1917-1947 : l’implantation sioniste
Par Alain Gwenn le Vendredi, 21 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Le 29 novembre 1947, trente-trois pays votent à l'ONU le partage de la Palestine en deux Etats : l'un arabe, l'autre juif. Le 14 mai 1948, David Ben Gourion, à Tel-Aviv, proclame unilatéralement l'indépendance d'Israël. Quelque trente ans avant, le 17 novembre 1917, le ministre britannique des Affaires étrangères adresse une lettre à lord Rothschild, la déclaration Balfour, qui « envisage favorablement l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif ». Trente années, qui seront celles de la Grande-Bretagne, puissance mandataire ; celles de l'entre-deux-guerres également, qui bouleversent en profondeur cette région.

Lors de la Première Guerre mondiale, la diplomatie britannique poursuit un double objectif : rassembler le maximum de forces contre l'Allemagne, et préparer le meilleur partage possible des territoires laissés par l'après-guerre. Le Moyen-Orient n'est pas la région la moins touchée par cette politique. Elle dépend de l'Empire Ottoman, allié de l'Allemagne, qui domine de plus en plus mal les vastes territoires sous son contrôle. Les Britanniques promettent aux populations arabes la création d'un Etat contre leur engagement dans la guerre. Londres doit "reconnaître et soutenir l'indépendance des Arabes dans toutes les régions situées dans les limites revendiquées par le chérif de La Mecque ». En suivant à la lettre cette promesse, la Palestine est incluse dans ce futur Etat, à l'exception des Lieux Saints.

Mais la même année, en 1916, les pays de l'Entente se partagent ces territoires non encore conquis. Au mépris de la terre et des hommes, des pays européens déterminent leurs futures zones de colonisation. Ce sont les accords secrets de Sykes-Picot-Savanov conclus entre la Grande-Bretagne, la France et la Russie. En 1917, Lénine dénonce le principe de la diplomatie secrète et rend publics tous les traités signés par le tsar. Les Arabes s'aperçoivent qu'il ne reste pas grand-chose de leur futur Etat.

Enfin, c'est la déclaration Balfour, encore une promesse des Britanniques, et qui sera la seule respectée. Les raisons de cette prise de position sont de trois ordres. Elle montre la formidable pression de l'organisation sioniste, avec à sa tête Chaïm Weizmann, brillant chimiste, qui vient de mettre au point un procédé de fabrication d'acétone synthétique, indispensable à l'industrie de guerre anglaise. Il y a également l'intention de mobiliser, contre l'Allemagne, les importantes communautés juives américaine et russe. Enfin, il y a un intérêt stratégique : l'installation d'une communauté aidant la puissance britannique à contrôler cette région si proche du canal de Suez. En tout cas, c'est le coup de grâce pour les Arabes, baptisés avec maladresse par le secrétaire au Foreign Office de "collectivités non juives existant en Palestine », alors qu'à cette date ils représentent 700.000 personnes aux côtés de 60.000 Juifs, soit 90% de la population.

En fait, ce sont les accords de San Remo, en 1920, qui déterminent le partage de la région entre la France et la Grande-Bretagne. La première obtient la Grande-Syrie (la Syrie et le Liban), la seconde le reste. L'accord est largement favorable à la Grande-Bretagne qui a conquis la région militairement, grâce à ses armées d'Egypte. Quelque temps plus tard, le 24 juillet 1922, la jeune Société des nations met en place le système des mandats qui respecte le partage fait.

Ce mandat reprend la déclaration Balfour et prône l'établissement d'un foyer national juif. Les premiers articles sont un mode d'emploi de cette implantation sioniste. Les conséquences sont importantes : il y a reconnaissance officielle de l'Exécutif sioniste (qui deviendra par la suite l'Agence juive), dont les statuts sont acceptés, alors que l’Etat juif y est inscrit. Il lui donne droit de lever un impôt spécifique, de régler les affaires économiques, sociales. En quelque sorte un petit Etat dans l'Etat; l'hébreu est la langue officielle au même titre que l'anglais et l'arabe. Les Palestiniens ne sont presque pas mentionnés dans ce mandat.

La Grande-Bretagne appuie généreusement cette politique. La nomination de Herbert Samuel, comme haut-commissaire britannique en Palestine, ne peut être ressentie que comme un encouragement à l'implantation sioniste ; il est lui-même un sioniste convaincu. Et, même après les premières révoltes arabes, les Britanniques confirment dans le « Livre blanc » de 1929 leurs intentions : " Les obligations établies par le mandat à l'égard des deux sections de la population sont d'égale importance." Une "égale importance" pour, à cette époque, 17% de Juifs et 83% d'Arabes... Ce qui amène les Palestiniens à boycotter toutes les instances mises en place par le mandat, alors que les organisations sionistes n'hésitent pas à prendre toute la place, organisant un tissu politique (à travers des élections) et social.

