Dix ans, ça suffit !
Par Catherine Samary le Vendredi, 19 Octobre 2001 PDF Imprimer Envoyer

Il y a quelque dix ans, le Traité établi au sommet de Maastricht fin 1991 transformait la « Communauté économique européenne » (CEE, née en 1957) en « Union européenne ». Il établissait, ce faisant, un véritable carcan monétariste (les « critères de Maastricht ») comme conditions d’entrée dans la future union économique et monétaire (UEM).

Il y a quelque dix ans, le Traité établi au sommet de Maastricht fin 1991 transformait la « Communauté économique européenne » (CEE, née en 1957) en « Union européenne ». Il établissait, ce faisant, un véritable carcan monétariste (les « critères de Maastricht ») comme conditions d’entrée dans la future union économique et monétaire (UEM).

Le traité s’inscrivait dans le tournant libéral des années 1980. L’Acte Unique européen de 1986 avait mis en place un marché unifié où devaient circuler librement capitaux, biens et populations. Mais, pour imposer la flexibilité du travail et les privatisations, Margaret Thatcher n’a pas eu besoin des critères de Maastricht, et dans bien des pays, des libéraux, comme l’économiste monétariste Friedman, peuvent être contre l’euro, par réticence envers la bureaucratie bruxelloise et le volontarisme politique de cette construction. Le Traité de Maastricht fut effectivement d’abord le produit d’une négociation et d’un projet politique spécifique, porté par le couple franco-allemand : l’unification allemande de 1989 avait consolidé le poids de l’Allemagne vers l’Europe de l’Est. Mitterand demandait qu’elle renonce au Deutsch Mark (DM) pour s’ancrer politiquement à l’Ouest. Avec l’UEM, il ne s’agissait pas de construire une simple zone de libre échange comme l’ALENA (alliance de libre-échange nord-américaine entre les Etats-Unis le Mexique et le Canada) ; mais une puissance politique, imposant ses critères de réunification du continent, dotée d’une monnaie unique susceptible de rivaliser avec le dollar, des institutions pour la gérer, d’un budget (maigre) et en quête de politique extérieure commune.

En pratique, le plus facile fut la mise en place d’une banque centrale européenne (BCE). Et comme la politique monétaire libérale ne voulait pas prendre en compte les pressions sociales sur les élus, on a aussi imposé, par le traité de Maastricht, que la BCE soit indépendante de tout pouvoir élu. On a donc fait passer comme « technique » voire garant d’efficacité scientifique un choix social et politique derrière une idéologie : l’interdiction faite depuis Maastricht de soumettre la gestion de la monnaie à des préférences autres que celles des marchés financiers et une austérité budgétaire qui n’a rien de technique.

En réalité, le radicalisme monétariste des critères de Maastricht (que n’applique pas la FED, banque centrale des Etats-Unis, par exemple) ne s’explique pas seulement par les intérêts sociaux prévalant dans la logique libérale ; il faut y ajouter les réticences de la Bundesbank à abandonner le DM et sa défiance envers le « laxisme » économique des autres membres de l’union, notamment les pays du « club med ». Elle espérait d’ailleurs à l’époque que seul un noyau dur de pays de l’Union européenne pourrait satisfaire à de tels critères, qui n’ont rien de scientifiques, comme on le reconnaît ouvertement aujourd’hui (pourquoi 3% de déficit « tolérable » ?). En 1997, à Amsterdam, un Pacte de stabilité (on ajouta « et de croissance » pour faire mieux) s’intégra au Traité, prolongeant à l’infini la logique de rigueur budgétaire s’imposant aux futurs membres de l’euroland.

