Le bilan de la transition de l’URSS à la Russie, la chute du stalinisme et les conséquences d’ensemble
Par IVe Internationale le Mercredi, 19 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Texte approuvé par le Comité exécutif international de la IVe Internationale, octobre-novembre 2000

Présentation

Le grand écart entre les espoirs d’issue socialiste aux révolutions anti-bureaucratiques et la dynamique de restauration capitaliste a été une source évidente de désarroi. Une partie de cet écart relève des pronostics "optimistes" et non vérifiés qui sont d’abord liés à notre "raison d’être" : résister, compter sur les résistances et échouer n’a rien de honteux ­ et de l’échec on peut apprendre beaucoup. Mais d’autres facteurs se greffent sur cette base légitime, conduisant à des erreurs d’analyse :

a) La sous-estimation de l’adversaire (cf. dans le passé les marges de réformes de la bureaucratie et de diversification des régimes néo-staliniens)

b) L’objectivisme et le spontanéisme dans l’approche de la classe ouvrière - d’où les "désillusions" sur les travailleurs

c) L’insuffisante analyse des illusions sur le marché et la propriété au niveau de l’entreprise dans les formes prises par les résistances d) Grossir volontairement le trait rose (en atténuant le gris ou le noir - voire en gommant totalement ce trait-là) pour maintenir l’enthousiasme militant: il y a là un glissement pervers. Il devient redoutable quand le "défaitisme petit-bourgeois" des "pessimistes" - est opposé au sens de classe des "optimistes". Les désillusions sont à la mesure d’une telle imprécation politique. Sur ce plan le débat sur (et autour de) Solidarnosc dans l’Internationale, concrétisant la valorisation aveugle de l’approche dite "optimiste", porte la responsabilité de n’avoir pas préparé nos militants aux dynamiques en cours en Europe de l’Est.

e) La volonté de trouver des "intérêts de classe" derrière chaque divergence a pu se doubler, concernant les débats sur les "Etats ouvriers" d’une dérive "conceptualisante" : les concepts étant supposés "impliquer" nécessairement telle ou telle prise de position politique ­ type de "débats" qu’on devrait pouvoir dépasser Ce texte et ses annexes ont pour but d’expliciter 1°) les causes et effets de la dynamique en cours et des écarts entre pronostics et réalités concernant l’URSS et l’Europe de l’Est; 2°) les questions conceptuelles relatives à sur la nature de ces pays à la lumière de la restauration capitaliste en cours : certaines parties pouvant alors faciliter la rédaction d’amendements aux textes du CM, mais d’autres aspects ne relevant pas d’un vote de congrès.

Le texte de base interprète la dynamique de restauration capitaliste comme un processus daté : le creusement des écarts socio-économiques avec les pays capitalistes avancés à partir des années 1970 est une base objective essentielle à la compréhension des changements de comportements socio-économiques et politiques de la bureaucratie des partis/État, mais aussi des nouvelles générations. La difficulté de la restauration capitaliste souligne en même temps la faiblesse de sa base sociale endogène, des institutions et rapports sociaux nécessaires à la restauration capitaliste : ceci donne un rôle clé dans ce processus aux institutions de la bourgeoisie mondiale. Les difficultés de la restauration capitaliste ne renvoient nullement à des capacités de résistance cohérentes, ni à une situation favorable pour les travailleurs. L’annexe 1 revient sur les débats conceptuels et l’annexe 2 vise à prolonger ces débats en soulevant explicitement quelques questions concernant le cas chinois (par comparaison avec les pays d’Europe de l’Est et de l’URSS), sans avoir la prétention de le traiter systématiquement.

Vue d’ensemble

1. L’URSS stalinisée et le "camp socialiste" dans sa diversité ont eu un effet contradictoire dans les consciences et dans les rapports de force entre les classes: - d’un côté, l’interdiction de toute forme d’organisation politique ou syndicale indépendante dans les pays dits socialistes, l’intervention des tanks soviétiques contre des soulèvements anti-bureaucratiques, l’étranglement de mouvements révolutionnaires ou "l’aide conditionnelle" de l’URSS pesant sur les luttes d’émancipation ont conduit à l’assimilation du communisme à la dictature d’un parti unique : l’étouffement de la pensée marxiste et de toute critique des politiques menées au nom du socialisme s’est accompagné d’un très profond brouillage des mots et du projet communiste ; l’absence de révolution anti-bureaucratique victorieuse n’a pas permis de remettre en cause, sur une échelle large, un tel brouillage ­ et ne le permettra pas facilement ; - de l’autre, l’URSS et le "camp socialiste" ont prolongé le règne du parti unique en s’appuyant sur un substantiel rattrapage de niveau de vie et des droits sociaux significatifs pour les populations concernées ; ils ont été pendant des décennies des éléments d’un rapport de force favorisant des résistances anti-impérialistes et nourrissant des aspirations socialistes en conflit avec les régimes de parti unique ; le capitalisme lui-même a durablement craint la compétition de ce système et les valeurs dont il se réclamait, menant contre lui, et notamment contre l’URSS une guerre froide lui bloquant tout accès à des technologies avancées ; cette rivalité a pesé également sur les caractéristiques du capitalisme de l’après Seconde guerre mondiale dans le sens de gains sociaux pour les travailleurs.

2- Cet aspect contradictoire se prolonge face à la crise de ces sociétés et à la chute de leurs régimes : - la fin du règne du parti unique ouvre positivement une ère de mise à plat du bilan de ce siècle, de réhabilitation de la signification profonde du projet socialiste/communiste, de recomposition du mouvement ouvrier sur de nouvelles bases ; de libertés dans les pays concernés ; - mais la mise en oeuvre des thérapies libérales en URSS et dans l’ensemble des pays d’Europe de l’Est dans les années 1990 a produit une détérioration sociale considérable pour la grande masse des populations, en premier lieu des travailleurs de ces pays. Ceci est vrai même au c ur des pays les plus développés du centre européen. Le creusement des écarts de niveau de vie est général avec un très petit nombre de gagnants. Le nouveau code du travail qui vient d’être proposé en Russie est un condensé radical de la logique universelle néo-libérale qui s’étend avec une "globalisation capitaliste" qui n’a plus peur du communisme : destruction des protections sociales, contrat individualisé, flexibilité, droits de base remise en cause Et dans les consciences, ce n’est pas seulement le règne du parti unique et sa dictature qui sont balayés, mais sur une échelle massive le projet socialiste et communiste durablement assimilés à ces expériences

3- Nous devons plus que jamais combattre une telle assimilation qui s’est ancrée dans les consciences au cours d’une durée de vie de ces sociétés plus longue que Trotsky ne l’escomptait quand il exprima l’alternative : révolution politique anti-bureaucratique ou restauration capitaliste. On peut mesurer aujourd’hui les traces profondes et complexes laissées par plusieurs décennies de régimes régnant au nom des travailleurs, sur leur dos : d’un côté, un sentiment de libération face à la chute de ces dictatures et, finalement, au tournant des années 1990, l’espoir que les libertés et le rattrapage promis de niveau de vie viendrait des recettes libérales ; mais depuis lors, désillusions et, surtout pour les plus de quarante ans, montée de nostalgies a poseriori envers les protections d’un passé revalorisé ; la dangereuse réhabilitation du règne de Staline actuellement en cours en Russie combine à ces sentiments la nostalgie d’une grande puissance.

