La Terreur rouge
Par Ataulfo Riera le Samedi, 15 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Dans les polémiques sur les premières années de la Révolution, la question de la Terreur et de la répression exercée par la Tchéka est souvent avancée pour condamner sans appel les bolchéviques. Sans nier la gravité des erreurs commises dans la politique répressive de la dictature du prolétariat, il faut souligner l'évolution non-linéaire de cette terreur, son interdépendance étroite avec la violence contre-révolutionnaire et en tirer des enseignements.

Dans les polémiques sur les premières années de la Révolution, la question de la Terreur et de la répression exercée par la Tchéka est souvent avancée pour condamner sans appel les bolchéviques. Sans nier la gravité des erreurs commises dans la politique répressive de la dictature du prolétariat, il faut souligner l'évolution non-linéaire de cette terreur, son interdépendance étroite avec la violence contre-révolutionnaire et en tirer des enseignements.

Aux origines de la révolution, la violence est uniquement exercée par les masses en révolte contre l'autocratie tsariste, puis bourgeoise. Des soldats abattent leurs officiers (qui, aux temps de leur pouvoir, envoyaient allègrement la troupe à la boucherie ou devant le peloton d'exécution), des paysans exécutent des grands propriétaires fonciers tyranniques. Mais il ne s'agit que de cas isolés, commis par des éléments incontrôlés.

Les premiers actes de terreur massive et d'exécutions sommaires seront le fait des "blancs" qui, en octobre 1917, massacrent froidement plusieurs centaines d'ouvriers à Moscou. L'indulgence des révolutionnaires est alors incroyable: les coupables sont simplement désarmés, leurs chefs libérés contre la promesse de ne plus prendre les armes contre la révolution!

Naissance de la Tchéka

Le 7 décembre, pour faire face au sabotage des anciens fonctionnaires du régime et aux complots ourdis par la bourgeoisie, le nouveau pouvoir des Soviets instaure une force de police spéciale: la « Commission extraordinaire panrusse (VCK, ou Tchéka) de lutte contre la contre-révolution, la spéculation et le sabotage ». Cette "police politique" était à ses origines, dans sa composition et ses objectifs, assez modeste. Ses tâches premières se bornaient alors à mener des enquêtes préliminaires. Quant à ses moyens répressifs, tout aussi limités, ils consistaient en la confiscation des biens, l'expulsion du domicile et la privation des cartes de rationnement pour les coupables (1).

Rien de bien terrible en somme. La Tchéka était alors soumise au contrôle des soviets et dépendante des tribunaux révolutionnaires. Ses effectifs, jusqu'en janvier-février 1918 seront d'à peine 150 hommes. Enfin, dans l'esprit de ses fondateurs, la Tchéka n'était qu'un mal nécessaire mais provisoire, d'où son nom de "Commission extraordinaire". Ce bref rappel des faits mettent à mal la légende réactionnaire selon laquelle les bolcheviques auraient pratiqué, dès le début, une terreur aveugle pour se maintenir au pouvoir envers et contre tous.

Les causes de la Terreur rouge

C'est la violence sanglante de la contre-révolution bourgeoise et aristocratique qui va enclencher le cycle infernal de la terreur en Russie, faisant perdre toute illusion d'une issue "pacifique" aux révolutionnaires et les faisant tomber d'un extrême à l'autre. Un parallèle entre l'évolution de la Tchéka, de ses effectifs, de ses tâches et de ses méthodes avec les péripéties de la guerre civile est éclairant.

En mars-avriI1918, le pouvoir des Soviets est menacé par l'invasion allemande, les bolchéviques sont massacrés dans le Caucase, plusieurs chefs cosaques et officiers tsaristes forment des armées contre-révolutionnaires dans le Sud. En Finlande, la révolution est écrasée dans le sang de dizaines de milliers de travailleurs, des atrocités sans nom sont commises. Les effectifs de la Tchéka atteignent alors 600 hommes, ses prérogatives commencent à s'élargir (à partir du 27 mars, les "délits de presse" sont de son ressort).

En avril 1918, pour la première fois, elle va non pas réprimer des contre-révolutionnaires mais bien des partisans de la révolution. Les groupes libertaires de Pétrograd sont désarmés les 11 et 12 avril au prix de quelques tués et de 500 arrestations. Les bolchéviques estimaient, non sans raison, que cette "Garde noire" armée représentait un danger à l'arrière car des espions et des saboteurs contre-révolutionnaires s'y infiltraient sans difficultés du fait de l'absence de contrôle et d'organisation centralisée des anarchistes.