Le paradoxe est que les pays du « club med » se sont imposé des cures d’austérité drastiques pour parvenir à intégrer l’UEM, et que le non respect du Pacte d’austérité se pose en premier lieu aujourd’hui... à l’Allemagne : car elle a été la première et la plus touchée par la récession aux Etats-Unis, pour des raisons commerciales. Mais il s’agit d’un problème d’ensemble face au ralentissement général de la croissance. D’où une polémique désormais ouverte sur les critères de Maastricht et du Pacte de stabilité : le ministre de la défense française a déclaré le 13 septembre : « le président de la république a lancé l’idée (...) que, compte tenu de la menace potentielle qui pèse sur nos populations européennes, les dépenses militaires puissent être extraites du pacte de stabilité » (Le Monde du 17/09) , vu l’importance de la « lutte contre le terrorisme ».

La commission européenne a donné un peu de lest sur les délais de résorption des déficits plutôt que de reconnaître la non applicabilité des traités. Mais, sans réelle unification politique, l’Union a besoin de contraintes pour ne pas exploser. On va certes bricoler des critères assouplis. Mais au moment où l’on impose des critères d’austérité aux plus pauvres des pays européens, comment légitimer que les plus riches s’autorisent un laxisme ? Et surtout, en cherchant des « astuces » pour ne pas appliquer les critères concernant les budgets, on ouvre une boîte de pandore sur le contenu des budgets. Ne pas comprimer les dépenses militaires ? Et pourquoi ne pas réduire le militaire et augmenter le social ?

S’emparer des débats sur le budget de l’union !

Dans le cadre de l’UE, la notion de déficit public est en fait plus large que le budget de l’Etat. Elle s’applique à l’ensemble des « administrations publiques ». Ce qui recouvre non seulement l’Etat central (son budget) et toutes les institutions dont il a la charge financière comme l’éducation nationale, mais aussi la sécurité sociale et toutes les collectivités locales. C’est sur cette base que doivent s’appliquer les critères imposant un déficit annuel inférieur à 3% du PIB et une dette publique (somme cumulée de tous les déficits annuels) inférieure à 60% du PIB. Le pacte d’austérité maintient ces bornes et les derniers sommets européens se sont fixé de résorber totalement les déficits d’ici 2004 (la commission a reculé l’échéance que Raffarin s’apprêtait à ne pas respecter).

Mais s’il y a déficit budgétaire, c’est d’abord qu’il n’y a pas assez d’impôts. La logique fiscale keynésienne était redistributive (une logique anti-capitaliste le serait forcément) : imposer les grandes fortunes pour développer les allocations sociales et élever les bas salaires. La logique fiscale libérale est à l’opposé : diminuer les impôts sur le capital et baisser les allocations, voire supprimer les minimas (supposés pousser les travailleurs à la paresse : pour les libéraux bien nantis, la cause du chômage est le trop de protections sociales). Il s’agit aussi d’abaisser les cotisations sociales (présentées sur le plan idéologique comme « charges ») pour faire passer les fonds de pension, malgré l’effondrement des bourses. Tout cela accompagne un moins d’Etat social, mais le déploiement de l’Etat militaire et répressif... Des choix de société majeurs dont il faut s’emparer !

Il faut y ajouter un autre interdit de Maastricht : le traité de 1992 impose que les déficits publics ne puissent plus être financés par des crédits des banques centrales (dont les taux d’intérêt pour les dépenses publiques étaient faibles). Si, face aux déficits publics, la politique libérale exclut à la fois les hausses d’impôts et les crédits auprès des banques centrales, restent... les marchés financiers : les Bons du Trésor font partie de ces innovations financières récentes, titres d’emprunts d’Etat de court et moyen terme négociables sur les marchés financiers ouverts aux non-résidents... Il s’agit d’un des compartiments les plus spéculatifs des marchés financiers depuis 20 ans : la montée des taux d’intérêt sur ces titres a produit un emballement des déficits publics sur la même période : car côté dépense, un bon tiers va au service de la dette. Pourquoi ne pas exclure cette rente financière du calcul du déficit ? Car la politique budgétaire a de fait signifié une redistribution massive de richesses vers les créanciers spéculateurs au détriment de l’Etat social.

