Hommage à la révolution hongroise de 1956
Par A.T le Dimanche, 16 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

On commémorait le 4 novembre le quarantième anniversaire de l'intervention soviétique en Hongrie. La grande presse y a consacré quelques articles superficiels, histoire de raffermir les convictions anti-communistes qui tendent à vaciller ces derniers temps. Or la révolution hongroise réprimée au nom du socialisme fut une authentique révolution socialiste. Le message qu'elle nous adresse garde toute sa fraîcheur, même si le contexte dans lequel elle se produisit à disparu à jamais.

Pour l'Occident, les choses sont simples: la révolution hongroise de 1956 n'était qu'un signe avant-coureur de l'effondrement du Bloc de l'Est. Les populations d'Europe orientale étaient déjà lasses du communisme qu'elles subissaient depuis une dizaine d'années à peine, mais l'Ours soviétique avait encore la force de les empêcher de se jeter dans les bras du capitalisme bienfaisant. Il fallait attendre pour que l'Histoire impose sa volonté inéluctable.

Les maîtres du Kremlin et leurs valets de l'époque avaient rigoureusement la même analyse. L'intervention militaire était nécessaire, selon eux, parce que la direction hongroise cachait un projet de restauration du capitalisme derrière ses belles phrases sur la "démocratie". La Chine de Mao et la Yougoslavie de Tito soutinrent cette interprétation des faits.

Comme tout bon mensonge, celui-ci repose sur quelques faits réels: le gouvernement hongrois avait libéré le cardinal Mindszenty, porte-parole des nostalgiques du régime fasciste de Horthy, et des démocrates bourgeois avaient intégré le gouvernement d'union nationale formé par le réformateur communiste Imre Nagy. Il est par ailleurs évident que la CIA ne pouvait que s'interroger sur les moyens de profiter de la situation.

Mais ces faits sont marginaux. D'ailleurs, l'Occident n'a pas levé le petit doigt contre la répression par les troupes russes (1). Une fois la révolution écrasée, la direction pro-Moscou offrit une représentation parlementaire aux partis bourgeois qu'elle dénonçait quelques mois plus tôt. La répression, féroce, frappa essentiellement des dirigeants ouvriers et des étudiants.

Crise du stalinisme

Le fond de l'affaire est que les travailleurs hongrois, la jeunesse et l'intelligentsia voulaient en finir avec l'étouffante dictature stalinienne. Pour eux, la question de la propriété collective des moyens de production ne se posait même pas. Le ras-le-bol était si grand que de très nombreux cadres et responsables communistes épousèrent cette cause avec enthousiasme... et le payèrent de leur vie. Le cas le plus exemplaire est celui du colonel communiste Pal Maleter qui fat arrêté par les Russes en pleine négociation le 3 novembre, condamné à mort à huis-clos en juin 1957 et exécuté en même temps que le chef du gouvernement Imre Nagy.

Dans la montée vers la révolution, un rôle décisif fut joué par les intellectuels, notamment par les écrivains. Après la mort de Staline en 1953, l'appareil bureaucratique était divisé sur la marche à suivre pour éviter une explosion: les conservateurs voulaient continuer à serrer la vis, les réformateurs voulaient lâcher du lest. Les intellectuels profitèrent de cette division pour conquérir un espace de liberté et constatèrent que cela répondait à une demande. Une dialectique s'instaura entre eux et la jeunesse d'une part, l'aile réformatrice du parti d'autre part. Des phénomènes de ce type se La révolution hongroise de 1956 n 'est pas le signe avant-coureur de l'effondrement du communisme mais une des étapes de l'étouffement du socialisme au nom du socialisme sont produits dans plusieurs pays à la même époque.

En Hongrie, cette dialectique s'articula autour du "Cercle Petofi " fondé par la Jeunesse communiste de Budapest. Ses débats publics regroupèrent jusqu'à huit mille personnes. Petit à petit, les idées anti-autoritaires, les exigences de vérité et de transparence percolèrent dans la classe ouvrière. Les plus jeunes éléments de celle-ci vibraient à l'unisson avec les étudiants, et ils n'allaient pas tarder à monter en première ligne.

