Le marxisme, la question nationale et l’Etat belge
Par François Vercammen le Vendredi, 21 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Ce que les journalistes, appellent la «question communautaire» est en fait la question des nationalités en Belgique. Autrement dit: la question de la relation entre deux peuples ayant leur propre histoire et leurs propre traditions.

La question nationale, en général, surgit quand des nationalités vivent dans une situation d'oppression ou d'inégalité. Ou, plus simplement, quand l'une ou l'autre de ces nationalités a la conviction que son caractère propre exige des solutions propres dans un cadre politique propre.

LE MARXISME ET LA QUESTION NATIONALE

Le marxisme n'envisage évidemment pas la question des nationalités indépendamment de la question des classes sociales. Au contraire. La question nationale, en général, est d'ailleurs liée à la «question sociale». Mais le marxisme ne nie pas non plus le caractère spécifique de la question des nationalités: car celle-ci constitue un des problèmes démocratiques les plus importants du XXème siècle.

La réponse du marxisme à ce problème consiste à reconnaître le «droit des peuples à l'autodétermination». Les marxistes défendent le droit pour chaque peuple de décider lui-même comment s'organiser et comment vivre au contact des peuples voisins: unité organique, fédération, confédération, ou indépendance totale (par la séparation, par exemple). La meilleure solution du point de vue de la classe ouvrière, s'exprime et est sanctionné par la lutte de classe elle-même. Il est de la responsabilité d'un parti socialiste - révolutionnaire de faire des propositions pour résoudre la question nationale et de lutter pour celles-ci à partir d'un point de vue marxiste. Ce n'est pas simple: comment par exemple souder l'unité entre travailleurs wallons et flamands alors que chaque peuple exige son autonomie (Lénine, en Russie, était confronté à un problème analogue).

QUESTION NATIONALE ET QUESTION SOCIALE

En Belgique, la question des nationalités et la question sociale sont intimement liées, parce que l'évolution des deux nationalités a été fortement influencée par le développement économique au cours des 600-700 dernières années et spécialement depuis que le capitalisme a triomphé, à la fin du XVIIIème siècle.

Contrairement à la plupart des autres pays d'Europe, la Belgique n'est pas le résultat d'un long processus historique d'unification dans le cadre d'un Etat national, nourri par un développement économique croissant à partir du XVème -XVIème siècle. Au contraire: dans nos régions au XVIème siècle, la riche bourgeoisie montante des villes comme Anvers, Gand, ou Malines, était écrasée par les armées espagnoles, au moment précis où elle déclenchait la première révolution bourgeoise de l'histoire! Deux siècles durant (quatre siècles en Flandre) l'économie a stagné et la vie culturelle a balbutié. A tel point que la bourgeoisie dans nos régions (on ne peut pas parler de «Belgique» à l'époque!) n'était pas assez forte pour prendre elle-même le pouvoir politique et briser le système féodal. Ce sont les armées bourgeoises-révolutionnaires françaises qui s'en sont chargées, en 1793. D'où la francisation de toute la classe bourgeoise «belge», y compris en Flandre.

La conquête de l'indépendance, en 1830, n'était pas une vraie révolution: c'était un soulèvement populaire contre la domination hollandaise, une révolution prolétarienne avant terme, récupérée et dévoyée par la bourgeoisie financière et industrielle bruxelloise qui en a fait une révolution bourgeoise «nationale», avec le soutien du capitalisme français.

LES CARACTERISTIQUES DE L'ETAT BELGE

C'est ainsi que la Belgique est née comme Etat unitaire avec une bourgeoisie et deux peuples. Un Etat implique deux choses: un territoire et un appareil (armée, administration, lois, monnaie). L'Etat n'est pas neutre, il est un instrument entre les mains de la classe dominante: le Grand Capital.

L'Etat belge a quatre caractéristiques qui font sentir leurs effets, jusqu'à ce jour, y compris dans la vie politique courante.

