Les anticipations de Trotsky sur l'Union soviétique
Par François Moreau le Vendredi, 20 Octobre 2006 PDF Imprimer Envoyer

Cet article va traiter des positions de Trotsky sur la nature sociale de l'URSS développées dans la dernière période de sa vie, de 1933 à 1940, et va offrir une évolution de l'analyse de Trotsky à la lumière des événements des cinquante dernières années.

Pour mener cette entreprise à bien, il y a plusieurs difficultés à surmonter et des pièges à éviter. En premier lieu, les écrits de Trotsky comprennent, non seulement des dizaines de livres, mais aussi des centaines d'articles et des milliers de lettres, polémiques et entrevues. Une production aussi énorme et diversifiée répartie sur des dizaines d'années ne se prête que trop facilement à des exercices scolastiques, c'est-à-dire la sélection de citations appropriées, en-dehors du contexte, pour « prouver » quelque position préconçue, qu'elle soit favorable ou défavorable, tout en ignorant les déclarations contraires du même Trotsky.

De même, on peut facilement trouver des déclarations contradictoires dans les écrits d'un auteur dont les œuvres complètes rempliraient une centaine de volumes. Comme Trotsky lui-même le disait dans la Révolution permanente, il est plus facile de trouver des contradictions formelles dans les écrits d'autrui répartis sur un quart de siècle que de se montrer soi-même cohérent dans ses propres écrits, ne serait-ce que sur une seule année. Pour éviter cela, il faut s'efforcer de placer le développement de la pensée de Trotsky (ou de quiconque) dans son contexte historique, en rapport avec les débats et les controverses de son époque. Cela n'a pas toujours été le cas.

Une autre difficulté provient du fait que les œuvres de Trotsky n'aient pas été facilement disponibles dans plusieurs pays pendant de longues périodes, que ce soit à cause de la censure ou simplement du fait de l'absence de traduction. Etant francophone, j'ai la chance d'avoir accès à l'édition la plus complète jusqu'ici disponible des œuvres de Trotsky, grâce au magnifique travail abattu par l'Institut Léon Trotsky à Paris. Ceci me donne davantage confiance dans ma capacité à fournir un bilan à la fois équitable, critique et équilibré des positions de Trotsky sur la nature sociale de l'URSS et des anticipations qui en découlaient.

Une autre difficulté inhérente à une telle entreprise réside dans le problème de la prédiction. L'épistémologie positiviste soutient depuis longtemps que la justesse d'une théorie scientifique s'établit sur la base de sa capacité à prédire les événements. Mais ceci est beaucoup plus facile à réaliser dans l'environnement contrôlé d'un laboratoire que dans le monde réel, avec ses milliers et millions de tendances conflictuelles et de forces antagoniques. Par ailleurs, en tant que marxiste, Trotsky appréhendait la réalité non du point de vue d'un astronome, mais du point de vue d'un dirigeant révolutionnaire. Son ambition n'était pas simplement de prédire l'avenir, mais d'intervenir dans le but de changer le cours des événements. Le marxisme de Trotsky n'avait rien à voir avec le fatalisme déterministe.

La pensée de Trotsky ne se ramenait pas non plus au subjectivisme volontariste pur et simple, comme certains l'ont soutenu. En tant que marxiste, Trotsky soutenait que tout conflit social découlait en dernière analyse d'intérêts matériels dans le sens large du terme. L'histoire ne se déroule pas au hasard ni à cause de l'apparition opportune de grands hommes, mais à travers le développement des conflits de classe. L'action révolutionnaire peut modifier le cours des événements seulement dans la mesure où elle donne une expression consciente et organisée à d'authentiques aspirations sociales. Cependant, la claire compréhension des contradictions en présence constitue un élément d'importance énorme dans l'efficacité de l'action révolutionnaire. Contrairement aux planètes, les êtres humains peuvent devenir conscients des forces qui modèlent leur destinée et les utiliser délibérément pour atteindre des objectifs donnés.