4- Le pronostic fondamental avancé dans la Révolution trahie s’est avéré pertinent : dans la confrontation entre les deux systèmes, c’est la question du rapprochement ou de l’écart des niveaux de vie comparés qui a pesé de façon décisive dans les consciences et donc dans les luttes. C’est l’espoir crédible d’un rattrapage de niveau de vie avec les pays les plus avancés ­ ou au contraire, dans les années 1980 le creusement des écarts - qui a marqué les dynamiques différentes perceptibles dans les crises passées et actuelles. Après épuisement des sources de croissance extensive non capitalistes et de réformes buraucratiques bâtardes, le conservatisme des rapports de production que dominait la bureaucratie des partis/Etats dits communistes a finalement signifié la tendance vers la stagnation. Il a suffi de quelques décennies, pour que se trouve confirmée l’incapacité de la bureaucratie à dégager une cohérence de classe, ou encore un mode de production non capitaliste (et non socialiste) efficace : l’alternative capitalisme ou socialisme s’est confirmée. Mais la dynamique des luttes n’étaient pas favorable au capitalisme avant les retournements politiques et socio-économiques des années 1980-1990.

II) De la Deuxième guerre mondiale aux mouvements socialistes et anti-impérialistes des années 1960-1970

5. L’issue particulière de la Seconde guerre mondiale puis les réformes pos-staliniennes et l’extension du "bloc socialiste" se sont écartées du pronostic de Trotsky : l’alternative socialisme ou restauration capitaliste a été différée pour quelques décennies, laissant des marges de transformations réformistes du capitalisme et des pays dits socialistes - et des traces complexes dans les consciences. 5-1. L’alliance conflictuelle entre capitalisme et partis staliniens contre le fascisme n’était pas anodine ou indifférente (ni simplement négative) : elle s’est conclue par une effective victoire sur le fascisme qui s’accompagnait d’une trahison des luttes possibles contre le capitalisme. Elle s’est effectué dans le contexte d’une montée du mouvement ouvrier à l’échelle mondiale, sous des formes donc moins "pures" que ne l’escomptait Trotsky - sans consolidation des forces à la fois anti-capitalistes et anti-staliniennes. · Après la défaite du fascisme, le capitalisme, sous pression d’une peur de la montée du communisme, connut une reconstruction et une croissance favorables à l’interventionnisme étatique social-démocrate ou keynésien ­ donc au réformisme et à ses logiques parlementaires. · De l’autre côté, le régime et les PC staliniens se sont en partie légitimés dans la lutte contre le fascisme. L’hypercentralisme de la planification soviétique et ses priorités à l’industrie lourde ont été perçus massivement comme des sacrifices provisoires et nécessaires permettant des victoires militaires. 5-2. En outre, les victoires révolutionnaires remportées par des PC (Chine, Yougoslavie, plus tard, Vietnam) qui ont à la fois consolidé l’identification au socialisme de ces régimes et ouvert des crises majeures au sein du monde communiste stalinisé (schisme Tito/Staline puis Mao/Krouchtchev).

6. Parallèlement, après la mort de Staline, le XXème congrès du PCUS et les diverses réformes introduites depuis les années 1950 ont élargi la durée de vie de ces systèmes hybrides, sur la base d’une amélioration réelle des niveaux de vie. 6-1. Quels qu’aient été les scénarios initiaux de la transformation de ces pays sur le modèle soviétique, les bureaucraties au pouvoir ont rapidement cherché à consolider leurs privilèges dans la possibilité de régner de façon plus ou moins stable, au nom des valeurs socialistes (donc en recherchant une certaine légitimité sociale). La répression sélective (ou la menace de répression) s’est donc accompagnée de gains sociaux effectifs et d’une reconnaissance démagogique (mais non neutre) des travailleurs comme la source des richesses du pays. 6-2. L’absence de base sociale indépendante dans les rapports de propriété, rendaient les bureaucrates, nommés d’en haut sur critères politiques, particulièrement vulnérables aux moindres mouvements de protestation collective des travailleurs. La "réussite" principale de ces formes de résistance a donc été de pouvoir travailler peu, à des rythmes et selon des horaires sans rapport avec leurs équivalents capitalistes. Les avantages sociaux en nature sur le lieu de travail étaient une véritable mesure de ces rapports sociaux spécifiques ­ un héritage aujourd’hui perceptible dans la difficulté de l’instauration de rapports capitalistes marchands dans toutes les grandes entreprises issues de cette période. 6-3. L’éventuelle introduction des droits autogestionnaires, même décentralisés et sans réels moyens politiques et institutionnels de dégager une cohérence d’ensemble, fut toujours associée à l’idée d’une plus grande dignité et responsabilité des travailleurs ­ et très populaire. 7. La révolution cubaine, à son tour, a eu un impact d’abord anti-impérialiste et anti-stalinien ­ avant de légitimer "le camp socialiste" dominé par l’URSS, dès lors que, sous pression, elle rentrait dans le rang. La résistance à un puissant impérialisme et ses acquis sociaux ont été des points d’appui de la résistance castriste et de son impact international dans les années 1970.

8. Dans l’ensemble : le rattrapage de niveau de vie par rapport aux pays capitalistes développés et à ceux de la périphérie capitaliste, ainsi que l’affirmation d’un mode de vie où avait disparu la logique des rapports marchands et de profit, ont donné du poids à l’assimilation de ces pays à un certain "socialisme" - tout en nourrissant dans et hors ces sociétés des courants et mouvements anti-bureaucratiques. 8-1. Les taux de croissance, la réduction des inégalités et les "succès du socialisme" dans l’éducation, la compétition scientifique, spatiale, sportive ou artistique, donnait une certaine crédibilité à l’idée d’un rattrapage du capitalisme (Krouchtchev avait même parié qu’en 1980 l’URSS atteindrait la phase ultime du "communisme"). Pour les générations qui avaient connu les régimes pré-communistes d’une périphérie capitaliste soumise à des régimes dictatoriaux voire fascisants et socialement régressifs, les gains étaient considérables. 8-2. Et c’est pourquoi, les acquis sociaux réels de ces régimes (souvent idéalisés par la propagande des PC) et leurs formes de production déconnectées de la logique du profit et des rapports monétaires (également assimilées à une planification socialiste efficace), ont encouragé pendant des décennies les résistances voire les ruptures avec le capitalisme dans le monde ­ notamment dans la périphérie capitaliste. 8-3. Au sein des pays dits socialistes, c’est l’absence de libertés, l’élévation des exigences après satisfaction des besoins de base, l’écart entre les gains et droits proclamés et la réalité, ou encore les menaces sur les acquis qui ont nourri les luttes : pendant des décennies, et à l’occasion de chaque brèche apparaissant dans l’appareil répressif, de très larges mouvements ont contesté la dictature du parti unique, au nom des promesses socialistes non tenues. La perception de la bureaucratie comme parasite usurpant des droits de gestion reconnus aux travailleurs, et rendant inefficace cette gestion fut le moteur réel de multiples résistances, protestations individuelles et collectives. Si certaines ont abouti en URSS à l’enfermement en hôpital psychiatrique, beaucoup ont été localement victorieuses. Mais, atomisées au sein des entreprises sans capacité à orienter l’ensemble du système de façon efficace, ces résistances ont été souvent corrompues ou émoussées et perverties par des gains locaux, souvent incarnés dans les acquis sociaux offerts au sein des grandes entreprises. 8-4. Des mouvements politiques d’ensemble anti-bureaucratiques n’ont pu surgir dans ces pays qu’à l’occasion de tournants pris "en haut", lorsque des fragilités ou crises sont apparues dans l’appareil du parti/État ( XXème congrès du PCUS en 1956, réformes introduites d’en haut, en, Yougoslavie, Pologne, Tchécoslovaquie...). Les courants anticommunistes demeuraient très minoritaires, à la fois parce que réprimés et parce que la réduction des écarts entre les pays dits socialistes et les pays capitalistes jusqu’aux années 1970 ne leur donnait pas de poids.