La répression, bien que brutale, ne fut pas absolue; les groupes libertaires, désarmés, continuèrent d'exister politiquement et leur principal journal reparut dès le 21 avril (2). il n'empêche que la méthode est discutable; une lutte politique pour convaincre les masses de la nécessité de désarmer ces groupes (ou un compromis avec ces derniers) aurait été plus justifiée. De plus, la répression à l'égard de forces appartenant au camp révolutionnaire constituait un précédent dangereux et une flagrante contradiction envers la théorie de la violence définie par Lénine qui, selon lui, ne pouvait s'exprimer qu'à "la condition qu'elle émane des classes laborieuses exploitées et soit dirigée contre les exploiteurs. "

A partir de mai-juin 1918 et jusqu'en 1920, la guerre civile bat son plein; la violence des blancs se déchaîne. Dans chaque ville ou village pris par les contre-révolutionnaires, les travailleurs politiquement ou syndicalement actifs sont systématiquement exécutés. La Révolution sera maintes fois à deux doigts de l'anéantissement.

Aux défaites militaires et aux massacres d'ouvriers et de paysans pauvres se conjuguent les complots, les sabotages, les trahisons (révolte armée des socialistes-révolutionnaires de gauche, alliés des bolchéviques, en juillet 1918), les attentats. Les impérialistes occidentaux envoient des troupes, du matériel de guerre, des fonds pour soutenir la contre-révolution et vont instaurer, au début de 1919, un blocus drastique contre la Russie rouge.

La production industrielle s'écroule, les campagnes sont dévastées, la famine s'installe, renforcée par le blocus impérialiste. La révolution internationale, malgré quelques succès initiaux, est postposée. Dans ce contexte de "brutalisation des rapports sociaux" (Nicolas Werth) dont les bolcheviks ne furent nullement responsables, la Tchéka va devenir l'exécutante de la Terreur rouge.

Après 10 mois de pouvoir révolutionnaire, et suite à plusieurs attentats et assassinats de dirigeants bolchéviques, le 5 septembre 1918, la Terreur est officiellement proclamée. Les effectifs de la Tchéka sont alors portés à 12.000 hommes et à 40.000 à la fin de l'année. Désormais, ils peuvent exécuter sans jugement tout contre-révolutionnaire pris les armes à la main (ainsi que les saboteurs, les spéculateurs, les pilleurs, etc.). La liste de ses prérogatives est fortement élargie. Les coupables ne sont plus transmis au tribunaux, mais jugés par des tchékistes dans le secret le plus total et sans que l'accusé puisse se défendre. La peine de mort a été rétablie en juin 1918.

La Tchéka ouvre des camps d'internement en août 1918. Ils fonctionneront jusqu'en février 1919 sans réglementation aucune. A partir de cette date, elle a tout pouvoir pour interner qui elle l’entend. La justice, le Commissariat à l'Intérieur, les tribunaux révolutionnaires, les soviets sont court-circuités. Si, entre décembre 1917 et mai 1918, la Tchéka exécute 22 personnes, ce nombre s'élèvera à 6.000 dans les 6 derniers mois de l'année (3) ! En mars 1919, le pouvoir grandissant de la Tchéka sera pour ainsi dire consacré avec la nomination de son chef, Dzerjinski, au poste de Commissaire à l'Intérieur.

Critiques

L'élargissement du pouvoir de la Tchéka, les abus, les injustices inévitables ou évitables, les méthodes de plus en plus brutales et expéditives vont provoquer une importante vague de critiques, non seulement dans les soviets, mais également au sein du parti bolchévique. Ce dernier tentera maintes fois de modérer l'ardeur et le zèle des tchékistes. Fin 1918, une commission de contrôle menée par Zinoviev propose même sa dissolution pure et simple (4).

Mais, tout en combattant les abus et les excès (lorsqu'il estime que la terreur n'est plus nécessaire), Lénine défend le maintien de la Tchéka, qu'il définit même comme "l'organe suprême de la dictature du prolétariat", et explique les dérapages: "Nos fautes ne nous font pas peur. Les hommes ne sont pas devenus des saints du fait que la révolution a commencé. Les classes laborieuses opprimées, abêties, maintenues de force dans l'étau de la misère, de l'ignorance, de la barbarie, pendant des siècles, ne peuvent i accomplir la révolution sans commettre d'erreurs (..). On ne peut enfermer dans un cercueil le cadavre de la société bourgeoise et l'enterrer. Le capitalisme abattu pourrit, se décompose parmi nous, infestant l'air de ses miasmes. " (5).

Trotsky, qui, 20 ans plus tard saura tirer des leçons démocratiques, n'est alors pas en reste: «La révolution n'implique pas "logiquement" le terrorisme de même qu'elle n'implique pas l'insurrection armée (..). Mais elle exige de la classe révolutionnaire qu'elle mette tous les moyens en oeuvre pour atteindre ses fins: par l'insurrection armée, s'il le faut, par la terreur, si nécessaire".(6)

Vers la fin de la guerre civile, la Tchéka, qui comptera plus de 200.000 hommes, sera utilisée pour réprimer les révoltes paysannes contre les réquisitions forcées menées par le régime pour nourrir les villes et l'Armée rouge. Les chiffres de la Tchéka donnent un total de près de 13.000 exécutions entre 1918 et 1920. (la vérité devrait se situer entre 20.000 et 50.000 exécutions, ce qui, sans les justifier pour autant, est un bilan largement inférieur comparé aux massacres perpétrés par les blancs.). Tous les journaux et partis bourgeois ont été interdits. Les organisations social-démocrates, socialistes-révolutionnaires (de droite comme de gauche) et anarchistes sont interdites ou à peine tolérées.