Ce que la théorie marxiste accomplit le plus facilement, c'est prédire la nature des conflits à venir dans une société donnée ou à l'échelle mondiale sur la base des contradictions réelles. C'est en cela que devrait consister le débat sur la nature sociale de l'URSS ; non une polémique sémantique stérile sur l'étiquette « correcte » à utiliser, mais une analyse des conflits à venir, des intérêts sociaux en jeu et par conséquent des positions à prendre par un parti révolutionnaire, si l'on a en vue les intérêts de la classe ouvrière. Nous y reviendrons.

Cependant, il est beaucoup plus facile de prédire l'éclatement de conflits donnés, guerres ou luttes révolutionnaires, que de prédire leur issue. En fait, on peut trouver un bon nombre de prédictions erronées sous la plume de Marx, Engels et Lénine, aux côtés de prédictions qui ont reçu une confirmation spectaculaire. Quant aux auteurs non-marxistes contemporains, il suffit de jeter un œil sur leurs écrits pour relever des prédictions absolument fausses. Mais ces dernières n'ont pas attiré autant d'attention que les prédictions erronées faites par les marxistes.

C'est non seulement le manque d'informations complètes, mais aussi la nature même du conflit social qui rend les prévisions difficiles à faire. Comme Trotsky l'a plusieurs fois noté, il n'y aurait pas de conflits du tout si on pouvait toujours déterminer d'avance les rapports de force, car le camp le plus faible céderait sans combat pour minimiser les pertes. Mais la seule mesure adéquate des rapports de force est celle donnée par le conflit lui-même. C'est encore plus vrai compte tenu de l'importance décisive des « facteurs moraux ». Les spécialistes militaires savent que le moral d'une armée constitue 75%  de sa force. Mais qu'est-ce que le « moral », sinon la foi dans la validité des objectifs de guerre poursuivis et dans la valeur de la direction, c'est-à-dire un ensemble de facteurs sociaux et politiques. Et la seule mesure effective de ces facteurs se trouve dans le conflit réel.

L'évolution rapide de la situation en URSS en Europe de l'Est constitue une autre difficulté. L'histoire va maintenant beaucoup plus vite que la vie académique. Cette heureuse circonstance peut malheureusement rendre toute analyse de conjoncture désuète aussitôt qu'elle est publiée. Cependant, nous contournerons cette difficulté en adoptant une vision à long terme de l'évolution de l'URSS, dans le but d'évaluer la justesse des instruments conceptuels développés par Trotsky. Tout ceci étant dit, nous allons maintenant passer à l'analyse faite par Trotsky de l'URSS et de son évolution future.

Le Thermidor soviétique

Comme Trotsky l'a maintes fois indiqué, toutes les révolutions ont été suivies après un certain temps d'une période de recul, le fameux Thermidor de la révolution française. La victoire de la révolution nécessite en effet la plus grande mobilisation des masses et la tension la plus extrême des forces, ce qui ne peut évidemment devenir un état de choses permanent. La vague révolutionnaire doit nécessairement retomber au bout d'un période, qu'elle ait ou non réussi à renverser l'ancien ordre établi pour instaurer un nouveau pouvoir.

Trotsky a appliqué un cadre d'analyse similaire dans le cas de l'URSS suite à la révolution d'Octobre. La vague révolutionnaire d'après-guerre en Europe avait reflué après 1923 en laissant l'URSS comme seul Etat ouvrier dans le monde, contraint d'entreprendre la construction du socialisme dans des conditions objectives très défavorables. Mais ces conditions ont renforcé la position des couches bureaucratiques déjà apparues au sein de l'appareil d'Etat soviétique, et déjà identifiées par Lénine comme un danger terrible pour la révolution, peut-être le plus terrible. Il ne s'agit pas ici d'individus mauvais, de conceptions mauvaises ou de pratiques mauvaises, mais des intérêts matériels d'une couche sociale toute entière qui peut s'approprier d'importants privilèges grâce à sa position dans la société, ce qu'on appelle aujourd'hui la nomenklatura.