9- Les crises de la domination du Kremlin ont favorisé l’émergence de courants rompants avec les PC officiels (maoïsme, courants autogestionnaires, castrisme...) et restant massivement confiants dans les perspectives du socialisme. Mais le caractère bureaucratique et répressif de ces systèmes de parti unique, quelles qu’en soient les variantes, s’opposait à l’émergence d’une véritable alternative socialiste démocratique, voire réprimait toute velléité dans ce sens. En outre, si les communistes yougoslaves s’étaient réclamés de Marx et de la Commune de Paris contre Staline, Mao s’est réclamé de Staline contre Krouchtchev. La révolution culturelle chinoise a propulsé à l’échelle mondiale une radicalisation tournée vers l’anti-impérialisme, mais violemment hostile au trotskysme et à tous les courants autogestionnaires anti-bureaucratiques. La force d’attraction de la Chine fera du maoïsme et de ses caractéristiques une composante importante des divisions de l’extrême-gauche.

10- La fin des années 1960 et le début des années 1970 fut une période charnière de contestation socialiste, anti-capitaliste et anti-impérialiste à tendance universelle. La "dialectique de la révolution mondiale" exprimait à la fois une remise en cause de la domination impérialiste (impact de la révolution vietnamienne, des luttes de libération nationales), de l’exploitation capitaliste, et du règne du parti/État régnant au nom des travailleurs sur leurs dos : en mai 1968, en France, l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie demeurait davantage un argument anti-bureaucratique, anti-stalinien qu’anti-socialiste. Réciproquement, à Prague, les réformes et les mouvements d’en bas qu’elles nourrissaient ne visaient nullement la restauration capitaliste ­ pas plus que les conseils ouvriers de Hongrie et de Pologne en 1956 : la dynamique principale restait celle d’un socialisme démocratique. Le Che était populaire, universellement, dans la jeunesse politisée de France, de Yougoslavie comme de Pologne ou du Mexique. La classe ouvrière était accueillie comme porteuse d’avenir dans les universités française ­ et les étudiants yougoslaves en juin 1968 manifestaient à la fois contre la "bourgeoisie rouge", pour "une autogestion de bas en haut" et contre l’intervention américaine au Vietnam...

11- Toutes ces révoltes et mouvements socialistes anti-bureaucratiques ont été systématiquement réprimés par le parti unique avec ou sans l’aide des tanks soviétiques. Tel fut le principal des arguments anticommunistes, pesant négativement sur les rapports de force. Outre la répression, la trop forte marginalité, les divisions ou les erreurs des mouvements révolutionnaires socialistes - de la France et du Portugal au Chili, du Printemps de Prague au Juin 1968 autogestionnaire et anti-impérialiste en Yougoslavie ­ ont ouvert la voie à un retournement radical de période, tant dans les consciences que dans les réponses néo-libérales et bureaucratiques à la crise.

III- Le retournement des années 1970-1980

12. La fin de la décennie 1970 et le début des années 1980 ont été marqués au plan idéologique par un basculement universel de secteurs essentiels de l’intelligentsia vers l’anti-communisme, sous des variantes différentes et parfois ambiguë. 12.1 Après la "normalisation" du Printemps de Prague par les chars soviétiques et la purge de centaines de milliers de communistes et dans la foulée des accords d’Helsinki, se développa, dans les années 1970, un mouvement de défense des droits civiques : la Charte 77 en Tchécoslovaquie était un front démocratique permettant la convergence de courants idéologiquement hétérogènes sur le plan des projets socio-économique ; pour la première fois, la lutte pour des libertés se déconnectait d’objectifs de contrôle de la propriété sociale. Cette nouvelle intelligentsia se tournait vers les institutions occidentales. Elle se lia à une intelligentsia polonaise dont une partie significative voulut instrumentaliser la révolte ouvrière de Solidarnosc dans un sens libéral. 12.2 Le mouvement de Solidarnosc en 1980 fut le premier mouvement de masse anti-bureaucratique à refuser de se dire socialiste. Même si sa composante autogestionnaire ouvrière relevait encore d’une dynamique similaire à celle des conseils ouvriers de 1956, elle est restée marginale et en partie piégée, comme en Yougoslavie, par une logique anarcho-syndicaliste de propriété d’entreprise qui ouvrira la porte aux privatisations ultérieures. La perception souvent polarisée de ce mouvement illustre sa double face : mouvement syndical et en partie autogestionnaire de travailleurs opprimés par la bureaucratie du Parti/État (et qu’il fallait défendre sur ce plan) ­ mais aussi mouvement très fortement clérical et ouvert à une instrumentalisation par une intelligentsia (les experts) en grande partie tournée vers un projet capitaliste libéral. Les changements de rapports de propriété n’étaient pas explicités. Mais le congrès de Solidarnosc se tournait vers le marché contre le centralisme et le bureaucratisme du parti/État. L’optimisme "objectiviste" envers un mouvement massivement ouvrier a largement occulté (malgré les débats à ce sujet) l’évaluation réaliste d’une nouvelle dynamique à l’ uvre : être progressiste au début des années 1980 en Pologne, c’était se dire de droite. L’impérialisme, vu de Prague, de Varsovie ou de Budapest, c’était les tanks soviétiques. La démocratie était portée par l’OTAN. On en paie encore le prix aujourd’hui. La répression et le démantèlement de la base ouvrière de Solidarnosc va accroître l’autonomie de l’intelligentsia libérale, parlant au nom de Solidarnosc, introduisant en son nom les privatisations. L’annulation d’une partie importante de la dette polonaise par l’impérialisme américain souligne l’importance stratégique que revêtait à ses yeux le basculement libéral de la Pologne de Solidarnosc, pour l’ensemble de la région.

13. Mais il faut mesurer les bouleversements d’ensemble à l’ uvre au plan socio-économique, à l’arrière-plan de ce tournant : au cours des années 1970, les deux systèmes en compétition connaissaient un ralentissement de long terme des gains de productivité et une crise d’efficacité. Mais les différences et les issues respectives entre ces deux crises ont creusé les écarts de développement, annonçant un retournement historique de tendance. 13 ­ 1. Le décalage temporel dans les manifestations ouvertes des deux crises a pesé lourdement : pour le capitalisme, les années 1970 furent celles de la "stagflation" et de la crise des politiques d’inspiration keynésiennes ­ alors qu’en Europe de l’Est elles furent encore des années de croissance et d’importations de technologies occidentales. Ces importations, substituts à des réformes stagnantes, furent financées par une montée des crédits : la crise de la dette survint donc, dans les pays de l’Europe de l’Est comme au "Sud", dans la décennie 1980, après l’arrivée de Reagan au pouvoir, en pleine contre-offensive du néo-libéralisme. Elle est le mécanisme précis qui va donner au néo-libéralisme une capacité d’ingérence sans précédent dans les choix de sociétés et les rapports de propriété. 13 ­ 2. Le ralentissement de la croissance en URSS et dans les pays de l’Europe de l’Est liés aux impasses organiques des réformes bureaucratiques vont donc être aggravés par des facteurs extérieurs : · La "Guerre des Étoiles" impulsée par Reagan pesa d’un coût considérable sur l’URSS qui accepta la course aux armements ; le sacrifice des investissements dans l’industrie civile aggrava l’obsolescence des équipements ; · le tournant libéral aux États-Unis (et son colossal déficit budgétaire lié aux dépenses d’armements) fut financé au début des années 1980 par une montée du dollar et des taux d’intérêt qui creusèrent les dettes extérieures en devises : en Europe de l’Est , Yougoslavie, Pologne, Hongrie, Roumanie et RDA furent soumis à de puissantes pressions externes désagrégatrices. Elles furent amorties par le soutien économique de l’URSS au sein du CAEM (COMECON) jusqu’en 1985. La logique de désengagement du tournant gorbatchevien ouvrit la porte à la chute du Mur de Berlin tout en accentuant les tensions au sein du COMECON et les pressions occidentales sur les pays endettés : pendant que la Pologne de Jaruzelski réprimait Solidarnosc et se préparait à des compromis historiques, la Roumanie de Ceaucescu remboursait l’intégralité de sa dette au prix de sacrifices terrifiants pour sa population ; la fédération yougoslave, malgré ses milliers de grèves, se désagrégeait face à des politiques d’austérité creusant les écarts et divergences entre républiques et régions ; les communistes hongrois décidaient de s’ouvrir au capital étranger pour atténuer la dette ; et la RDA était absorbée dans une Allemagne réunifiée qui allait payer chaque année depuis 1989 plus de 100 milliards de dollars pour amortir ce choc ; · sur le plan de la politique et des institutions de la bourgeoisie mondiale : la modification des fonctions et droits d’ingérence du Fonds monétaire international face à la crise de la dette dans le monde, d’une part ; l’infléchissement monétariste de la construction européenne d’autre part, pèseront lourdement sur les politiques d’ajustement structurel imposées en Europe de l’Est. 13 ­ 3. Le creusement des écarts avec les pays capitalistes développés dans les années recouvre donc :

