1948 : La Naqba
Par Daniel Liebmann le Vendredi, 21 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Le 14 mai 1948, le mouvement sioniste soutenu par les grandes puissances proclamait la naissance de l'Etat d'Israël. Officiellement désigné comme la "déclaration d'indépendance" d'Israël, cet événement allait au contraire donner une forme radicalement neuve à la dépendance des peuples de Palestine, et du Moyen-Orient en général, vis-à-vis des intérêts stratégiques de l'impérialisme et de l'Union Soviétique. Loin de "libérer" les survivants du génocide nazi, la création de l'Etat d'Israël allait faire payer le prix de la destruction des Juifs d'Europe à un autre peuple, le peuple palestinien qui désigne cet anniversaire comme celui de la « Naqba », la catastrophe.

En 1897, le premier Congrès Sioniste Mondial consacrait la doctrine de son dirigeant Theodor Herzl: dispersé de par le monde et victime d'un antisémitisme grandissant, le peuple juif devait "retourner" sur sa terre ancestrale, la Palestine, pour y créer un Etat juif qui allait le transformer en une "nation comme les autres".

Longtemps minoritaire dans les communautés juives, le mouvement sioniste allait convertir le gouvernement britannique à sa cause. Celui-ci avait reçu un "mandat" sur la Palestine lors du dépeçage de l'Empire Ottoman, après la Première Guerre Mondiale. En 1917 déjà (déclaration Balfour), la Grande-Bretagne promettait à Lord Rotschild, représentant de la bourgeoisie juive britannique, la création d'un foyer national juif en Palestine. Etant clairement entendu, précise non sans candeur Lord Balfour, que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non juives. Car ni le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté ni les dirigeants sionistes n'ignorent que, loin d'être un désert, la Palestine est peuplée d'Arabes palestiniens (90% de la population en 1917). Comme l'écrira Arthur Koestler, une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d'une troisième.

Dès lors, les mouvements sionistes entament la colonisation de la Palestine. Grâce à l'administration britannique, la communauté juive de Palestine, dite Yichouv, devient un Etat dans l'Etat. Les chiffres ne sauraient mentir: de 1922 à la fin de 1946, le nombre de Juifs grimpe de 84.000 à 608.000, c'est-à-dire d'un dixième à un tiers de la population totale; la superficie possédée par les Juifs s'étend, entre 1897 et 1947, de 20.000 à 180.000 hectares, soit 7% des terres sur lesquelles les colonies juives, dont le nombre a crû de 27 à 300, produisent 28% du produit agricole de la Palestine; quant à la production industrielle du Yichouv, elle explose littéralement de l'indice 100 en 1920-1922 à l'indice 1029 en 1937-1938, pour doubler encore jusqu'à la fin de la Seconde Guerre Mondiale; le revenu moyen juif atteint alors le double du revenu moyen arabe.

La branche "socialiste" du mouvement sioniste, s'inspirant des thèses pseudo-marxistes de Ber Borochov réussit à faire appliquer la doctrine du "travail juif" qui consiste tout simplement à exclure les Palestiniens du travail industriel. Résultat, sous la plume d'Emile Vandervelde qui visite la Palestine en 1929: « Il n'y a que des ouvriers juifs, sauf à l'usine Nesher, où malgré les protestations de la Histadrouth l’on a embauché quelques arabes pour les gros travaux de l'extérieur ». La Histadrouth n'est autre que le syndicat unique des travailleurs juifs du Yichouv, qui deviendra le syndicat d'Etat en Israël. Cette politique constitue un frein puissant à la prolétarisation des paysans arabes de Palestine et donc, logiquement, à l'émergence d'un mouvement ouvrier significatif. La prise de conscience nationale, face à l'extension des colonies juives et à la menace de création d'un Etat ethnique dont elle sera exclue, jette la population palestinienne dans les bras d'un mouvement national dominé par les féodaux. La révolte arabe, qui atteindra son apogée avec la grève générale de 1936, apparaît ainsi selon Nathan Weinstock comme une confirmation négative de la théorie de la révolution permanente.