1. L'Etat belge (le territoire et l'appareil d'Etat) est une création tardive et artificielle. Sa base sociale est limitée, il est peu populaire (la famille royale par exemple!), sa légitimité est très faible dans la classe ouvrière. Résultat d'une histoire broyée, il n'a ni racines profondes, ni passé, ni avenir. En un mot: c'est un Etat sans prestige.

Cela découle aussi du fait que cet appareil d'Etat, dès le début, est intervenu brutalement en faveur de la classe dominante, contre une classe ouvrière qui, jusqu'à la première guerre mondiale, était maintenue dans une misère crasse, et privée de tout droit démocratique. Inutile de préciser que le comportement de la maison royale dans les années 1930 et 1940 n'a pas amélioré cette image de marque....

2. A l'époque, la misère sociale était - si possible - encore pire en Flandre qu'en Wallonie. Car en Flandre elle allait de pair avec une oppression nationale-culturelle. La bourgeoisie flamande était francisée, et toute la vie officielle se déroulait uniquement en français: administration, tribunaux, culture. Il a fallu attendre 1932 pour que la langue flamande soit reconnue officiellement comme égale à la langue française !

Deux cents ans d'oppression culturelle, trois cent-cinquante ans de stagnation économique: à certains égards, la Flandre faisait penser au tiers monde (si ce n'est qu'elle participait, indirectement, à la dynamique de développement du capitalisme belge).

3. La montée de l'industrie, à partir de la deuxième moitié du XVIIIème siècle mais surtout à partir de 1825-35 s'est produite presque exclusivement en Wallonie. Le peuple (c'est-à-dire la classe ouvrière) s'est dès lors préoccupé uniquement de la «question sociale». La lutte contre l'arriération économique de la Flandre, contre l'oppression linguistique culturelle de la Flandre, a été ignorée, le français étant la langue commune de toutes les classes au sud du pays. La question nationale, à l'époque en Wallonie, n'était une préoccupation que pour quelques courants idéologiques petit-bourgeois; notamment un courant, fort à Liège et dans la région de Mons-Borinage, qui réclamait le rattachement à la France.

La prise de conscience nationale n'a fait surface en Wallonie qu'au début du siècle, lorsque les cercles dirigeants wallons et bruxellois francophones ont commencé à craindre que te suffrage universel ne mette en question leur monopole du pouvoir.

La véritable prise de conscience wallonne est le produit récent du déclin économique du capitalisme et de la lutte (des échecs) du prolétariat. La grève de 60-61, pour la FGTB wallonne, n'était pas seulement une lutte contre la régression sociale du gouvernement Eyskens, mais aussi contre le démantèlement des charbonnages, de la sidérurgie, de l'industrie métallurgique, qui formaient le coeur de la Wallonie et de la classe ouvrière wallonne.

Ce mouvement wallon-là est essentiellement un mouvement ouvrier, et le fédéralisme est pour lui un moyen d'arrêter le déclin économique.

UN MOUVEMENT BOURGEOIS

Le mouvement flamand classique et le mouvement wallon plus récent sont essentiellement des mouvements populaires, fécondés par des préoccupations culturelles, socio-économiques, socio-culturelles. Sous plusieurs aspects, ils présentent un caractère démocratique, progressiste, et potentiellement anti-capitaliste.

Le nouveau mouvement flamand, celui qui pèse de tout son poids aujourd'hui sur les institutions de l'Etat, est un mouvement typiquement bourgeois. Il est le résultat de l'envolée économique de la Flandre depuis les années '60, de la formation d'une riche couche d'industriels, d'entrepreneurs, de banquiers, de professions libérales. Ces couches sociales veulent fédéraliser l'Etat pour renforcer leur pouvoir en tant que (partie de la) classe dominante.

Elles utilisent la rancune historique accumulée et quelques vestiges d'inégalité politique et culturelle, pour pousser en avant trois objectifs: pour remodeler l'Etat belge, contre la bourgeoisie francophone bruxelloise traditionnelle; optimaliser l'exploitation du prolétariat flamand; détruire définitivement le spectre d'une «Wallonie rouge».

La Gauche 6 septembre 1988

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