a) du côté de l’URSS et des pays d’Europe de l’Est : l’épuisement des marges de croissance extensive ou liées aux réformes ; l’incompatibilité d’une restructuration cohérente des entreprises sur la base de critères marchands et d’une logique de protection sociale ou de droits autogestionnaires ; la contradiction entre les aspirations populaires à une gestion socialiste des entreprises et l’atomisation des travailleurs entreprise par entreprise ; la contradiction entre le conservatisme bureaucratique associé à des rapports de propriété hybrides et les restructurations nécessaires pour incorporer de façon progressiste des innovations technologiques, résorber les gaspillages et rembourser les dettes ;

b) du côté capitaliste, au contraire : la crise de productivité a nourri l’offensive libérale radicale et une révolution technologique porteuse d’une destruction des rapports de force issus de la croissance antérieure. La capacité de la bourgeoisie à mener une telle offensive est organiquement liée à une indépendance et une cohérence de classe que permettent des rapports monétaires marchands, la propriété privée du capital et la soumission de la force de travail à ces rapports-là.

14. La détérioration des acquis sociaux et les menaces sur les protections sociales liées aux politiques d’austérité imposées pour rembourser les dettes extérieures allaient saper toutes les formes de légitimation de ses régimes au nom du socialisme. Pour les nouvelles générations nées après la deuxième guerre mondiale, et notamment pour une partie importante d’une intelligentsia qualifiée, c’est de plus en plus la comparaison avec le niveau de vie et les libertés existant dans les pays d’Europe occidentale ou les États-Unis qui allait compter. Alors que Krouchtchev comptait rattraper le capitalisme, Gorbatchev pactisait avec lui pour en obtenir les crédits et les technologies. L’espoir fut massif qu’en adoptant les recettes libérales on se rapprocherait d’un capitalisme développé dont le modèle était plutôt la Suède où le "modèle social de marché" allemand que le modèle anglo-saxon. L’absence d’alternative socialiste crédible permit à la contre-révolution libérale de se présenter comme la seule réponse possible au bureaucratisme des Etats et à leur inefficacité ­ sous diverses variantes. Mais elle ne le fit pas en déployant le drapeau du capitalisme. Loin de là. Les formes de la restauration capitaliste ont dû s’adapter à un contexte sans précédant historique.

IV ­ La restauration capitaliste en Russie et en Europe de l’Est : une destruction sans base organique

15. La facilité de l’éclatement du parti unique et la remise en cause de son règne n’a pas signifié une facilité de la restauration capitaliste, mais une facilité de mise en place d’Etats bourgeois : c’est-à-dire non seulement de gouvernements, mais d’institutions visant au rétablissement de rapports de propriété et de production capitaliste. Car, globalement, le processus de restauration a avancé "par en haut" (à partir de la conquête de l’appareil d’État) et sous pression de l’extérieur.

15.1 Les scénarios de la restauration capitaliste ont varié. Mais dans l’ensemble le schéma dominant a été : a) élections pluralistes portant au gouvernement des équipes initialement de centre-droit affichant un programme libéral tourné vers l’insertion dans le capitalisme mondial ; b) transformation des appareils d’État et des législations en faveur de la restauration capitaliste ; c) transformation socio-économique visant à l’instauration "d’une contrainte budgétaire dure" sur les entreprises (faisant peser la loi de la valeur) : donc transformation du rôle de la monnaie et des prix et privatisations avec l’objectif de développer un marché du travail et du capital.

15.2 L’accumulation primitive du capital (c’est-à-dire de l’argent susceptible de faire de l’argent, que ce soit par des relations commerciales, productives ou spéculatives) n’a pu véritablement commencer qu’avec ces transformations :les anciens privilèges bureaucratiques n’étant pas fondamentalement monétaires et il n’existait aucun marché du capital, ni de logique d’accumulation d’un profit monétaire. Par conséquent, l’épargne disponible (ce qui ne signifie pas forcément prête à acheter des entreprises ou des actions ...) était faible : elle a été diversement évaluée de 10 à 30% de la valeur (même à très bas prix) des actifs proposés à la privatisation. Autrement dit, les privatisations ont manqué de "capital organique".

15.3 Les "privatisations sauvages" ou les diverses formes de braderie du patrimoine social par les bureaucrates pour eux-mêmes n’ont pas apporté le capital nécessaire pour les restructurations adéquates aux nouveaux critères de prix. Et elles ont été très impopulaires ­ donc souvent dénoncées et remises en cause. Une "bourgeoisie comprador" issue de la nomenklatura de l’appareil d’État peut vendre ses compétences et connaissances du système au capital étranger. Mais si le but est, pour la nouvelle bourgeoisie nationale en formation, d’être elle-même le propriétaire des entreprises, le manque de capital est un obstacle essentiel pour les restructurations ­ d’autant que les grandes entreprises structurent souvent des régions entières et incorporent des avantages sociaux issus de l’ancien système (logements, crèches, magasins, hôpitaux) : en l’absence d’argent, et avec la montée de la pauvreté, privatiser ces structures est difficile. Les supprimer est explosif socialement. Or l’État central et local, sous pression de politiques d’austérité libérale, n’a guère les moyens d’assurer le relais L’accumulation primitive en cours, prend donc souvent, là où ces grosses entreprises prédominent, la forme d’un contournement des restructurations (par des montages financiers permettant de capter des ressources monétaires) et d’une fuite des capitaux vers l’étranger.

15-4. Fondamentalement, en ce qui concerne les "grandes privatisations" (industrielles) seul le capital étranger étaient capable d’acheter effectivement les entreprises et d’y imposer ce faisant une restructuration sur la base de critères de rentabilité capitaliste. Mais ceci a posé un problème de légitimation de ce processus, et ne correspondait pas aux aspirations de la nomenklatura de privatiser pour elle-même. Dans les premières années des privatisations (jusqu’en 1996, environ), seule la Hongrie avait choisi de s’ouvrir massivement aux capitaux étrangers. Dès lors, en 1996, sur les 23 milliards de dollars d’IDE (investissements directs étrangers) allant vers l’ensemble des PECO (Pays d’Europe centrale et orientale) depuis 1989, la moitié était allé Hongrie. Ce qui était peu, mais tout de même plus que les 7 milliards allant en Russie. Rapporté au nombre d’habitants ce stock donnait pour la Hongrie la première place avec 1300 dollars contre environ 50 pour la Russie (100 pour la Chine).

15-5. La seule façon de privatiser ... sans capital, et de légitimer dans la population le processus de privatisation, non pas comme "capitaliste", mais comme "restitution de la propriété au peuple tout entier", fut la "privatisation de masse" ou autre forme de privatisation gratuite ou semi gratuite au bénéfice soit des employés, soit de l’ensemble de la population : la transformation des entreprises en sociétés par actions puis la vente de ces actions contre des coupons (" vouchers") préalablement distribués à la population, ou encore le droit assuré aux collectifs d’entreprise d’avoir la majorité des actions de leur entreprise ont été des formes diverses de ce même processus. Ce fut en Russie la forme principale de "privatisation" retenue entre trois possibilités offertes aux travailleurs. Mais, avec des variantes et la médiation de fonds d’investissement, elle fut largement pratiquée ailleurs, dans la phase initiale des privatisations. · Du point de vue des travailleurs, ces formes de propriété par actions avec majorité ou priorité aux collectifs d’entreprise visait à protéger leur emploi contre les "outsiders" (propriétaires étrangers, notamment).