La lutte lancée par Lénine contre la montée du pouvoir bureaucratique en URSS fut ensuite poursuivie par Trotsky et l'Opposition de gauche du Parti communiste. De 1923 à 1933, l'Opposition de gauche trotskyste a combattu pour la restauration de la démocratie du parti et de la démocratie soviétique, sérieuse-ment limitée en 1921 à cause de la guerre civile. Bien que Trotsky ait approuvé ces mesures à l'époque, et qu'il ait continué de penser qu'elles étaient nécessaires à ce moment-là, il n'en a pas moins conclu qu'elles avaient indubitablement contribué au processus de bureaucratisation.

En fin de compte, ces mesures « provisoires » ont par la suite été élevées au rang de système permanent, même si le danger mortel auquel faisait face la révolution en 1921 était évidemment passé. Mais la bureaucratie s'était consolidée entre-temps et se montrait peu encline à relâcher son contrôle. La suppression des fractions n'était plus nécessaire à la survie de l'Etat soviétique, mais elle devenait très utile à la défense des positions de la bureaucratie dans la société soviétique.

Il est important de souligner que la critique faite par Trotsky de la bureaucratie différait passablement des critiques anarchistes ou ultra-gauches de la société soviétique pour sa seule non-conformité avec des plans préétablis de société idéale. « Nous ne sommes pas des anarchistes. Nous comprenons la nécessité de l'Etat ouvrier et, par conséquent, le caractère historiquement inévitable de la bureaucratie dans la période de transition. »

Cependant, il faut porter un jugement politique sur le degré de bureaucratisation atteint, pour établir s'il reflète des conditions objectives encore impossibles à surmonter, ou s'il découle de la défense délibérée de sa position de la part de la bureaucratie, en contradiction avec les nécessités objectives. Ceci conduisait Trotsky à introduire une distinction-clé entre la déformation bureaucratique - inévitable dans une certaine mesure dans des conditions données - et la dégénérescence bureaucratique, c'est-à-dire la consolidation d'une bureaucratie privilégiée qui défend ses intérêts propres contre la classe ouvrière et le reste de la société, y compris au point de mettre la survie de l'Etat en danger, tel que démontré par son comportement pratique.

L'Opposition de gauche craignait que le cours économique pro-marché suivi par la direction Staline-Boukharine ne mette en danger les acquis de la révolution d'Octobre en permettant la croissance rapide d'une nouvelle bourgeoisie privée de Nepmen, couronnant une vaste couche de paysans enrichis. Tout ceci créait le danger d'une contre-révolution sociale, tandis que l'étranglement de la démocratie du parti et des soviets par la bureaucratie étouffait l'activité politique de la classe ouvrière, la force la plus susceptible de s'opposer à une contre-révolution. La forte proportion de bureaucrates recrutés parmi les couches privilégiées d'avant la révolution et parmi ses adversaires politiques ne faisait que renforcer cette crainte d'un Thermidor soviétique, que Trotsky envisageait alors sous la forme d'une restauration capitaliste.

Trotsky a plus tard revu cette analogie avec Thermidor comme s'étant montrée fausse. Au lieu d'aller jusqu'à la restauration pure et simple du capitalisme, la bureaucratie soviétique fit un brusque virage à gauche en 1928, liquidant les nepmen et les koulaks et introduisant la collectivisation forcée à la campagne. Loin de reprendre les politiques de l'Opposition de gauche, comme certains l'ont soutenu, cela représentait une politique beaucoup plus extrême, qui entraînait des coûts élevés pour la société soviétique, en particulier dans l'agriculture. Mais la bureaucratie avait éliminé une force sociale potentiellement concurrente. Ses coups à droite n'étaient pas seulement le produit de la pression venant de la gauche ; ils répondaient aussi à son auto-défense face au danger venant de la droite. Comme l'écrivit Trotsky dans sa biographie de Staline : « La bureaucratie n'avait pas écrasé l'avant-garde prolétarienne, elle ne s'était pas dégagée des exigences de la révolution internationale et n'avait pas légitimé la philosophie de l'inégalité pour capituler devant la bourgeoisie, devenir son serviteur et éventuellement être écartée du râtelier de l'Etat (2).»

Et ailleurs : «L'immense supériorité historique de la révolution d'Octobre, en tant que révolution prolétarienne, est que l'épuisement et la déception ont bénéficié, non à l'ennemi de classe, la bourgeoisie et l'aristocratie, mais à la couche supérieure de la classe ouvrière elle-même et aux groupes intermédiaires liés à elle qui sont entrés dans la bureaucratie soviétique!.»