L'immigration et la terre sont les facteurs d'évolution de la Palestine; deux enjeux primordiaux qui transforment la région en moins de trente ans. 60.000 Juifs en 1919, 170.000 en 1931 et 430.000 en 1939. Pour la seule année 1935, 62.000 nouveaux migrants, soit autant que la communauté de 1919. On comprend les craintes des Arabes. Alors que les restrictions sont croissantes après 1939, ce sont encore 120.000 nouveaux arrivants enregistrés à la date du 14 mai 1948. Cette fois encore, le mandat favorise cette situation : en 1930, une lettre du Premier ministre britannique à l'organisation sioniste précise, à la suite du " Livre blanc » de 1930, que la capacité d'absorption des immigrants n'est pas à entendre comme capacité du pays, mais comme capacité de la communauté juive de Palestine : plus cette dernière est riche, plus les immigrants pourront être nombreux.

La politique mandataire a facilité les transferts de terres. Les lois foncières sont celles de la puissance mandataire, sans tenir compte des logiques culturelles. Les titres de propriété sont retirés lorsque les terres sont non cultivées depuis trois années consécutives. Ce qui pénalise les éleveurs. Et le Fonds national juif, chargé du rachat des terres, est reconnu comme association d'utilité publique. Surtout, les implantations sionistes suivent une logique politique depuis toujours ; elles préparent un partage. Les villages (qui passent de quelques dizaines à plusieurs centaines, en vingt ans) sont concentrés : dans les années trente, 70% des Juifs se trouvent dans la plaine côtière et 30% dans les districts d'Haïfa et de Jaffa. Lorsque les implantations sont difficiles, les villages sionistes entourent la zone, comme en Galilée.

Les sionistes achètent les terres aux gros propriétaires fonciers qui détiennent la majeure partie de la Palestine (62%). Ces terres sont en général marécageuses, mal drainées, comme la plaine côtière, la vallée de Jezréel, autour du lac de Tibériade, elles sont peu rentables pour le fermage ou la culture. Les sionistes vont les mettre en valeur. Mais l'économie locale est bouleversée. Les Palestiniens, bien souvent non propriétaires, travaillent sur les plateaux, sur les plantations d'agrumes, de blé dur, d'oliviers, pour des salaires de misère, et subsistent en laissant leurs bêtes sur ces terres. C'est tout l'équilibre entre élevage et culture des Palestiniens que remettent en cause les implantations juives.

D'autant que les organisations sionistes montrent un savoir-faire important pour la mise en valeur de ces terres. Et des moyens autres : plus de 400 millions de dollars viennent garnir l'escarcelle du Foyer national au cours de ses quinze premières années. Le résultat ? Avec 7,7% des terres cultivées, les paysans juifs fournissent, en 1945, près de 30% du produit agricole (agrumes non compris). L'écart entre les deux populations se creuse : vers 1930, le salaire quotidien d'un agriculteur arabe est de 80 à 120 mils, tandis que son homologue juif gagne entre 150 et 200 mils (1000 mils = 1 livre anglaise). Enfin, le niveau de vie est supérieur dans la communauté juive : médecins, infirmières... sont en nombre parmi les migrants. La concurrence est également féroce en ce qui concerne le commerce, l'artisanat et les emplois dans l'industrie naissante. Bref, les implantations sionistes se font au détriment d'une population palestinienne qui voit son niveau de vie se dégrader dangereusement.

Face à cette situation, les relations entre les communautés juive et arabe (celle-ci est composée pour 20% de chrétiens) se dégradent. Des heurts sanglants éclatent à Jaffa en avril 1936. Et la communauté arabe ordonne le boycott des institutions juives. Ce mouvement de grève générale dure jusqu'en octobre 1938 et prend la forme d'une guerre larvée, meurtrière : sept mille victimes, dont la majeure partie est palestinienne. La répression britannique est féroce : déportation, exil, destruction de villages...

La grève générale entraîne une situation dramatique. Les Etats arabes de la région, indépendants mais sous contrôle anglais, pèsent de tout leur poids pour trouver une solution de compromis. Le gouvernement britannique accepte le travail de la commission internationale Peel, qui semble permettre une issue au conflit. La grève s'arrête. Le 7 juillet 1937, le rapport Peel est publié. Il prévoit une partition du pays : un Etat juif, un Etat arabe et une zone comprenant Jérusalem, restant sous mandat britannique. Le mouvement sioniste rejette cette idée, mais participe aux travaux de mise en place concrète, pour essayer d'obtenir une meilleure répartition. Les Etats arabes ne sont pas plus d'accord, mais en discutent également les tracés, sans doute, à l'exemple de la Transjordanie, pour essayer de s'accaparer des miettes territoriales. Quant aux Palestiniens arabes, c'est la consternation. Pour eux, il s'agit d'une amputation du territoire national.