Du point de vue des directeurs, c’était s’émanciper de la tutelle du centre dans une alliance provisoire avec les travailleurs ­ en escomptant dans un deuxième temps une concentration des actions entre leurs mains. · Du point de vue du projet restaurationniste, c’était a) satisfaire les exigences des créditeurs occidentaux qui conditionnaient l’octroi de fonds ou la candidature à l’UE aux privatisations ­ ainsi, plus de 50% du PIB a été privatisé dans tous les pays candidats à l’UE, sauf en Slovénie où les droits autogestionnaires ont ralenti le processus de privatisation ; b) faire "passer la pilule" des privatisation auprès de la population, en espérant c) un processus ultérieur de différenciation d’un noyau dur de propriétaires réels capables d’imposer les restructurations capitalistes recherchées.

16. La "privatisation" le l’État et de la monnaie en Russie, sous le pouvoir d’Eltsine, fut particulièrement radicale, sous pression du FMI. Elle a donné au processus de restauration capitaliste des caractéristiques totalement imprévues par les libéraux ­ et aux antipodes de leurs expectatives.

16.1 Le coup d’État ultra-libéral contre la Douma en 1993, visait à accélérer l’application des préceptes libéraux : privatisations, priorité à la lutte contre l’inflation par le désengagement de l’État social, la réduction des dépenses budgétaires, l’imposition d’un rouble fort, le développement des marchés financiers ouverts aux non-résidents, notamment pour financer les déficits budgétaires. L’échange dettes contre actions, devait aussi permettre de transférer une part essentielle des grandes industries à une oligarchie financière issue de la transformation des anciens ministères et du système bancaire. Des contraintes monétaires "dures" devaient imposer aux entreprises les restructurations requises.

16. 2 Derrière la désinflation obtenue en quelques années, on assista à une démonétisation de la majeure partie des transactions (développement des relations de troc) accompagnée de l’émergence de monnaies locales. Ces phénomènes recouvrent : a) une lutte pour la survie, pour les perdants de la transition (travailleurs, mais aussi les entreprises et branches qui n’ont pas accès aux devises) ­ qui se protègent des relations marchandes (peu de faillites, faible perte d’emplois par comparaison à la chute de la production de quelques 50% en dix ans) : les salaires sont souvent payés avec des mois de retard, et ce sont les protections sociales en nature, les lopins de terre, et les petits boulots qui assurent la survie ; b) une conquête du contrôle décentralisé des devises pour les oligarques à la tête des branches productrices d’énergie et de matières premières, dans un rapport de force à trois dimensions : État central / oligarques du secteur énergétique / population. Le caractère stratégique et structurant de ces secteurs pour la Russie (l’ensemble des entreprises et la population toute entière dépendant des fournitures d’énergie, d’une part ; et d’autre part la Russie, dotée de ressources considérables, étant un exportateur puissant dans ces secteurs).

16. 3 Après la crise financière et l’effondrement des banques privées, la dévaluation du rouble et un certain contrôle des mouvements de capitaux ont redonné à l’économie russe des marges de croissance. Ces résultats, sur fond de sale guerre en Tchétchénie, donne à Poutine une certaine popularité initiale. Mais la reconstruction de la puissance d’État, appuyée sur l’armée et des relais du pouvoir central dans les provinces, s’accompagne de la mise en place d’un code du travail en plein accord avec la logique libérale. C’est cette combinaison d’un État fort et d’une flexibilité imposée aux travailleurs qui font aujourd’hui la popularité de Poutine auprès des gouvernements occidentaux.

16.4 Globalement, la "transition" au capitalisme a provoqué une redistribution radicale des richesses au profit d’une étroite minorité contrôlant ou détournant les richesses : en Russie, la part des salaires dans le revenu nationale était en 1991 de 75% du total (contre 55% aux États-Unis) ­ elle est tombée en 1999 à 30% au profit des revenus du capital. En 1999 10% de la population russe se sont partagée près des deux-tiers des revenus distribués.

17. La perte de légitimité de l’État en Russie (par comparaison avec les Etats d’Europe centrale) a été accentuée par la subordination particulièrement radicale de l’État russe au FMI ­ mais elle relève de problèmes généraux rencontrés ailleurs et que Poutine va continuer à affronter : a) l’éclatement des pays multinationaux et aux régions de développement inégal face à la course aux privatisations c’est-à-dire à l’appropriation des ressources exportables : la Russie reste elle-même un État multinational, aux ressources convoitées par le pouvoir central, les pouvoirs locaux et les capitalistes étrangers ; b) la difficulté générale à assumer les restructurations capitalistes des grandes entreprises, compte tenu d’un manque organique de capital et du caractère socialement explosif de ces restructurations : des zones entières restent sinistrées en Pologne ou en Hongrie, à côté de régions ouvertes au capital étranger ; l’ampleur de ces structures gigantesque en Russie, le rôle quasi-régional des grands entreprises, la concentration sociale qu’elle recouvre rendront difficile la stabilisation du pouvoir russe ; c) de façon générale, le processus restaurationniste désagrégateur souffre d’une très faible base sociale (et donc d’instabilité gouvernementales) : il polarise à l’extrême la société, sans qu’émerge une classe moyenne significative.

17.1. Ces caractéristiques générales ont été atténuées dans les pays où a) l’État a pu "faire passer" (au moins provisoirement) la "pilule" des régressions sociales, par la perspective d’adhésion à l’Unions européenne ;b) les premiers gouvernements ont bénéficié d’un "État de grâce" pour des raisons politiques (comme en Pologne ou en Tchécoslovaquie) ; c) l’État a bénéficié d’un niveau de développement initial rendant moins difficile la confrontation au marché mondial et l’émergence de classes moyennes (cf. Slovénie) d) l’État a bénéficié d’aides occidentales (en Pologne) ; e) l’État a atténué les tensions sociales en ne respectant pas les préceptes libéraux (la Slovénie est un des pays qui, sous pression des grèves et traditions autogestionnaires a le moins privatisé ses entreprises, tout en ayant le niveau de vie le plus élevé de la région). Nulle part, il n’y a de réussite des recettes libérales au sens des promesses de niveaux de vie qu’elles prétendaient réaliser. 17.2 . Face au manque de bourgeoisie et de capital organique, et donc aux formes initiales prises par les privatisations de masse sans restructuration, c’est désormais l’ouverture du système bancaire au capital étranger qui est à l’ordre du jour : il s’est accéléré en Pologne depuis peu, ouvrant un enjeu de restructuration capitaliste des entreprises lourd d’affrontements.

18. Les travailleurs ont été piégés par les promesses libérales et les formes de privatisations qui leur ont été offertes.

18.1 1 La fin du règne du parti unique fut une libération. Mais celui-ci n’était pas seulement une superstructure politique. C’est toute la planification qui allait être démantelée avec lui, sans que les populations n’aient a priori l’expérience de ce qu’allaient signifier les privatisations et le marché : face à la détérioration des acquis sociaux, les victoires de l’Europe occidentale laissaient miroiter un bien-être appréciable doublé de libertés : privatisations et marché étaient présentées (abstraitement) par les partis politiques libéraux comme les recettes incontournables pour accéder à de telles vitrines et à ces libertés. Les fronts politiques initiaux qui ont renversé le parti unique ont convergé sur un "contre", socialement ambigu : contre la dictature du Parti/État. Mais les premiers partis d’opposition aux anciens PC ont souvent été des coalitions hétéroclites dont le programme promettait efficacité et libertés.

