ni même régionale à Charleroi, pourtant berceau de l'industrie verrière, une fois la mécanisation acquise dans ce secteur industriel, c'est-à-dire après le remplacement du verre soufflé par l'étirage vertical. Pour trouver trace des grands combats, il faut remonter à la fabrication du verre à bouche (souffleurs) ou aux émeutes de 1886 à Roux.

Il y a à cela deux raisons de première importance. La première, c'est l'état d'esprit corporatiste tout puissant à la période dite de la fabrication à bouche, qui laissa des traces jusqu'au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Le deuxième point, qui était dominant, était le chantage des patrons verriers, mis en application à plusieurs reprises. Lorsque les travailleurs brandissaient la grève, le patronat menaçait de fermer les fours et d'arrêter la production pour plusieurs mois.

En effet, les fours étaient d'une grande fragilité. Leur longévité était de 3 à 4 ans suivis d'une réparation: un chômage de 6 mois ou plus s'installait. Pendant la grève générale de 60-61, il y eut un incident technique au four de Gilly, qui imposa un arrêt de six mois. La direction de Glaverbel (à l'époque UVMB) imposa pour la remise en marche de l'entreprise la retenue d'un pour-cent sur les salaires. Ce pour-cent était versé dans un fonds, que le patronat se réservait le droit de confisquer en cas de grève sauvage. Un nouveau contrat de travail fut imposé à chaque travailleur, supprimant l'ancienneté des plus anciens. Ce fut une défaite humiliante, la démoralisation s'installa. C'était le trou noir, comme on disait à l'époque.

Si je rappelle cette période noire, c'est pour démontrer aux travailleurs d'aujourd'hui, qui sont aussi confrontés à un recul du monde du travail, qu'en se serrant les coudes on peut remettre en selle la combativité ouvrière.

La grève de 1973

C'est au bulletin d'entreprise La Nouvelle Défense et aux camarades qui l'animaient (les militants de la LRT, aujourd'hui POS en furent à la base et à la pointe) que revient le mérite d'avoir su faire remonter la pente par les travailleurs pour les placer par la suite à l'avant-garde d'un syndicalisme de combat anticapitaliste, les conduisant à de véritables victoires ouvrières.

En décembre 1970, sous l'impulsion des camarades de La Nouvelle Défense, un vote de confiance fut organisé par les travailleurs contre le délégué principal. Celui-ci fut démis de ses fonctions. La nouvelle délégation, élue en dehors des élections sociales, allait développer un véritable syndicalisme de combat anticapitaliste, axé sur l'autogestion de la lutte.

La direction de l'entreprise (Glaverbel Gilly) mit tout en oeuvre pour contrer la délégation syndicale. L'assemblée générale des travailleurs avait élu une commission de contrôle ouvrier sur les cadences et la production. La direction, voulant défendre son autorité, provoqua un incident avec le délégué principal. Les travailleurs, de leur côté, voulaient à tous prix défendre leur délégation, ainsi que la pratique du contrôle ouvrier. Une sorte de dualité de pouvoir s'était établie au sein de l'entreprise.

Une grève éclata du 16 au 23 février 1973. Les travailleurs élirent un comité de grève et occupèrent l'entreprise, afin d'éviter le sabotage au four. Le comité assuma la gestion du four, ainsi les travailleurs devenaient maîtres absolus dans l'entreprise. Les travailleurs et leur comité de grève lié à l'occupation d'usine allaient démontrer à 1’ensemble des travailleurs du verre de la région et du pays qu'il était possible de battre les patrons de choc du secteur. Les délégations ouvrières de Charleroi, Houdeng, Mol et Zeebruge affluèrent pour voir quelle forme de lutte les travailleurs de Gilly mettaient en avant.

Le verre étiré était stocké en mesures hors standard, de telle façon que le patronat ne pourrait pas vendre le verre sans repasser par les travailleurs pour le recouper aux dimensions standardisées.

Cette grève mit les travailleurs du verre tout à fait en confiance, sans elle nous n'aurions pas connu la grève de 1974 qui allait secouer toute l'industrie verrière du pays. Le contrôle ouvrier que les travailleurs de Gilly avaient mis en application fut pour beaucoup dans la réussite du conflit.

Ce qui soulagea et libéra les travailleurs, c'était d'avoir réussi à enlever l'arme menaçante des mains des patrons, le chantage s'était volatilisé, ce fut pour eux la plus grande joie. En cinq ans nous avions su, par une lutte opiniâtre, sortir les travailleurs de leur torpeur et les placer en position de force, même au niveau national.

