"Nous aussi des citoyennes". Les femmes dans la Révolution française de 1789
Par Anne Marie Granger le Dimanche, 02 Septembre 2007 PDF Imprimer Envoyer
"La femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits", jette Olympe de Gouges à la face des citoyens. Paradoxe majeur d'une Révolution française fondée sur l'universalité du droit naturel: la moitié de la société reste exclue des droits politiques et du suffrage dit universel.  

Les femmes jouèrent un rôle important, et même souvent un rôle moteur, dans le processus révolutionnaire. Rappelons ainsi la marche de milliers de femmes sur Versailles, les 5 et 6 octobre 1789, qui ramena le roi à Paris et l'obligea à ratifier les décrets du 4 août. Remémorons-nous l'engagement actif des "tricoteuses" parisiennes aux côtés des Montagnards dans le conflit qui les opposa, en 1793, aux Girondins. Ou évoquons encore les manifestations de femmes qui, en avril et mai 1795, marquèrent le déclenchement des grandes insurrections de l'an III.

 

Contrairement à une vision répandue, la revendication du pain ne fut jamais l'unique étendard des foules féminines.

 

Présentes à chaque étape

 

On retrouve la présence des femmes à chacune des étapes qui marquèrent la radicalisation de la Révolution : dans le rassemblement du Champ-de-Mars, le 17 juillet 1791 ; parmi les initiateurs de la pétition pour l'abolition de la royauté ; au sein du mouvement des sans-culottes parisiens, en 1793, et souvent sur les positions politiques les plus avancées. Ce sont elles encore qui peuplèrent les tribunes des grands clubs Jacobins et Cordeliers et de l'Assemblée nationale, d'où elles n'hésitèrent pas à interrompre les orateurs pour manifester leur approbation ou leurs désaccords.

 

Leur exclusion des droits politiques ne suscita pas la naissance d'un mouvement féministe tel qu'en connut le XXe siècle. Mais la tonalité féministe de nombre de déclarations et d'écrits de ces femmes semble indéniable. Leur action mit souvent en cause concrètement le statut traditionnel que la société, même révolutionnaire, leur réservait alors.

 

Cette dimension féministe, on en trouve des traces dès les débuts de la Révolution, dans cette floraison de brochures, motions et pétitions à laquelle donne lieu la préparation des états généraux. Quelques femmes, de milieu aisé, prennent elles aussi la plume pour dénoncer la situation de mineures à vie qui est le lot de la moitié de la société. "La devise des femmes est travailler, obéir et se taire, écrit ainsi M.B. dans son « Cahier de doléances et réclamations des femmes », en 1789. « Voilà certes un système digne de ces siècles d'ignorance, où les plus forts ont fait les lois et soumis les plus faibles. »

 

Les principales revendications alors mises en avant portent sur les droits civils (la fin du privilège de masculinité en matière d'héritage, le divorce) et sur l'instruction. "Ne nous élevez plus comme si nous étions destinées à faire les plaisirs du sérail", proteste encore M.B.

 

Mais cette période reste avant tout marquée par deux grands textes de portée plus théorique: celui d'un homme, Condorcet ("Sur l'admission des femmes au droit de cité", paru dans la presse en juillet 1790), et la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », d'Olympe de Gouges, en septembre 1791. Tous deux se placent d'emblée sur le terrain de l'égalité. Pour Condorcet, "ou aucun individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits, ou tous ont les mêmes"; si les femmes restent exclues des droits politiques, c'est une violation des principes de 1789, un "acte de tyrannie".

 

L'égalité ou la tyrannie

 

De son côté, l'article premier de la Déclaration d'Olympe de Gouges proclame : "La femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits." Ce qui inclut les droits politiques (article VI) : "La loi doit être l'expression de la volonté générale; toutes les citoyennes et tous les citoyens doivent concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous." Anticipation véritablement révolutionnaire, la Constitution du 3 septembre 1791, adoptée au même moment, instaure le suffrage censitaire masculin...

 

Beaucoup plus modérée sur le plan politique, Olympe de Gouges dénonce à plusieurs reprises la politique des Montagnards : elle meurt sur l'échafaud le 3 novembre 1793. Mais le commentaire publié quelques jours plus tard dans le Moniteur montre bien quel est son principal crime: "Elle voulut être homme d'Etat. Il semble que la loi ait puni cette conspiratrice d'avoir oublié les vertus qui conviennent à son sexe."

 

D'autres voix s'élèvent également pour dénoncer l'exclusion des femmes des droits naturels. Celle de M. Jodin, qui écrit en 1790, dans ses Vues législatives pour les femmes : "Et nous aussi nous sommes citoyennes." Ou encore, la même année, celle d'Etta Palm, avec son Discours sur l'injustice des lois en faveur des hommes, au dépend des femmes.