18.2 C’est l’expérience seulement qui a permis aux populations de découvrir ce qu’étaient les privatisations, le marché et leurs effets. Partout ces effets ont été rejetés. Et les premières coalitions de centre-droit furent vite écartées au profit ... d’un retour par les urnes des ex-communistes, y compris dans un pays où ils avaient été exécrés ­ comme la Pologne. La république tchèque est le seul cas où c’est une social-démocratie non issus du PC qui a succédé au centre-droit en 1997. Mais elle est en train de se confronter à une remontée du PC à son dépend... Ces votes indiquent la découverte d’une perte d’acquis sociaux considérable et la volonté d’y mettre fin.

18.3 Partout, les ex-communistes dans l’opposition, comme tous les autres partis une fois évincés du gouvernement ont fait des promesses sociales qu’ils n’ont pas tenues : l’alternance sans alternative s’est installée. Les ex-communistes social-démocratisés (dans un contexte ou la social-démocratie se social-libéralise) ont plutôt cherché à accélérer les transformations pour démontrer à la face du monde occidental qu’ils avaient bien rompu les amarres. Le risque est que ce soit demain une extrème-droite xénophobe, anti-occidentale, anti-sémite et nationaliste qui recueille les désillusions populaires. L’union européenne en a peur. Et c’est pourquoi le plan de stabilité pour l’Europe du sud-est et l’ouverture des procédures de négociations se présentent comme une volonté de soutenir les courants libéraux, mal en point.

18.4 Dans l’ensemble, les luttes sociales ont été difficiles :

a) par absence de traditions syndicales et de forces politiques crédibles ;

b) parce que les résistances se sont souvent concentrées au sein des entreprises ; sans s’unifier : les privatisations au bénéfice des collectifs d’entreprise ont été un des mécanismes essentiels de cette atomisation de la classe ouvrière ; c) parce que la crise elle-même oblige à rechercher 2 ou 3 boulots, ou consacrer du temps à faire pousser des pommes de terre sur un lopin pour assurer la survie. Plus de 40% de la population russe est en dessous du seuil de pauvreté, l’espérance de vie des hommes a baissé de 10 points en 10 ans, les écarts se sont partout creusés avec apparition d’un chômage de masse. La chute des budgets de la culture, des sciences, de l’éducation, de la santé ­ dans des pays où ils étaient des acquis, même détériorés - a fait décrire l’effondrement de niveau de vie en Europe de l’Est depuis 10 ans comme un cataclysme supérieur aux effets de la crise de 1929 .

19. Enfin, il faut mesurer la sous-estimation universelle d’une difficulté essentielle de la révolution socialiste : organiser sur des bases cohérentes et efficaces une société socialiste autogestionnaires implique non seulement un apprentissage, mais un ensemble complexe d’institutions au service de ce projet. Croire que la spontanéité des travailleurs peut se passer de telles institutions est une absurdité qui nous feraient passer à côté d’une tâche à venir essentielle. L’alliance des intellectuels et des travailleurs est dans ce cadre un besoin stratégique, organique.

20. L’émergence de courants politiques et syndicaux résistant aux processus en cours sera organiquement tributaire : a) d’une alternative à la construction européenne libérale et atlantiste : le développement de liens Est/Ouest, syndicaux, associatifs, politiques est sur ce plan essentiel ; b) de la remise en cause plus générale des politiques d’ajustement structurel imposées par les institutions financières mondiales et l’OMC : il faut faire l’effort d’impliquer dans les réseaux de résistances à ces politiques des militants d’Europe de l’Est .

ANNEXE I

Questions conceptuelles ­ en conclusion :

1 - Quels qu’aient été les concepts utilisés dans notre mouvement pour décrire ces rapports de production spécifiques ­ et quelle que soit l’analyse nécessaire de ce que sont aujourd’hui les régimes cubain, vietnamien, coréen du Nord ou chinois qui se disent toujours "communistes" ­ nous devons définitivement tirer quelques leçons de ce qui a fait notre identité politique commune (et la différence de notre courant avec d’autres qui se sont revendiqué du trotskysme). Même quand nous avons eu des divergences sur la caractérisation socio-économique ou conceptuelle de ces sociétés (capitalisme d’État, nouvelle société de classe, ou sociétés de transition dominées par un État ouvrier bureaucratiquement dégénéré ou déformé), ces divergences conceptuelles ont été compatibles avec l’appartenance à une même organisation : malgré des crispations et défiances, les "excommunications" et injures caricaturales de courants faisant des débats sémantiques des combats de classe ont pu être évitées ; et ceci n’est pas indépendant d’un constat plus profond : il y a une autonomie du politique et du conceptuel : un accord était possible (malgré des approches conceptuelles différentes) sur la dénonciation de toutes les formes de répression politique des populations concernées par les régimes de parti/État, notamment :

- le soutien aux conseils ouvriers de Pologne et de Hongrie, contre l’intervention soviétique ;

- la dénonciation de l’intervention soviétique contre le printemps de Prague ;

- le soutien aux travailleurs organisés dans Solidarnosc contre toute répression bureaucratiques ;

- la dénonciation de la répression de Slobodan Milosevic au Kosovo ; et le combat contre toute politique de nettoyage ethnique ;

- la dénonciation de la répression des manifestants chinois à Tienamen ;

- la dénonciation de l’intervention de l’armée soviétique ou yougoslave contre les républiques choisissant l’indépendance (quel que soit notre jugement sur la dynamique socio-économique des courants indépendantistes) ; ·

Nos analyses convergeaient, sur le plan programmatique vers un objectif de soulèvement anti-bureaucratique, une nouvelle révolution visant à établir une démocratie socialiste.

2. L’alternative socialisme ou barbarie a été différée de quelques décennies. Mais elle reste plus que jamais au c ur de l’immense régression sociale qu’impose aujourd’hui la "globalisation capitaliste". Celle-ci se heurte en même temps dans l’ex-URSS et l’Europe de l’Est à l’héritage de transformations profondes qui, pendant plusieurs décennies, ont cristallisé des rapports de production à la fois aliénants et non capitalistes, échappant à une régulation marchande. Ces difficultés qui tranchent avec la facilité de l’effondrement politique du régime de parti unique permettent de mieux cerner la spécificité de ce qu’étaient ces sociétés :

· non capitalistes : parce que la monnaie n’y permettait pas d’accumulation capitaliste, ni de transmission de la propriété privée ou d’État (pas de marché des capitaux, pas d’actionnariat, pas de possibilité d’achat ou vente d’entreprises industrielles) ; parce qu’en conséquence, les prix n’orientaient pas l’économie selon des critères de coûts minimum ou de profit (les entreprises n’ayant d’ailleurs pas toujours non plus d’autonomie comptable) ; et parce que les travailleurs ­ au nom desquels régnait le parti/État­ bénéficiaient de protections sociales généralisées contre les logiques capitalistes marchandes. C’est précisément tout ce que les recettes libérales veulent transformer ou rétablir aujourd’hui ;

· non socialiste, et source d’aliénation nouvelle : parce qu’il s’agissait de sociétés spécifiques d’exploitation et d’oppression des travailleurs par une bureaucratie régnant en leur nom, sur leur dos et ne leur permettant pas, au plan de la société dans son ensemble, de déterminer ni grands choix concernant l’organisation du travail, ni comment utiliser ses résultats. Ceci reste vrai, même lorsque des droits autogestionnaires ont été introduits (en Yougoslavie à partir des années 1950 et dans la plupart des pays d’Europe de l’Est sauf la Roumanie et en URSS, dans la phase ultime des réformes marchandes tentées par le parti unique au cours des années 1980).

Autrement dit, la source potentielle de gains de productivité et d’efficacité qu’offraient des rapports de production non capitalistes (le plein développement de la responsabilité et du savoir-faire des êtres humains) n’a jamais été mise en uvre systématiquement ; elle a au contraire été étouffée dès qu’elle s’avérait menaçante pour les privilèges du parti/État. Telle a été la contradiction et l’impasse profonde de toutes les réformes introduites, élargissant éventuellement des droits décentralisés de gestion des directeurs et des collectifs d’entreprise tout en maintenant le monopole de pouvoir central du parti/État protégeant les privilèges de la bureaucratie.