La grève de 1974

Le comité de grève de Glaverbel Gilly édita une brochure dans laquelle il tirait les leçons de sa victoire, et la diffusa à grande échelle. La Nouvelle Défense et le comité de grève, soucieux d'élever la conscience de classe auprès des travailleurs, organisèrent après la grève des réunions dans différentes entreprises verrières car la bataille de l'emploi allait bientôt sonner. Ils organisèrent des conférences-débats et meetings.

La LRT organisa elle aussi diverses conférences et meetings, elle publia la brochure Pour un syndicalisme de combat. L'exemple de Glaverbel Gilly, afin de sensibiliser les travailleurs du pays à de nouvelles formes de lutte axées sur la démocratie syndicale à la base et sur le contrôle ouvrier. Cette brochure eut un réel succès.

Ce travail ne fut pas vain. Un an après, la convention sectorielle devait être renouvelée pour le 1er mai 1974. Dès les premières réunions syndicales nationales pour établir le cahier de revendications, nous sentions l'engagement d'un combat. Les délégués au niveau national avaient acquis une confiance en eux-mêmes au travers de la grève de Gilly. Ils en avaient tiré les leçons.

Le rapport de force était de ce fait en leur faveur. Le chantage patronal était bel et bien balayé. Les travailleurs voulaient en découdre et prendre leur revanche sur le passé d'humiliation qu'ils avaient subis.

Les responsables syndicaux sortants de la Centrale Générale FGTB, section professionnelle du verre (dont le secrétaire général était Jean Denooze), sentirent qu'on s'acheminait vers une grève nationale. Ils ne voulaient pas perdre cette première bataille nationale, car c'était aussi la période où le patronat attaquait de front les organisations syndicales et leurs délégués. À Cockerill Liège, sept délégués avaient été renvoyés. Caterpillar, les ACEC, Brassico, Glaverbel et d'autres entreprises étaient les nouvelles cibles.

C'est ainsi que la première réunion nationale commune des délégués FGTB et CSC se tint le 6 mai à Bruxelles. Jean Denooze me demanda de présenter l'expérience de Glaverbel-Gilly. Ainsi, après pas mal de démêlés avec l'appareil syndical, nous fûmes quand même considérés comme des militants syndicalistes sérieux et notre combat était reconnu.

La direction de Glaverbel était déjà passée à l'action en renvoyant, le 19 avril 1974. un jeune délégué de Multipane, entreprise de Gosselies. Les travailleurs partirent en grève sur-le-champ. Les camarades de La Nouvelle Défense distribuèrent un tract régional à Charleroi, réclamant une solidarité active avec leurs compagnons de Multipane. En effet, si Glaverbel gagnait sur ce renvoi, le cahier de revendications serait remis en cause. Glaverbel Roux et Gilly jouèrent un rôle déterminant. Le 8 mai. tous les sièges de Charleroi partent en grève. Des réunions eurent lieu entre travailleurs des différents sièges. Gilly et Roux occupèrent leurs entreprises et élirent un comité de grève. Barnum Lodelinsart suivit, et le lendemain tous les sièges de Glaverbel étaient occupés. La Nouvelle Défense distribua un tract appelant à la création d'un comité de grève régional, afin de coordonner le combat et de centraliser la lutte.

Le comité se créa sous l'impulsion de Gilly, Roux, Lodelinsart (Barmun) et de la division La Paix. représentant en tout près de 4.000 travailleurs. Treize entreprises composaient la région: toutes les 13 furent occupées et élirent un comité de grève. Tous ces comités de grève allaient se réunir et former un comité de grève régional.

À la première assemblée générale des comités de grève, on élit un Bureau pour mettre en application les décisions de l'assemblée. Il était composé d'un président, un vice-président, 2 secrétaires, 2 trésoriers, plus deux représentants de chaque comité d'entreprise. Ce comité que j'ai eu l'honneur de président n'avait aucun pouvoir, sauf celui de mettre en application les décisions prises par l'assemblée générale des comités de grève, qui chaque matin réunissaient plus de 250 travailleurs. formant ainsi le comité de grève régional. Celui-ci était composé des deux organisations syndicales, et même de non syndiqués.