Trotsky en est venu à son analyse définitive de l'URSS en 1933, car la politique soviétique avait franchi à son avis un point de non retour. Selon lui, la victoire de la bureaucratie stalinienne constituait une véritable contre-révolution, de caractère politique cependant, plutôt que social. D'après lui, la bureaucratie avait réussi à soumettre la classe ouvrière et à écraser toute opposition au sein du Parti communiste et de la société, du moins pour le moment. Ceci l'amenait à conclure qu'il faudrait une nouvelle révolution pour restaurer la démocratie soviétique, car on pouvait difficilement s'attendre à ce que la bureaucratie renonce volontairement au pouvoir.

Les partisans de Staline ont accueilli cette prise de position avec une indignation plutôt hypocrite, prétendant que l'appel de Trotsky au renversement de la bureaucratie soviétique faisait le jeu de Hitler. Aux yeux de Trotsky, les méthodes de force employées par la bureaucratie stalinienne pour se maintenir au pouvoir rendaient irréaliste toute autre perspective. Cependant, comme dans toute révolution, le degré de violence serait fonction de la force du soulèvement de masse d'une part, et de l'isolement de la bureaucratie d'autre part. Comme l'écrivait Trotsky dans la Révolution trahie : « En présence d'une action énergique des masses, et étant donnée la différenciation sociale des fonctionnaires, la résistance des dirigeants peut être beaucoup plus faible qu'elle ne parait devoir l'être. (...) Quoi qu'il en soif, la bureaucratie ne pourra être écartée que révolutionnairement et ce sera, comme toujours, au prix de sacrifices d'autant moins nombreux qu 'on s y prendra plus énergiquement et plus hardiment (4). »

Cependant, cette nouvelle révolution n'aurait pas à modifier les rapports de propriété hérités d'Octobre. Il s'agirait donc d'une révolution politique plutôt que sociale, reprenant une distinction déjà utilisée par Marx pour différencier la révolution sociale bourgeoise en France en 1789 et les révolutions politiques de 1830 et 1848 dans ce pays. Ceci ne veut évidemment pas dire que la révolution politique n'aura pas d'impact social, ni qu'elle sera une simple révolution de palais sans participation des masses, comme certains critiques semblent parfois le suggérer. Cela veut dire que les principales revendications et les grands objectifs de la révolution seront de caractère politique et n'impliqueront aucun changement dans la propriété fondamentale des moyens de production.

Liberté d'association, liberté de presse, abolition du système de parti unique, élections libres, indépendance des syndicats et des organisations de masse, auto-détermination des républiques soviétiques allant jusqu'à l'indépendance, élimination des privilèges bureaucratiques, épuration de l'Armée, réhabilitation des victimes de Staline, inculpation des coupables d'actes criminels ou de corruption, telles étaient les revendications que Trotsky s'attendait à voir surgir dans le cours de la révolution politique, et qu'il a inscrites dans le Programme de Transition, adopté au congrès de fondation de la IV Internationale. Ces points figurent parmi les principales revendications soulevées aujourd'hui.

Trotsky maintenait que l'URSS n'était pas une société socialiste stabilisée dans aucun sens du terme, contrairement aux prétentions staliniennes, mais qu'elle n'était pas non plus devenue une société capitaliste sous une domination bourgeoise stabilisée. « L'URSS est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme. », écrivait-il dans la Révolution trahie. Un tel régime de transition hybride et contradictoire ne pouvait pas se stabiliser pour de bon ; soit il avancerait vers le socialisme à travers une régénération démocratique, soit il reculerait vers le capitalisme. Telle était l'alternative historique posée par Trotsky. A notre avis, telle est l'alternative posée aujourd'hui.