3 Le terme de "révolution politique" pour décrire un tel programme a toujours été source d’ambiguïté négative ­ donc de défiances et de faux débats. Car il laissait supposer que la révolution en question n’avait que des dimensions "superstructurelles", politiques, sans conséquences socio-économiques. Il valait mieux lever cette ambiguïté en parlant, comme nous l’avons souvent fait, de révolution anti-bureaucratique. Une telle terminologie était par ailleurs cohérente avec notre approche de la prise du pouvoir révolutionnaire comme première étape (la plus facile) d’un processus de transformation socio-économique (dans le cadre d’une "révolution permanente" également tributaire des transformations mondiales). En outre, par essence, le parti/État ne relevait pas seulement de la "superstructure" dans une société non capitaliste. La planification, dans ses moyens étatistes et productivistes, pouvait éloigner des buts socialistes (même si à court terme des besoins de base étaient davantage satisfaits que par le capitalisme).

4- L’analyse du stalinisme comme contre-révolution "politique" avait une pertinence pour indiquer à la fois la continuité (pas de restauration capitaliste, voire extension de l’expropriation bourgeoise) et la rupture avec la révolution d’octobre. En même temps, l’analyse de la cristallisation bureaucratique permettait de souligner la mise en place d’un type de société non prévu par Marx, non socialiste et doté de rapports de production et /d’exploitation spécifiques. Cette analyse, comme celle du "capitalisme d’État" ou de la "nouvelle société de classe" rompt donc avec une approche superficielle du stalinisme comme "déformation politique", ou simple culte de la personnalité. En outre, la volonté d’une prise de distance politique avec l’URSS stalinisée pousse à minorer les éléments de continuité, en soulignant l’aspect "contre-révolution" du changement.

5- Mais les déformations et risques de dégénérescence bureaucratiques, tout en ayant été historiquement favorisé par l’impact mondial de l’URSS stalinisée (propageant son "modèle") sont une donnée "normale" de la transition pos-capitaliste : elles ne relèvent pas seulement d’une contre-révolution de type stalinienne. La nature même du projet socialiste (comment des classes opprimées peuvent-elles de rien devenir tout ?) est porteur d’une délégation de pouvoir de "ceux d’en bas" aux "compétents" (au plan politique comme socio-économique) qui est un problème majeur de tout projet révolutionnaire anti-capitaliste ­ d’autant plus difficile à résoudre qu’il y a eu moins de qualifications et peu d’expériences préparant à la démocratie directe et à l’autogestion des entreprises et de la société dans son ensemble. Cette forme de délégation de pouvoir devient usurpation de pouvoir quand le pluralisme politique est interdit, y compris pour les travailleurs. Il n’y a pas de "muraille de Chine" entre la bureaucratie du parti/État de l’URSS après la "déstalinisation" krouchtchévienne (supprimant les aspects les plus violents du régime) , celle de la Yougoslavie autogestionnaire, du Vietnam ou de Cuba. C’est pourquoi, quel qu’ait été le degré et les scénarios de la dégénérescence (ou déformation) bureaucratique ; et quels qu’aient été nos appréciations différentes sur le sujet : · l’exigence de pluralisme politique, et de développement de courants socialistes porteurs d’une lutte anti-bureaucratique au travers d’un projet de démocratie socialiste et de mesures contre les privilèges bureaucratiques s’imposait partout ; · l’analyse des pratiques bolcheviques qui, dans les années 20 ont favorisé la cristallisation bureaucratique est essentielle.

6- L’analyse des formes d’exploitation bureaucratique de ces sociétés était mal exprimée par la notion d’EOBD ­ un État ouvrier qui opprime les ouvriers ? ­ rendait compte du caractère hybride et instable des apports de propriété.

6-1. Cette formule était nécessairement porteuse d’une interprétation au premier degré impliquant que les travailleurs avaient le pouvoir ­ des formulations affirmant qu’il s’agissait de formes de dictatures du prolétariat avaient évidemment la même connotation. C’est pourquoi, en pratique, nous avons évité dans nos textes d’utiliser cette formule ­ et celle de "révolution politique" - afin d’être compris : parler des "dictatures du parti/État" et de la révolution anti-bureaucratique pour les remettre en cause, permettait de nous positionner d’une façon plus transparente. Les deux autres approches conceptuelles (" capitalisme d’État" et "nouvelle classe") n’avait pas cette difficulté. C’était leur avantage, au plan politique.

6-2. Et pourtant, on a vu qu’il était possible de se positionner de façon convergente sur le plan politique et programmatique. L’inconvénient réel de la notion d’EOBD n’était donc pas absolu, encore moins fatal. Sauf, si l’on assimilait le concept à un soutien politique des régimes concernés (une variante du trotskysme ). En dépit de ses désavantages, le concept exprimait mieux que les autres un règne établi "au nom des travailleurs, sur leur dos", les rapports de connivence conflictuels, sans délimitation de classe nets entre bureaucrates et travailleurs, les liens politiques internationaux de ces Etats au mouvement ouvrier communiste, la non stabilisation de la bureaucratie comme classe indépendante ­ encore moins comme bourgeoisie. La description actuellement courante de l’époque brejnevienne comme "l’âge d’or des travailleurs" (alors qu’il s’agissait aussi d’une phase de très grande reproduction de la bureaucratie sur elle-même), souligne à quel point la "stabilité" des bureaucrates a été achetée par une très grande protection sociale octroyée aux travailleurs. L’ampleur de cette protection (dans les grandes entreprises) ­ donc le caractère explosif de sa suppression ­ est un des principaux obstacles "de système" aux privatisations capitalistes, dans tous les pays dits socialistes.

6-3 Quelles qu’aient été les variantes et les degrés dans la cristallisation bureaucratique, il est frappant que tous les régimes du "camp socialiste" aient été confrontés, aux même types de réformes et de contradictions de ces réformes ­ à des époques différentes. La dimension politique anti-impérialiste spécifique des révolutions coloniales continue à marquer sans doute une certaine légitimité des État/partis à Cuba, en Chine ou au Vietnam. Mais elle ne peut que s’effriter avec la perte d’acquis sociaux. C’est donc, comme pour les pays d’Europe centrale, sur le terrain de l’élévation du niveau de vie ­ ou au contraire du creusement des écarts avec les pays capitalistes,que se jouera la dynamique socio-économique de ces régimes.

7- Sur le plan de l’élaboration programmatique, les questions fondamentales qui demeurent posées à tout projet révolutionnaire aujourd’hui sont bien plus difficiles à résoudre que l’affirmation d’un projet démocratique en rejet de la répression stalinienne : III) quels moyens (plan, monnaie, institutions de la démocratie ­ informatique... ; rôle des experts et des contre-experts ) d’un développement non capitaliste dans le cadre d’un processus de "révolution permanente" à l’échelle mondiale ; IV) et comment préparer une expérience de ce type dans les luttes dans et contre le capitalisme ?

ANNEXE II - Questions sur la Chine ?

1. Les réformes chinoises depuis 1978 ont relevé à la fois des anciennes réformes marchandes bureaucratiques (au moins jusqu’à l’introduction récente d’un projet de privatisation des grandes entreprises) et d’un processus d’émergence d’un "capitalisme d’État" en rupture avec la logique passée. L’utilisation de cette terminologie pourrait devenir pertinente, à la condition justement de faire apparaître un tournant avec les rapports de propriété passés dominant à la fois en URSS jusqu’à la fin des années 1980 et en Chine au moins jusqu’à la fin des années 1990 ­ et d’en vérifier la réalité, avec un peu de recul. Mais elle impose une clarification de critères.