Sans se référer à ce schéma, Ilan Halevi aboutit à une conclusion plus fine: C'est l'ambition sioniste d'édifier en Palestine une "pyramide renversée", de modifier radicalement la structure sociale qui donne à l'entreprise colonisatrice sa cohésion et son autonomie. C'est elle qui rend inefficaces et condamne à l'échec les réactions palestiniennes et arabes de l'époque du Mandat. La société palestinienne, qui perçoit à des rythmes divers, selon les couches sociales, la réalité d'une menace sioniste, n'en comprend pas les ressorts internes: soit qu'elle dénonce, à la façon des notables et des grands propriétaires, "les juifs": elle conduit alors à la confessionnalisation et pousse les juifs palestiniens dans les bras des sionistes; soit qu'elle dénonce globalement l'impérialisme britannique, éludant l'analyse de la dynamique propre du mouvement sioniste, à la façon des révolutionnaires de 36-39 ou des communistes palestiniens, juifs et arabes, de la même époque.

L'inadéquation des réponses trouve une tragique illustration avec la grève générale de la population arabe de Palestine en 1936. Alors qu'une grève similaire en Syrie, la même année, avait forcé le pouvoir mandataire français à reculer et à concéder au mouvement national la promesse d'un processus menant à l'indépendance, la grève en Palestine n'a eu qu'un seul effet pratique: la prise en main définitive de l'économie mandataire par la main-d'oeuvre juive organisée, l'auto-exclusion des travailleurs arabes du marché de l'emploi, où s'engouffrent les nouveaux immigrants.

L'accent mis sur le rôle des masses dans le mouvement sioniste permet de relativiser l'imagerie antisioniste qui fait des colons les simples instruments du capital financier international dans son système de domination des peuples arabes. Parce qu'inspirée d'une vision de classe, déviée en "socialisme national", la stratégie du mouvement ouvrier sioniste aura ainsi réussit ce que tous les autres mouvements de colonisation auront échoué à atteindre: par l'exclusion radicale du travail pour le peuple colonisé, il lui retirait une arme déterminante dans la lutte de libération. Aujourd'hui encore, les grèves générales palestiniennes ne sont que des actions symboliques: elles n'affectent pas l'économie de l'occupant.

L'émir Abdallah, Roi de Transjordanie (future Jordanie) pèsera lourdement sur les notables palestiniens pour mettre fin à la révolte, tout en prenant avec la direction sioniste des dispositions secrètes sur le partage de la Palestine: non pas un Etat juif et un Etat arabe (palestinien), mais l'annexion au royaume hachémite de ce que l'Etat juif n'aura pas acquis. Cet arrangement sera finalement mis en pratique, après la guerre de 1947-1949, et prévaudra sur le plan de partage des Nations-Unies. La direction palestinienne s'était trompée sur les intentions de son "allié arabe": Ce ne sera pas la dernière fois...

L'expulsion

Les sionistes ne pouvaient se contenter de gagner la bataille sur le seul plan diplomatique. Pour établir un Etat juif en Palestine, il fallait aussi y constituer une majorité démographique. Après la Seconde guerre mondiale, pendant laquelle la direction sioniste a joué un rôle criminellement passif face au génocide, des centaines de milliers de survivants se retrouvent dans des camps pour "personnes déplacées", sans qu'aucune politique ne soit mise en place pour les accueillir. Un grand nombre d'entre eux rêvent des Etats-Unis, mais ceux-ci instaurent une politique de visas très stricte et les refoulent. La Palestine est bien souvent pour eux la seule issue, et les sionistes organisent leur « alla », leur "montée en Israël". Selon l'historien israélien Elle Bamav ; « pour la première fois dans l'histoire du mouvement, l'adhésion des masses juives à travers le monde est pleine et entière, de même que la sympathie de l'opinion mondiale. (...) Pour choquant que cela puisse paraître, Hitler a certainement été le levier le plus puissant dans l'édification de l'Etat juif. Mais la présence arabe constituait un obstacle de taille. »