Les limitations imposées aux budgets des pays membres aurait pu (pourrait) être compensées par le développement d’un budget de l’Union : un budget peut servir à réduire des déséquilibres entre régions qu’un système unifié de prix accentue ; une fiscalité européenne pourrait aussi servir à des dépenses de santé, de transports publics, de recherche, d’éducation, de protection sociale à ce niveau là... Qu’en est-il ? Par comparaison avec les Etats-Unis, le budget de l’UE est extrêmement faible : le Conseil d’Helsinki en 1999 l’a limité pour toute la période 2000-2006 à 1,27% du PIB de l’Union (l’ordre de grandeur aux Etats-Unis est de 20 à 30% du PIB), malgré la perspective de l’élargissement.

Pourtant le budget de l’Union est important pour les pays les plus pauvres et les plus agricoles. Car il concerne, à 80%, la PAC (Politique agricole commune) et les « fonds structurels » : il s’agit du seul aspect qui soit redistributif des régions riches de l’Union vers celles dont le PIB est en dessous de 75% de la moyenne et qui font face à des restructurations majeures. Et c’est pourquoi l’Union a été attractive pour ses régions les plus pauvres (Espagne, Portugal, Grèce, bénéficiant jusqu’alors avec l’Irlande de l’essentiel de ces fonds). Il en va de même pour l’Europe de l’Est.

Tous les peuples dans le même bateau...

Mais la logique actuelle d’austérité budgétaire et du moins d’Etat social et plus d’Etat répressif implique la mise en compétition des travailleurs et des peuples : à budget constant, on va prendre au Sud pour donner à l’Est et s’efforcer de modifier les critères d’allocation des fonds budgétaires et de la politique agricole commune (PAC) pour les nouveaux arrivants alors même que les politiques libérales creusent partout les inégalités et créent chez les nouveaux candidats de plus en plus de pauvres. En même temps, les barbelés de Schengen remplacent le Mur de Berlin et l’extension de l’OTAN vers l’Est se fait au détriment des budgets sociaux.

Les promesses d’intégration dans l’UE ne doivent plus servir aux nouvelles élites au pouvoir à l’Est d’alibi pour imposer des politiques ultra-libérales. De même, les peurs suscitées par l’élargissement visent à détourner les populations des Etats membres du débat sur la nature de l’UE telle qu’elle est, sur la constitution qu’on nous prépare, non démocratique et centrée sur les droits de la concurrence au détriment des droits sociaux.

Il faut changer le terrain du débat : commençons par exiger, avec les populations d’Europe de l’est, un bilan des critères d’adhésion qui leur sont imposés en défendant avec elles les droits à l’éducation, à la santé, aux transports, au logement, prioritaires sur les droits de la concurrence, en imposant la transparence sur le bilan des privatisations ici et là-bas et la démocratie des choix. C’est ce que nous ferons au Forum social européen qui se construit en Europe de l’est comme de l’ouest ou du sud, quels que soient les choix tactiques d’être ou pas dans l’UE.

Le Pacte de stabilité est inapplicable s’il y a récession, avec ou sans élargissement. Et c’est bien avant la chute du Mur de Berlin qu’ont été imposées austérité salariale, privatisation des services publics, libre circulation des capitaux et soumission aux marchés financiers. Le sommet de Laeken en décembre 2001 a mis en place une convention chargée, pour rendre « plus lisible » le projet européen, de proposer une constitution. N’acceptons pas de constitution sans démarche constituante, sans choix des peuples. Une convention étroite et sans pouvoir débat donc actuellement les traités et l’architecture européenne pour laisser croire demain que la future constitution adoptée par la conférence inter-gouvernementale (CIG) aura été le produit de « consultations » des sociétés civiles. Nous devons dénoncer cette farce pseudo-démocratique en nous emparant de ces débats. Cela passe par un autre rapport de forces à l’échelle européenne dans et hors l’Union.

Article sur le site d’Attac France, rubrique Europe. Publié le 3 décembre 2001.

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