Des travailleurs et la délégation de Glaverbel Houdeng (Centre), accompagnés de leur secrétaire régional Arthur Delaby demandèrent de pouvoir intégrer le comité de grève régional, afin de ne pas rester isolés. Ce fut accepté à l'unanimité. Le comité de grève prit le nom de comité de grève régional Charleroi-Houdeng. C'était l'exemple même de la démocratie ouvrière à tous les échelons.!")

Le comité de grève régional et d'usine était une arme terrible dans le combat que menaient les travailleurs. Une confiance et une force inébranlables animaient tous les grévistes. Il ne s'agissait pas que le comité de grève se transforme en direction bureaucratique de la grève, d'où l'importance de la révocabilité. Seule l'Assemblée Générale était souveraine.

Le comité régional de grève, en raison de ses débats et de sa démocratie, était un véritable conseil ouvrier. Tout le monde, journalistes, organisations politiques, culturelles, etc. qui a assisté aux différentes réunions ou assemblées a été marqué et en a gardé un bon souvenir. Pour les travailleurs, c'était une véritable école d'émancipation sociale.

Tous les jours, des assemblées syndicales se tenaient dans les entreprises. Après ces assemblées d'usines, c'était l'assemblée générale des comités d'usines qui se réunissait, formant ainsi le comité régional.

Lors de ces assemblées, les comités d'usine faisaient rapport de l'état d'esprit des travailleurs de leur entreprise, tout en expliquant la situation sur le terrain. Dans les entreprises de fabrication telles que Gilly. Lodelinsart, Roux, Splintex, la protection et la gestion de l'outil étaient prises en charge par les travailleurs de l'usine sous l'égide du comité de grève. Aucun travailleur ne travaillait sous l'ordre d'un ingénieur ou contremaître.

Le syndicat aux mains des travailleurs

Je tiens à souligner ici que jamais au comité régional il n'y eut une position antisyndicale, car la fonction principale du comité de grève régional, comme de celui d'usine, fut la gestion par les travailleurs eux-mêmes de leur grève. Ils mettaient en application les prises de position adoptées en assemblée générale du comité de grève régional. Le comité de grève n'est pas en opposition avec l'organisation syndicale: au contraire, ces comités renforcent l'action des organisations syndicales, mais les décisions à prendre appartiennent aux travailleurs eux-mêmes.

Par exemple, un référendum fut organisé sur les avant-dernières propositions patronales. Elles furent rejetées par un peu moins de 66. Un débat eut lieu avec les responsables syndicaux qui voulaient faire respecter le quota "Le comité régional de grève, en raison de ses débats et de sa démocratie, était un véritable conseil ouvrier, une école d'émancipation sociale" des 66. L'assemblée générale des comités de grèves régionaux décida de continuer la grève et organisa les travailleurs en fonction de cette décision. La grève continua, et l'incident fut clos.

Toutes les entreprises de Charleroi et Houdeng étaient en grève pour la réintégration du jeune camarade licencié à Multipane. La direction dut céder sur ce licenciement, mais elle croyait que les travailleurs allaient reprendre le travail, puis négocier le cahier de revendications dans la paix sociale.

Au lendemain de l'annonce de la réintégration du jeune licencié, l'assemblée générale du comité régional centralisa les débats dans les entreprises. Les travailleurs, dans leurs assemblées respectives d'usine, avaient mandaté leurs comités de grève pour dire que le comité régional de grève devait continuer le combat jusqu'à l'obtention du cahier de revendications. Celui-ci portait sur 10 francs d'augmentation de l'heure, plus relèvement des bas salaires, les 40 h., etc.

Le comité de grève régional mit sur pied une manifestation dans les rues de Gilly le 15 mai à 15h. Ce fut un réel succès. Un meeting eut lieu à la Maison du Peuple, où les camarades de Mol prirent la parole pour annoncer que la division de Glaverbel Mol était aussi partie en grève, idem dans une des deux entreprises de Zeebruge. Ils furent applaudis à tout rompre. C'était la joie portée à son comble.

Les camarades de Gilly réalisaient avec satisfaction l'impact de leur grève de l'année précédente. S'ils n'avaient pas gagné leur grève, jamais celle de 1974 n'aurait vu lejour, ni peut-être celle de 1975 contre la fermeture. La grève dura 3 semaines. Nous avons obtenu satisfaction. C'était le triomphe. Nous entrâmes au travail, drapeau rouge en tête. au chant de l'Internationale.