Une commission travaille pendant l'année 1938 à ce projet de partition. Mais l'augmentation de la tension en Palestine risque d'être définitivement explosive. En 1938, les opérations armées font, par exemple, 59 morts juifs et 102 morts arabes en Galilée. La répression reprend encore plus féroce: La troupe anglaise, la police du mandat augmentée de milliers de volontaires juifs enrôlés, la Hagana, l'Irgoun, les hommes de Nashashibi : c'est à qui portera les coups les plus durs aux insurgés, avec la bénédiction des Etats arabes pro-britanniques et des clans palestiniens. Le mouvement arabe palestinien ne se remettra pas avant longtemps des milliers de morts tombés dans ces ultimes combats, des innombrables emprisonnés et déportés. Vingt ans durant, sa cause n'obéira quasiment plus qu'aux calculs des régimes arabes de la région.

Et, en ces trois années d'émeute, le problème palestinien s'est transformé en enjeu pan-arabe qui embrase l'ensemble de la région. La répression en touchant tous les milieux palestiniens, même modérés, avait rendu possible des changements d'alliance : le mufti Hasayni de Jérusalem s'était réfugié en Allemagne et les Etats arabes de la région pouvaient choisir de rejoindre les puissances de l'Axe.

Le gouvernement britannique publie unilatéralement le 17 mai 1939 un autre « Livre blanc » : il signifie un retournement de l'attitude du mandataire. Les Britanniques limitent l'immigration et réglementent sévèrement les transferts de terre. Surtout ce « Livre blanc » propose comme objectif « un Etat de Palestine indépendant. Ce devra être un Etat dans lequel les Arabes et les Juifs partageront l'autorité dans le gouvernement ...

Le rapport Peel est enterré et les principales revendications arabes font l'objet d'une ouverture visible. Les organisations sionistes dénoncent ce « Livre blanc » et comprennent surtout que leur idéal ne peut s'accomplir dans le cadre du mandat britannique. C'est un retournement d'alliance. Ben Gourion, leader sioniste, stigmatise la "plus grande trahison perpétrée de nos jours par le gouvernement d'un peuple civilisé (...) formulée et expliquée avec l'art d'hommes experts à tromper et feindre la droiture". Mais la guerre ne leur laisse guère le choix...

Après 1945, les différentes organisations sionistes se retournent contre les Britanniques : terrorisme, implantations clandestines... Aucune cible britannique n'échappe aux bombes de la Hagana et de l'Irgoun. Au point que les militaires se replient dans des zones de sécurité et dans des bastions fortifiés. Le mouvement sioniste influence fortement l'opinion publique internationale et la rend favorable à sa cause. La révélation de l'horreur des camps de la mort nazis traumatise Européens et Américains. C'est l'affaire de l’Exodus, ce bateau d'immigrants juifs que les Anglais repoussent et détournent pour un retour vers l'Allemagne. Ce sont ces migrants clandestins qui sont enfermés dans des camps de transit. Autant d'erreurs monstrueuses de la part des Britanniques, atteignant leur crédit au niveau international. La Grande-Bretagne décide alors de remettre son mandat à l'ONU, tout en décidant de rester jusqu'à son terme officiel : le 14 mai 1948.

Une commission de l'ONU se met en place et enquête. Les organisations sionistes se présentent unifiées devant cette commission, avec une position claire adoptée à Baltimore, le 11 mai 1942 : un Etat juif. Quant aux Arabes, ils n'arrivent guère à se mettre d'accord entre eux. Les Palestiniens remettent leur sort entre les mains des Etats arabes de la région. Mais « chacun d'entre eux espère tirer de la crise palestienne, qui un brevet de nationalisme à bon compte, qui des avantages territoriaux. La méfiance réciproque empêche la coordination des efforts, et bloque toute action efficace.

La commission de l'ONU propose un partage. Jérusalem serait sous mandat international, et la répartition des territoires suit l'implantation des villages juifs, soit environ 50% du territoire pour 30% de la population. De plus, l'Etat juif possède une continuité territoriale, tandis que l'Etat arabe est constitué de trois morceaux : la Galilée, la Cisjordanie et la bande de Gaza. Ce puzzle excite d'entrée la convoitise des Etats arabes voisins.

Mais ce plan reçoit le soutien paradoxalement conjoint, en ce début de Guerre froide, des Etats-Unis et de l'URSS. Les Etats-Unis ne veulent pas voir l'URSS s'implanter seule dans cette région, pensent aussi y trouver des intérêts économiques, et enfin, le président, pour sa réélection, a besoin des votes de la communauté juive américaine. L'URSS soutient les sionistes pour mettre un pied dans un Moyen-Orient dominé par des clans princiers conservateurs, étroitement liés à la Grande-Bretagne.

Le 27 novembre 1947, ce plan de partage est voté par l'ONU. Le 14 mai 1948, l'Etat d'Israël est proclamé unilatéralement par l'Agence juive. Le 15 mai, les troupes de la Ligue arabe interviennent en Palestine. La première guerre Israélo-arabe commence.

Critique communiste n°135, automne 1993

1. Palestine 47, un partage avorté, Alain Gresh et Dominique Vidal, éditions Complexe.

2. Histoire du sionisme, Walter Laqueur, Calmann-Lévy.

3. Alain Gresh, Dominique Vidal, op. cit.

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