Mais, avec la victoire finale, les premiers mois de l'année 1920 annoncent de nouveaux départs. Le désir est grand, non seulement parmi les masses, mais également parmi les dirigeants bolchéviques, d'instaurer une véritable démocratie socialiste et d'abolir la répression. La peine de mort va être abrogée. Mais en avril, l'invasion de l'Ukraine par la Pologne, inspirée par l'impérialisme français, va de nouveau tout faire basculer dans l'urgence, la violence et la répression. Une fois de trop sans doute.

Quelles conclusions ?

La décision de créer une force de police spéciale était, à l'origine, très limitée et provisoire. La violence de la contre-révolution a provoqué chez les bolcheviques le désir de répondre par les mêmes armes, par une terreur organisée et exécutée non pas par les masses mais par un organe spécial, secret, doté de pouvoirs dictatoriaux et qui prétendait agir en leur nom.

La logique inhérente à toute force de police de ce type a donc joué à plein. Malgré son "caractère de classe", les méthodes étaient, quoiqu'à un moindre degré quantitatif et qualitatif, identiques à celles de l'adversaire.

Victor Serge a donc raison d'y voir l'une des principales erreurs des bolchéviques: « L'erreur la plus incompréhensible - parce que délibérée - que ces socialistes si pénétrés de connaissances historiques commirent, ce fut de créer la Commission extraordinaire de répression de la contre-révolution (..) qui jugeait les accusés et les simples suspects sans les entendre ni les voir, sans leur accorder par conséquent aucune possibilité de défense (..), prononçait ses arrêts en secret et procédait de même aux exécutions. Qu'était-ce sinon une Inquisition? L'état de siège ne va pas sans rigueur, une âpre guerre civile ne va pas sans mesures extraordinaires, sans doute: mais appartenait-il à des socialistes d'oublier que la publicité des procès est la seule garantie valable contre l'arbitraire et la corruption (...)? L'erreur et la faute sont patentes, les conséquences en ont été effroyables puisque la Guépéou, c'est-à-dire la Tchéka, amplifiée sous un nouveau nom, a fini par exterminer une génération révolutionnaire bolchévique toute entière (..) ". (7)

Si la filiation entre la Tchéka et le Guépéou est trop facilement établie (les purges staliniennes frappèrent durement les tchékistes de la guerre civile ), le raisonnement est correct. Si la Tchéka n'est pas le mal absolu responsable du naufrage de la Révolution russe, sa création et son évolution ont été, parmi bien d'autres, des éléments qui ont favorisés l'émergence de la contre-révolution bureaucratique stalinienne.

L'existence de la Tchéka et de ses méthodes ne pouvait qu'entraver un retour à la démocratie socialiste. Il est important de souligner que ces "éléments favorisants" n'ont pas été, d'une manière mécaniste et fatale, les causes premières du stalinisme: la dictature du prolétariat ne mène pas directement à la dictature sur le prolétariat exercée par une bureaucratie despotique. Mais les méthodes de cette dictature du prolétariat peuvent faciliter la tâche de la contre-révolution bureaucratique.

Le débat touche ici à la question fondamentale des fins et des moyens. Entre la naïve et incroyable mansuétude des débuts de la Révolution d'Octobre envers ses ennemis et les exécutions d'otages, les internements arbitraires et les jugements expéditifs de la Tchéka, la marge est importante. La principale leçon à retenir est que les méthodes de répression (telle que la peine de mort par exemple) utilisées par l'ennemi de classe ne doivent pas être employées par des révolutionnaires ("notre morale n'est pas la leur"!). Et il ne s'agit pas seulement d'une question éthique ou morale, mais bien d'une nécessité politique impérieuse.

Des méthodes contradictoires avec les fins et les objectifs du socialisme ne peuvent que nuire et entraver leur réalisation. L'affirmation de cette vérité est, dit avec raison Enzo Traverso, un des éléments clés de la refondation du socialisme à l'aube du XXIe siècle (8).

Notes:

(1) Nilcolas Werth, "Félix Dzerjinski et les origines du KGB", L'Histoire n° 158, sept. 1992. :

(2) Victor Serge, "L'An I de la Révolution russe", éd. La Découverte, Paris 1997. Paul A.Tich, "Les anarchistes russes", éd. Maspéro, Paris 1979. ;

(3) V. Serge, op. cit. Pierre Broué, "Le Parti bolchévique", éd. De Minuit, Paris 1971.

(4) Werth, op. cit.

(5) Lénine, O. C., t. XXVI, cité par Pierre Broué, op. cit.

(6)Cité par Pierre Broué, "Trotsky", éd. Fayard, Paris 1988.

(7) Serge, op. cit.

(8) Enzo Traverso, "Leur morale et la nôtre", Critique communiste, été 1997.

Voir ci-dessus