Quelques conclusions

A l'heure où nous connaissons un recul sérieux de la classe ouvrière, nous devons malgré tout rester confiants envers elle et nous dire qu'il y a de réelles possibilités de relancer la combativité ouvrière.

Il faut avant tout créer les conditions d'un rétablissement de la solidarité entre les travailleurs. Les militants syndicaux doivent échanger entre eux leurs expériences, si minimes soient-elles. Il faut retisser un tissu solide, en recréant à la base la solidarité entre les travailleurs. Pour ce faire, des contacts à la base doivent se renouer, entre les entreprises et les secteurs industriels. Les militants syndicaux doivent à tous les échelons 'de leur organisation se battre pour recréer la solidarité ouvrière.

Il faut recréer un syndicalisme démocratique et anticapitaliste. A mon avis, une des revendications clé pour ressouder l'unité et la solidarité à la base est l'abolition de l'embauche temporaire, des stagiaires, etc. Une fois cela aboli, un grand pas pour l'unité et la solidarité sera franchi.

D'autres revendications sont évidemment à avancer, les travailleurs et l'avant-garde doivent tirer les leçons du recul que nous connaissons aujourd'hui. Ce recul est dû à la politique de concertation et de collaboration de classe développée et défendue depuis des décennies par nos instances syndicales et partis politiques, PS en tête. Le PC porte aussi une lourde responsabilité.

Nous devons remonter la pente en rejetant cette politique de concertation, qui n'est rien d'autre que d'intégrer le mouvement ouvrier dans la société capitaliste. Celle-ci, nous devons la rejeter et la remplacer par une société socialiste autogestionnaire.

Dans la conscientisation des travailleurs et pour la défense de leurs intérêts, il me semble que trois revendications s'inscrivent en priorité:

1 ° La démocratie syndicale la plus totale en partant des entreprises elles-mêmes, avec révocabilité des délégués à tous moments. Les travailleurs doivent supprimer les barrières qui les divisent au sein de leurs entreprises. Il faut balayer les délégués qui se réfugient derrière cette division pour asseoir leur pouvoir bureaucratique.

2° Syndicalisme de combat anticapitaliste axé sur les luttes autogestionnaires.

3° Contrôle ouvrier avec commission élue par les travailleurs en assemblée. a) Sur les cadences et la production. b) Sur l'embauche et les conditions de travail.

Encore une fois, abolir tout contrat temporaire: les contrats doivent être rédigés en bonne et due forme, pour une période indéterminée. Un débat au sein des organisations syndicales doit avoir lieu, les instances syndicales doivent engager le combat sur les contrats stagiaires et temporaires, car ces contrats sont une fissure grave pour l'unité de combat des travailleurs.

Je profite de cet article pour marquer la divergence entre Roberto D'Orazio et moi sur la manière de conscientiser les travailleurs, de les organiser pour conduire à de véritables victoires ouvrières. Si j'aborde ce point, c'est aussi parce que dans un meeting électoral tenu à Charleroi, se moquant un peu de ma pomme alors que je ne pouvais pas lui répondre, il a dit: "Ceux qui veulent un programme n'ont qu'à aller voir André, il a un programme, je ne sais pas lequel, mais moi c 'est l'esprit de Clabecq".

L'esprit de Clabecq et son programme, c'est pour Roberto "non à la fatalité, tous debout, contre l'exclusion". Je ne suis pas contre, bien au contraire. Mais j'y ajoute: "oui à l'auto-organisation démocratique des travailleurs, oui à l'autogestion des luttes dans l'unité et le pluralisme. "

Les travailleurs de Glaverbel. eux aussi, en 75, quand Glaverbel a voulu mettre la clé sous le paillasson, ont dit non au fatalisme, eux aussi se sont levés comme un seul homme pour combattre l'exclusion.

Aujourd'hui 2.700 travailleurs sont encore occupés à Glaverbel dans la région de Charleroi. contre 3.500 en 1975. Le syndicalisme y est toujours bien vivant et combatif. Nous n'avons pas à rougir de ce bilan, quand nous voyons les catastrophes sociales qui ont frappé d'autres secteurs industriels, en sidérurgie et ailleurs. Les temps ont certes changé. Mais cette victoire, elle a trouvé sa force dans le syndicalisme de combat démocratique et autogestionnaire, sous contrôle ouvrier. L'esprit de résistance ne remplace pas le programme.

André Henry

La Gauche n°11 et 12, juin 1999

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