En 1947, la Palestine est peuplée de 1,3 millions d'Arabes et 0,65 millions de Juifs. Pendant la guerre de 48-49, environ 800.000 Palestiniens sont expulsés. Expulsés? Selon l'histoire israélienne officielle, il n'en est rien. Ils auraient fui, du fait de la conjonction de deux phénomènes: d'une part, les massacres "exceptionnels" perpétrés par l'extrême-droite sioniste (dirigée par Begin) comme à Deir Yassine, quoique dénoncés par l'establishment travailliste, auraient créé un vent de panique "spontané" dans d'autres villages dont les habitants auraient fui sans y être directement contraints; d'autre part les pays arabes auraient lancé des appels via la radio pour que les gens quittent provisoirement leurs villages, pour y revenir une fois la victoire militaire assurée. Selon cette mythologie fondatrice, ce sont donc les pays arabes qui ont "inventé" le problème palestinien, et seule l'extrême-droite clandestine aurait été porteuse du projet de "transfert" par la violence.

Cette lecture de l'histoire heurte de front la mémoire palestinienne. Quand près d'un million de personnes ont vécu un événement, en l'occurrence l'expulsion de leur terre natale, il est difficile de le leur faire oublier. Mais jamais les réfugiés ni les historiens palestiniens n'ont été entendus en Israël, et leur parole est entachée de suspicion dans l'opinion internationale. Au mieux considère-t-on qu'il y a "deux versions" de l'histoire, qu'il y a "débat". Pourtant, sur le plan des faits, les questions sont tranchées depuis longtemps. Des expulsions massives ont été organisées par l'armée israélienne régulière. Aucune organisation palestinienne ni aucun Etat arabe n'a jamais appelé les Arabes de Palestine à quitter leurs terres. Quant à l'idée du "transfert", elle est consubstantielle du sionisme politique dès l'origine, de même que le projet de cacher la réalité de cette mesure indispensable à l'établissement d'un Etat juif:

« Le double processus d'expropriation et de déplacement des pauvres doit être mené de façon à la fois prudente et discrète», note déjà Théodore Herzl dans son journal, en date du 12 juin 1895. En 1948, aucun doute n'est possible sur les intentions de l'armée israélienne, même dans le chef de la "gauche" sioniste la plus encline à croire au caractère humaniste du projet sioniste. Dans un mémorandum adressé au comité central du Mapam (gauche travailliste), Aharon Cohen écrit, le 10 mai 1948: « Il y a tout lieu de croire que ce qui est actuellement fait est accompli pour servir certains objectifs politiques, et non pas à partir de nécessités militaires, comme on l'entend quelquefois proclamer. En fait, c'est le "transfert" des Arabes hors des frontières de l'Etat juif qui est mis en oeuvre. L'évacuation et la destruction des villages arabes n'est pas toujours accomplie en fonction des besoins militaires. La destruction totale des villages ne répond pas seulement à l'inexistence de forces suffisantes pour y maintenir une garnison. »

L'enjeu du "débat" ne porte pas sur les faits; qui sont difficilement discutables, il porte plutôt sur la reconnaissance par Israël de l'injustice fondamentale sur laquelle il fonde son existence. En ce sens, le débat historique atteint une autre dimension en Israël: reconnaître l'expulsion, ce serait reconnaître la légitimité du mouvement national palestinien non pas comme un ennemi atavique ("ils ont toujours refusé notre droit à l'existence", pleurnichent les sionistes, dans leur attitude de blaming the victims) mais comme le processus qui fait des opprimés les sujets de leur propre histoire, d'une histoire dont la suite pourrait désormais s'écrire à deux, dans la paix et la justice.

Cette perspective était devenue palpable avec l’Intifada, pendant laquelle le peuple palestinien avait consciemment choisi de combiner le soulèvement et la main tendue, acceptant de facto le compromis historique. Israël a traduit cette aspiration dans un accord sordide, produit de la Guerre du Golfe, de la décomposition de la direction palestinienne, de l'utopie post-moderniste des businessmen travaillistes et de la crise morale de la société israélienne. Et, à peine la paix signée, la colonisation des territoires occupés était renforcée: décidément l'histoire niée se prolonge.

La Gauche n°9, 15 mai 1998

Voir ci-dessus