Insurrection à Budapest

La révolution proprement dite débuta le 23 octobre. Les étudiants, les Jeunesses communistes, le Cercle Petofi et les intellectuels avaient choisi ce jour pour organiser une manifestation de soutien au mouvement de réforme en Pologne. L'effervescence était alors plus importante sur les bords de la Vistule que sur les rives du Danube. Les deux pays traversaient une crise analogue du système stalinien. Mais les feux de l'actualité étaient braqués surtout sur Varsovie parce que le bruit courait que l'armée russe allait organiser un putsch pour empêcher le chef de file réformateur Gomulka d'éliminer le conservateur Rokosowski. C'est pourtant en Hongrie qu'une étincelle mit le feu aux poudres.

La manifestation fut interdite, puis autorisée. Mais la radio refusa de rapporter les revendications des étudiants, qui demandaient aussi le retour au pouvoir du réformateur Imre Nagy. La foule en colère se massa alors devant l'immeuble de la radio. Les forces de sécurité ouvrirent le feu, et le pays bascula dans l'insurrection. Les manifestants reçurent des armes et le soutien de l'armée, officiers en tête. Les quartiers ouvriers se soulevèrent. Les conservateurs n'eurent d'autre possibilité que de quitter le gouvernement. Nagy et Kadar prirent leur place.

Contrairement à Gomulka en Pologne, Nagy fut incapable de stabiliser la situation pour le compte de l'appareil bureaucratique. Porté au pouvoir à chaud, coincé entre les troupes russes et Budapest insurgée, sa marge de manoeuvre était limitée. Il fut presque immédiatement débordé par les masses. Quand les Soviétiques comprirent que Nagy patinait, ils relancèrent l'offensive militaire. Mais, paradoxalement, cela rendit un rôle de médiateurs aux réformateurs, et les masses recommencèrent à entretenir des illusions sur ceux-ci.

Les chars russes envahirent Budapest le 4 novembre. Les travailleurs ripostèrent par la grève générale. Celle-ci se prolongea jusqu'au 14 novembre. La reprise du travail conditionnelle fut décidée par la direction du mouvement. Le courant majoritaire au sein de celle-ci estimait que l'opinion se tournerait contre les grévistes si la grève perdurait, car la pénurie s'installait. Il pensait aussi disposer d'un rapport de forces suffisant pour obtenir de Kadar, qui avait remplacé Nagy à la tête du pays, la satisfaction des principales revendications (voir en encadré la Déclaration du Conseil Ouvrier du Grand-Budapest).

Ce calcul s'avéra erroné. N'empêche que le programme élaboré au cours de ces journées et de ces semaines peut être considéré comme l'embryon d'un projet de socialisme autogestionnaire - ou de socialisme tout court.

Le pouvoir des conseils

La colonne vertébrale de la révolution était formée par les conseils ouvriers. La bureaucratie réformiste avait créé des conseils d'usine sur le modèle yougoslave, espérant par cette concession mobiliser les ouvriers pour la production tout en les dissuadant de descendre dans la rue. Mais les travailleurs se saisirent des conseils et leur donnèrent un rôle non seulement économique mais aussi politique, en les centralisant et en organisant autour d'eux les autres couches en lutte. Du coup la question du "pouvoir aux Conseils" devenait très concrète. Même sous l'occupation militaire russe, les rapports de forces étaient tels que les conseils ne furent pas mis hors-la-loi immédiatement et que Kadar dut négocier avec eux.

Cependant la partie était par trop inégale. C'est uniquement dans le cadre d'une montée révolutionnaire simultanée dans plusieurs pays d'Europe de l'Est et en URSS que les travailleurs et les jeunes auraient pu l'emporter. Les conditions n'étaient pas mûres pour cela et, hélas, elles n'allaient jamais être réunies, ainsi que l'Histoire l'a montré.

L'histoire des pays du "glacis soviétique" est jalonnée de mobilisations pour des réformes démocratiques radicales dans le cadre non-capitaliste. Mais ces réformes n'ont jamais tenu durablement.  Face à l'intransigeance de la bureaucratie, les masses ont déclenché plusieurs offensives révolutionnaires ou pré-révolutionnaires, mais toutes été écrasées (2). Il en est résulté, d'une part,  un énorme  désarroi  et  un incommensurable scepticisme des populations et, d'autre part, un enlisement économique de plus en plus prononcé dans la gabegie bureaucratique. Les effets cumulatifs de ces phénomènes sont à la base de la grande passivité sociale face à la restauration capitaliste depuis cinq ans.