Le concept de société de transition utilisé par Trotsky a été faussement interprété dans le sens d'un mouvement graduel vers le socialisme, en dépit de ses propres mises en garde : « ...cette définition (...) risque de suggérer l'idée fausse que la seule transition possible pour le régime soviétique actuel mène au socialisme. Un recul vers le capitalisme reste en fait entièrement possible6. »

Selon lui, le résultat final serait décidé par le cours de la révolution mondiale et par les affrontements entre forces sociales en URSS même. Des victoires de la révolution mondiale favoriseraient évidemment l'issue socialiste, tandis que l'isolement prolongé de l'URSS conduirait ultimement à la restauration capitaliste. Mais le sort de l'URSS se déciderait finalement dans les luttes politiques en URSS même.

L'URSS dans la Seconde Guerre mondiale

Bien entendu, Trotsky savait pertinemment que les années trente étaient une période de réaction, illustrée par l'arrivée au pouvoir du parti nazi en 1933, mais il restait encore des possibilités révolutionnaires jusqu'à la fin des années trente, tel que démontré par la Révolution espagnole et par Juin 36 en France. C'est seulement quand les possibilités révolutionnaires ont été épuisées dans ces pays que Trotsky a conclu à l'inévitabilité de la Seconde Guerre mondiale, car seules des révolutions victorieuses auraient pu l'empêcher, disait-il. Là encore, Trotsky faisait porter une grande partie de la responsabilité de ces défaites aux politiques suivies par les partis communistes sous la direction de Moscou, avec la priorité donnée aux supposés intérêts diplomatiques de l'URSS au détriment des possibilités révolutionnaires à l'Ouest et à l'Est, même si des révolutions victorieuses auraient contribué bien davantage à renforcer la position internationale de l'URSS que des alliances précaires avec certaines puissances impérialistes contre d'autres. Mais la bureaucratie de Moscou était devenue méfiante face aux luttes de masses qui risquaient d'échapper à son contrôle, et préférait traiter avec les gouvernements établis des puissances impérialistes, utilisant son influence dans le mouvement ouvrier des pays étrangers comme monnaie d'échange (7).

La guerre était devenue imminente en 1938. Contrairement à tous les espoirs creux voulant que l'URSS puisse échapper à la guerre par de savantes manœuvres diplomatiques, Trotsky soulignait qu'une agression impérialiste était devenue inévitable, que ce soit avant ou après une première ronde entre puissances occidentales, et il accusait la direction stalinienne de mettre l'URSS en danger dans l'éventualité d'une guerre. On a bien établi l'impréparation complète de la guerre de la part des autorités staliniennes. Les purges massives dans l'armée soviétique et dans son haut commandement constituent en fait un cas flagrant de couche bureaucratique qui défend sa position au sein de la société soviétique au détriment des chances de l'URSS de survivre à la guerre, pour la seule raison que le Haut commandement pouvait être vu comme un concurrent potentiel pour le pouvoir en cas de guerre, dans un contexte de crise 8. La bureaucratie avait besoin de créatures soumises à la tête de l'Armée - même au prix d'affaiblir les défenses soviétiques et de mettre l'URSS en danger.

L'imminence de la guerre relançait le débat au sein et sur les franges du mouvement trotskyste de l'époque sur l'attitude à prendre : fallait-il ou non prendre le parti de l'URSS, comme Trotsky le soutenait. Une minorité importante du mouvement trotskyste combattait ouvertement cette position au sein de la IVe Internationale. Les adversaires de Trotsky soutenaient que l'URSS était devenue soit capitaliste, soit une nouvelle forme de société de classe et que, par conséquent, les marxistes révolutionnaires devaient rester neutres dans une guerre entre l'URSS et l'Allemagne nazie, par exemple. Les similarités frappantes entre les régimes politiques hitlérien et stalinien à l'époque ajoutaient à la crédibilité de cette position9.

Trotsky continuait à soutenir que ces similarités apparentes recouvraient des systèmes sociaux complètement opposés, l'un fondé sur le capital financier monopoliste et l'autre, sur la propriété étatique des moyens de production, hérités d'une révolution prolétarienne victorieuse. Il était clair à ses yeux qu'une victoire impérialiste sur l'URSS serait une énorme défaite pour la classe ouvrière internationale. Les réalisations de la première révolution prolétarienne victorieuses auraient été complètement anéanties, à grand coût pour les masses soviétiques.