2. La question de savoir si (et quand) la logique socio-économique capitaliste domine relève à la fois d’un examen de processus incontrôlés et d’un projet consciemment poursuivi. Il ne fait aucun doute (en Chine comme dans les réformes marchandes des autres pays dits socialistes ­ mais aussi comme dans l’URSS du temps de la NEP) que l’extension des rapports marchands, l’ouverture à des investissements étrangers et l’insertion dans le commerce mondial a stimulé une recherche de profit capitaliste qui a pénétré l’économie chinoise très certainement au delà du "légal". Nous devons conserver (y compris programmatiquement) la distinction entre société de transition (non capitaliste) et société capitaliste : où domine un État bourgeois qui, quels que soient les compromis sociaux d’une période donnée, assure la domination des rapports de propriété et d’accumulation capitalistes privés ; les nationalisations (provisoires) relèvent essentiellement dans une société capitaliste d’une prise en charge par l’État bourgeois de coûts inassumables par le secteur privé (et visent à atténuer les charges de celui-ci) ­ elles ne relèvent pas d’une opposition à la propriété privée des moyens de production (contrairement à tout ce qui a prévalu dans les Etats dits socialistes).

3. Le saut qualitatif d’une restauration capitaliste implique, quelles qu’aient été les tendances spontanées antérieures, un État qui protège et légalise cette forme d’accumulation ­ à distinguer d’une petite propriété marchande. L’objectif explicite de donner un caractère dominant à la propriété privée (capitaliste) et de se soumettre aux critères du marché mondial capitaliste est, quelle que soit l’étiquette des partis au pouvoir, et les difficultés d’un tel projet, le critère d’un changement de nature du pouvoir.

4. Il est tout sauf évident que ce saut ait été franchi ou ce but poursuivi en Chine jusqu’aux années 1990. La restructuration des grandes entreprises entamée en 1997, avec introduction partielle de formes d’actionnariat peut s’inscrire dans un tournant qualitatif qui affecterait aussi la logique des circuits de financement, et se traduirait rapidement par l’abandon d’une rhétorique communiste. Aujourd’hui, les pressions internationales et intérieures (des secteurs de l’appareil) poussent dans le sens d’un projet capitaliste explicite. Mais l’effet désastreux de la restauration capitaliste en Russie et plus généralement de l’ouverture des pays asiatiques aux recettes libérales incite une direction chinoise pragmatique à la prudence.

5. Il est possible qu’une bonne partie de la direction du PCC ait déjà basculé dans un projet restaurationniste, tout en tenant un langage hypocrite et en s’efforçant d’en maîtriser le processus, en s’éloignant ce faisant des préceptes libéraux. Mais la Chine semble relever encore d’un dualisme où domine un pouvoir qui veut maintenir une société d’exploitation non capitaliste, n’obéissant pas à la loi de la valeur, donnant un caractère prépondérant au secteur public (d’État ou collectif) et une subordination du commerce extérieur et des capitaux étrangers à des objectifs de développement, et non pas de profit.

6. Quelle que soit l’incertitude (l’opacité, notamment tant que n’éclatera pas le PCC) de la réalité socio-économique actuelle de la Chine et la façon dont on la "nomme", ses caractéristiques dominantes et ses résultats contrastent avec l’échec fondamental des préceptes libéraux : le souligner n’atténue nullement le rejet radical de la dictature politique et de la réalité (capitaliste ou pas) de l’exploitation des travailleurs chinois.

61. Si la Chine a échappé à la crise asiatique et s’en sort y compris moins meurtrie que prévue généralement, c’est parce qu’elle n’a en rien appliqué les principaux préceptes libéraux : suppression du contrôle du commerce extérieur, financement de l’économie par un marché financier ouvert aux non-résidents ou par un système bancaire régi par des critères de profit marchand, donc orientation des crédits vers les secteurs rentables et fermeture des entreprises déficitaires, priorité de la propriété privée et de son financement, convertibilité de la monnaie. Aucun de ces préceptes n’est actuellement en vigueur en Chine...

62. La croissance chinoise d’environ 10% en moyenne depuis les réformes de 1978 jusqu’en 1996 (et de plus de 8% malgré la crise asiatique...) relève de plusieurs facteurs où les privatisations capitalistes (dans les ZES ­ zones économiques spéciales, notamment) n’ont joué qu’un rôle marginal non seulement jusqu’aux années 1990, mais encore aujourd’hui. Les avantages accordés aux entreprises privées étrangères ont été remis en cause en 1992 après un bilan négatif de leur apport é l’économie chinoise. Des centres d’accumulation financière illicite ont été fermés sans indemnisation. La trop grande décentralisation fiscale du pays (du point de vue redistributif) a conduit à des mesures en sens inverse. Même la croissance du commerce extérieur n’est pas due à l’abandon d’un contrôle de sa logique : les firmes à capitaux étrangers effectuaient seulement 5% des exportations en 1988. En 1992, le montant s’élevait à 20%.

La suppression d’une partie des zones franches en 1993 et l’extension aux entreprises chinoises des avantages accordées aux entreprises étrangères à l’exportation ont permis que leur part se maintienne majoritairement dans les exportations. La Chine de 1978 comptait 71% d’actifs dans l’agriculture ( contre 14% en URSS, 10% en Hongrie, 26% en Pologne en 1993). Les seuls gains de productivité de l’agriculture familiale (marchande, mais pas capitaliste) après la décollectivisation, ont permis une augmentation de la production agricole de 7% par an entre 1978 et 1984 (avant l’ouverture plus grande de la Chine vers l’extérieur), améliorant l’approvisionnement des villes (à des prix d’État inférieurs, initialement, puis tendant à être unifiés quand l’offre fut suffisante). L’excédent de population agricole a en partie été absorbé par l’expansion considérable (principal facteur de croissance non agricole du pays) des entreprises rurales en propriété collective (souvent abusivement assimilées à des privatisations).

Ces entreprises, où le pouvoir de décision est partagé entre le personnel, les cadres et les autorités locales, ont créé 60 millions d’emplois en dix ans. Leur part dans le PIB est, dans les années 1990 équivalente à celui des grandes entreprises d’État. Elles ont disposé de crédits avantageux et fonctionnent sur la base d’une complémentarité avec les productions d’État. Elles cachent en partie certainement des formes de "privatisation" et d’exploitation d’une force de travail moins protégée que dans les grandes entreprises. Elles sont sous pression d’une fiscalité parfois élevée émanant des pouvoirs locaux. L’utilisation privée d’une telle fiscalité est source de révoltes. Mais la logique dominante reste la création d’infrastructures et de logements ruraux. Les banques chinoises sont subordonnées non pas à des critères marchands mais politiques : leur priorité jusqu’à ce jour a été de financer les entreprises d’État et le programme d’infrastructures du gouvernement. Les crédits publics ont remplacé des formes budgétisée d’allocation des ressources sans que la substance planifiées de ces ressources ne soit modifiée.

L’excédent commercial considérable a permis de résister aux préceptes du FMI tout en plaçant les travailleurs chinois sous la pression d’un "capitalisme d’État" appuyée sur les capitaux chinois prioritairement, selon une logique nationaliste, largement protectionniste et basée sur la croissance d’un marché intérieur maintenant un large secteur public. En conclusion : La demande d’adhésion à l’OMC ne pourra que renforcer les pressions en faveur d’une privatisation effective des grandes entreprises. Mais les marges de résistances à cette logique existent. L’analyse du caractère non capitaliste des rapports de propriété et de gestion vise à comprendre le mode de fonctionnement de cette économie et la façon dont il se légitime auprès des travailleurs : elle n’implique ni le fait qu’il s’agit d’une économie socialiste, c’est-à-dire sans exploitation des travailleurs, ni le fait que les formes politiques de domination y soient "meilleures" ou plus progressistes que dans un capitalisme réel : notamment le capitalisme développé est susceptible d’accorder un niveau de vie et des droits infiniment supérieurs à ceux dont disposent les travailleurs chinois. C’est pourquoi il faut déconnecter, comme on l’a généralement fait dans le passé, mais comme le concept d’État ouvrier n’incite pas toujours à le faire, l’analyse nécessaire socio-économique des prises de position politiques.

Voir ci-dessus