La révolution hongroise de 1956 n'est pas le signe avant-coureur de l'effondrement du communisme mais une des étapes de l'étouffement du socialisme au nom du socialisme.

En même temps, cette authentique révolution prolétarienne montre de façon éclatante que le pouvoir, si puissant fût-il, ne peut éternellement abuser la classe ouvrière et que celle-ci, quand elle se met en mouvement, réinvente rapidement son programme historique, celui du socialisme autogestionnaire. A cet égard, il est frappant de constater la force mobilisatrice qu'ont eu au cours de ces années,  en Hongrie et en Pologne, les aspirations à la vérité, à la démocratie, à la justice, ainsi que le refus de la "pensée unique", version stalinienne. Inutile de préciser que ces aspirations-là ne sont pas restées enfouies sous les décombres du Mur de Berlin...

Notes: (1) Au   contraire, les impérialistes français et britanniques en ont profité pour rétablir leur contrôle sur le canal de Suez nationalisé par Nasser. (2) Après l'écrasement en Hongrie, Gomulka réussit à démanteler l'opposition polonaise regroupée notamment autour du journal communiste "Pö Prostu". On apprit quelques années plus tard que Pö Prostu avait été interdit pour avoir titré "Tout le pouvoir aux soviets"...

La Gauche n°21, 22 novembre 1996


Appel du Conseil Central Ouvrier du Grand-Budapest

Camarades ouvriers !

(...) Nous affirmons une fois déplus que nous avons reçu notre mission de la classe ; ouvrière. Fidèles à cette mission, nous défendons, fût-ce au péril de notre vie. nos usines et notre patrie contre toute tentative de restauration capitaliste. Nous proclamons en même temps notre volonté d'édifier l'ordre social et économique dans une Hongrie indépendante et a la manière hongroise. Nous n abandonnerons aucune des revendications de la révolution (...)

Les usines se trouvent entre nos mains, entre les mains des conseils ouvriers. Afin d'augmenter encore nos forces nous pensons que la réalisation des tâches suivantes s’impose:

1) Dans tout arrondissement et tout département où un conseil ouvrier n 'a pas encore été constitué, ces organismes sont à former d'urgence au moyen d'élections démocratiques organisées à la base. (...)

2) Tout conseil central d'arrondissement et de département doit se mettre immédiatement en rapport avec le Conseil Central Ouvrier du Grand-Budapest. (...)

3) L'une des tâches les plus importantes des membres des conseils d'usine consiste à s'occuper, non seulement de l'organisation du travail, mais aussi à élire d'urgence des conseils ouvriers définitifs. Au cours de ces élections, nous devons montrer la même énergie pour combattre la dictature rakosiste (Rakosi était l'homme de Moscou dans la Hongrie d après-guerre. NDLR) que pour combattre la restauration capitaliste. Les conseils doivent êtres composés d'ouvriers honnêtes au passé irréprochable! Au sein des conseils, les ouvriers [ devront posséder une majorité d'au moins deux tiers.

En ce qui concerne les attributions des conseils, nous ne saurions être d'accord avec les ordonnances du Conseil du Présidium Suprême promulguées à ce sujet. (...) Pour ce qui est de la personne des directeurs nous pensons que ces derniers doivent être élus par les conseils eux-mêmes (...). Nous invitons les conseils ouvriers à ne pas accepter de dirigeants imposés aux usines, qui dans le passé ont fait la preuve de leur incompétence et de leur éloignement du peuple. (...)

4) (...). Nous pensons que les ouvriers ont besoin d'organisations qui défendent leurs intérêts, de syndicats et de comités d'usine. Mais de ceux qui sont élus par la base avec des méthodes démocratiques, de façon que leurs dirigeants soient d'honnêtes représentants de la classe ouvrière. (...) Nous protestons contre la thèse des "syndicats libres" récemment constitués (par l'appareil. NDLR) comme quoi les conseils ouvriers devraient être uniquement des organisations économiques. Nous pouvons affirmer que les véritables j intérêts de la classe ouvrière sont représentés en Hongrie par les conseils ouvriers et que, , d'autre part. il n 'existe pas actuellement un pouvoir politique plus puissant que le leur. (...)

Budapest, le 27 novembre 1956

Voir ci-dessus