 

Un changement va toutefois se produire à partir de 1792: les femmes ne vont pas rester en dehors du mouvement qui pousse le peuple à intervenir de plus en plus directement dans le cours d'une histoire en train de s'accélérer (menaces de guerre aux frontières, menées contre-révolutionnaires des "ennemis de l'intérieur", difficultés économiques croissantes, etc.). Et, ainsi, aux prises de position individuelles des premières années succèdent des formes d'action plus collectives et portées par des femmes d'origine plus populaire, qui vont inscrire dans les faits cette aspiration égalitaire.

 

De la réthorique à la pratique

 

Cette évolution est manifeste, par exemple, dans l'histoire des clubs de femmes, qui font leur apparition dès 1790-1791 dans plusieurs villes de province (une trentaine sont actuellement connus). Constitués au début essentiellement de bourgeoises, épouses ou filles de membres des clubs masculins, et principalement tournés vers des activités philanthropiques d'éducation et d'assistance publiques - activités traditionnelles qui traduisent toutefois la volonté de leurs adhérentes de contribuer directement au "service de la patrie" -, la plupart de ces clubs se radicalisent rapidement sous la pression des événements. Ils participent activement à la vie politique de leur ville, en même temps que leur recrutement se démocratise (parallèlement, de nombreuses femmes, et parfois les mêmes, entrent dans les sociétés populaires qui acceptent plus facilement leur participation).

 

La question de l'armement des femmes est une des revendications les plus souvent mises en avant. Au-delà de la volonté patriotique, il s'agit, pour celles qui avancent cette revendication, de s'affirmer comme citoyennes à part entière. "La société ne peut nous ôter ce droit que la nature nous donne, à moins que l'on ne prétende que la Déclaration des droits n 'a point d'application pour les femmes": de cette façon s'expriment trois cent dix-neuf Parisiennes en mars 1792 dans une pétition à l'Assemblée nationale.

 

Quelques jours plus tard, Théroigne de Méricourt, devant la Société fraternelle des minimes, appelle les femmes à s'organiser en corps armé: "Il est temps enfin que les femmes sortent de leur honteuse nullité où l'ignorance, l'orgueil et l'injustice des hommes les tiennent asservies depuis si longtemps." Comme on peut s'en douter, toutes ces demandes sont refusées: "Gardons-nous d'intervertir l'ordre de la nature", réplique un député aux signataires de la pétition...

 

Dans la rue et les clubs

 

La volonté des femmes de participer pleinement à la vie politique et de peser directement sur la marche des événements se manifeste aussi par de nombreuses pétitions ou adresses portant sur des thèmes généraux, non spécifiques. Celles de Nantes demandent, par exemple, l'arrestation des nobles; à Besançon, elles réclament l'arrestation de la reine; d'autres dénoncent le clergé réfractaire ou exigent "la punition de tous les conspirateurs".

 

Le même souci anime celles qui, le 10 mai 1793, fondent à Paris le Club des citoyennes républicaines révolutionnaires. Estimant qu'elles ne pouvaient s'exprimer pleinement au sein des clubs et sociétés populaires, elles décident de se regrouper à part afin, expliquent-elles, de "délibérer sur les moyens de déjouer les projets des ennemis de la République".

 

Elles vont ainsi se mobiliser pleinement, en mai-juin 1793, contre les Girondins, demandant leur mise en accusation et l'épuration des administrations. Elles participent directement à l'insurrection des 31 mai et 2 juin, qui pousse la Convention à décréter l'arrestation de vingt-neuf députés girondins. Durant toute cette période, leur club constitue l'une des principales forces du mouvement révolutionnaire, à l'origine directe de nombreuses initiatives.

 

L'écrasante majorité des députés n'en continue pas moins à ne pas se poser le problème des droits politiques des femmes (à de rares exceptions près comme Guyomar ou Romme). La Constitution adoptée le 24 juin 1793 ne leur accorde toujours pas le droit de vote. Ce qui n'empêche pas un grand nombre de femmes, lors du référendum de ratification de la Constitution, de venir voter et prêter serment, elles aussi, manifestant dans les faits, une nouvelle fois, leur refus d'être exclues de la nation.

 

Elles se regroupent donc, dans plusieurs villes, pour voter l'acceptation de la Constitution et rédiger des déclarations à l'adresse de la Convention: "Les citoyennes ont aussi le droit de ratifier un acte auquel elles ont si efficacement concouru. Les droits de l'homme sont aussi les nôtres", affirment les républicaines de Beaumont. Tandis que les citoyennes de la section du faubourg Montmartre regrettent que "la loi les prive du droit précieux de voter".

 

Un sentiment d'injustice

 

Ces femmes ont le sentiment légitime d'avoir contribué à la victoire du mouvement révolutionnaire et de représenter une force importante. Ce sentiment de leur force rend l'injustice d'autant plus flagrante. Cela éveille des interrogations, suscite des remises en cause... Cette prise de conscience, si elle reste encore minoritaire, n'est plus limitée, comme au début, à quelques individus isolés. Il ne s'agit pas d'un mouvement organisé, mais d'un débat diffus qui traverse la plupart des clubs et nombre de sociétés populaires.

 

Début juillet 1793, des citoyennes de la section des Droits de l'homme affirment par exemple qu'elles ne veulent plus être considérées comme des "êtres passifs et isolés", relégués dans la "sphère étroite de leur ménage".

 

Durant tout l'été et l'automne 1793, les militantes des clubs vont continuer à intervenir directement dans le champ politique. Mais ceux qui viennent de s'assurer le pouvoir grâce à l'appui du mouvement populaire cherchent maintenant à endiguer celui-ci...

 

Sous l'impulsion de ses dirigeantes, Claire Lacombe et Pauline Léon, le Club des citoyennes républicaines révolutionnaires se rapproche des positions des Enragés. Dans une pétition, le 26 août, ce club dénonce "les prévarications sans nombre qui ont lieu dans les ministères", l'"anarchie et le règne des Intrigants", les "scélérats qui sont à la tête de nos armées". Les signataires demandent aux députés de destituer tous les nobles et les administrateurs coupables et de créer des tribunaux révolutionnaires. Un peu plus tard, le Club se prononce pour le contrôle et la responsabilité des agents de l'Etat, et pour un exécutif placé sous le contrôle direct du peuple organisé dans les sections. Cette conception de la démocratie directe va susciter l'hostilité croissante du gouvernement et des grands clubs masculins.

 

Auto préservation masculine

 

A partir de septembre 1793. des députés dénoncent devant la Convention ces "prétendues révolutionnaires". Elles sont désormais considérées comme suspectes, et à double titre: du fait de leurs positions politiques avancées, et parce qu'elles remettent directement en cause la suprématie masculine. La citoyenne Dubreuil l'a bien compris: "Les hommes s'aperçoivent qu'à mesure que les femmes s'éclaireront leur despotisme marital disparaîtra, comme celui du ci-devant roi."

 

La Convention va se saisir du premier prétexte venu – une rixe entre des membres du Club et des marchandes des Halles au sujet du port du bonnet rouge - pour déclencher l'offensive. Le député Fabre d'Eglantine se fait l'écho des angoisses et des fantasmes masculins devant ces "filles émancipées", ces "grenadiers femelles" qui, prédit-il, après avoir obtenu, peu de temps auparavant, l'extension aux femmes de l'obligation de porter la cocarde, ne vont pas tarder à "demander la ceinture, puis les deux pistolets à la ceinture".

 

Le lendemain, le 30 octobre, après avoir rappelé dans un long discours que "les fonctions privées auxquelles sont destinées les femmes par la nature même tiennent à l'ordre général de la société", Amar, le rapporteur du Comité de sûreté générale, conclut: "Il n'est pas possible que les femmes exercent des droits politiques." En conséquence, la Convention décrète l'interdiction des clubs et sociétés populaires de femmes, "sous quelque dénomination que ce soit". Un seul député proteste.

 

Le coup du 9 brumaire

 

C'est ainsi que le problème des droits politiques des femmes est, pour la première fois, débattu à l'Assemblée nationale... et rapidement tranché! De ce 9 brumaire an 1 (30 octobre 1793) date la première grande mesure contre-révolutionnaire de la Convention. Ce décret renvoie officiellement les femmes au domaine du privé - que selon beaucoup de gens, elles n'auraient jamais dû quitter.

 

Reste que, à travers les Citoyennes révolutionnaires, cette mesure vise aussi tous les courants politiques radicaux. Le deuxième article du décret (toutes les séances des sociétés populaires doivent dès ce moment être publiques) annonce déjà l'offensive suivante, contre les sociétés sectionnaires.

 

Celles qui se veulent des "femmes libres" trouvent bien peu de défenseurs, même parmi les révolutionnaires politiquement les plus avancés. Le rapport Amar exorcise sans doute des peurs masculines largement partagées!

 

Le décret du 9 brumaire ne met pas un terme à l'intervention politique des femmes, qui continuent à jouer un rôle de premier plan dans toutes les manifestations de mécontentement général, jusqu'à l'insurrection du 1er prairial an III (20 mai 1795). L'échec de ce dernier signe la fin du mouvement féminin de masse : les décrets des 1er et 4 prairial interdisent aux femmes d'assister aux assemblées politiques et de s'attrouper dans la rue à plus de cinq.

 

En revanche, le 9 brumaire met bien fin à ce mouvement d'idées qui s'est développé depuis le début de la Révolution, pour lequel l'avènement d'une société réellement nouvelle devait signifier aussi l'avènement d'une femme nouvelle, une femme libre. Après le rapport Amar, personne n'élèvera la voix pour défendre les droits des femmes.

 

Paru dans un supplément à "Rouge", juillet 1989

Voir ci-dessus