« La chute de la dictature bureaucratique actuelle sans son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l'économie et de la culture (10). » Il est donc complètement erroné de prétendre que Trotsky souhaitait une défaite de l'URSS dans la Seconde Guerre mondiale, comme les auteurs officiels soviétiques l'ont longtemps soutenu. Au contraire, Trotsky insistait sur la nécessité de défendre l'URSS contre les puissances impérialistes, même au prix de rompre avec une proportion substantielle de ses partisans américains au sein du Socialist Workers Party, qui était devenu le principal pilier de la IVe Internationale nouvellement constituée, après l'occupation nazie de l'Europe continentale.

Cependant, Trotsky faisait une nette distinction entre la défense de l'Etat soviétique contre l'agression nazie et le soutien à la dictature bureaucratique stalinienne. Loin de s'identifier, ces deux positions se contredisaient en fait, puisque la bureaucratie stalinienne mettait la position de l'URSS en danger pour maintenir sa propre position dans l'URSS, comme l'avait montré sa destruction démentielle du haut commandement de l'Armée rouge et son sabotage délibéré des mouvements révolutionnaires dans le monde. En revanche, aussi bien les amis pro-staliniens de l'URSS que les ultra-gauches anti-soviétiques s'acharnaient à identifier le soutien à Staline et la défense de l'URSS, les premiers pour justifier leur soutien à Staline, les seconds pour couvrir leur désertion face à l'agression nazie imminente.

Trotsky savait bien que les perspectives révolutionnaires ne pourraient pas se matérialiser en période de défaite ouvrière, mais il s'attendait à ce que la guerre à venir provoque rapidement une gigantesque vague révolutionnaire, contrairement au désespoir très répandu dans les rangs de la gauche européenne, qui en était venue à écarter dans sa majorité tout espoir d'action révolutionnaire de la classe ouvrière pour des décennies. Trotsky écrivit que le Reich de mille ans promis par Hitler ne durerait pas dix ans. Cette prédiction assez remarquable, en 1939, ne s'est pas avérée si erronée.

A la différence de tous ceux qui pensaient que l'occupation nazie de leur pays signifierait la fin de tout mouvement ouvrier ou révolutionnaire pour des décennies ou même des siècles, Trotsky s'attendait aussi à ce que l'occupation nazie engendre une résistance populaire massive, conduisant à des soulèvements révolutionnaires ". Les trotskystes européens furent en effet parmi les tout premiers à se joindre à la Résistance en Europe occupée, tandis que les partis communistes attendaient l'invasion allemande de l'URSS pour jeter leur poids dans la Résistance. C'était l'époque où la propagande stalinienne qualifiait routiniérement les trotskystes d'« hitléro-trotskystes ».

Trotsky n'avait aucun doute sur la défaite finale de l'Allemagne nazie et la victoire des Etats-Unis, du moins en ce qui concernait les conflits inter-impérialistes. Mais il restait le danger que l'URSS ne subisse des coups mortels entre-temps et soit détruite par l'attaque allemande, avant que le régime nazi ne soit finalement défait. Ceci s'est presque réalisé. Personne ne peut dire ce qui serait arrivé si l'invasion allemande n'avait pas été retardée de six semaines à cause des mésaventures italiennes dans les Balkans ou si l'hiver 1942 n'avait pas été si précoce et si dur.

Trotsky appréciait hautement le potentiel militaire rendu possible par la planification centralisée et s'attendait à voir les masses soviétiques se lever en défense de l'URSS, et avec raison, à son avis. Mais il craignait que la bureaucratie stalinienne ne ruine la défense de l'URSS par son incompétence criminelle. Il s’en est fallu de peu. Bien entendu, la domination nazie n'aurait pas été éternelle, pas plus que dans d'autres pays occupés, mais la propriété privée aurait été restaurée entre-temps, comme ce fut le cas dans les territoires soviétiques occupes. La classe ouvrière soviétique aurait été rejetée encore plus loin en arrière et contrainte de tout recommencer.

La survie inattendue de la bureaucratie

Ceci nous amène à la véritable erreur de Trotsky: il s'attendait à ce que la bureaucratie stalinienne ne survive pas à la guerre. Selon les pronostics de Trotsky, répétés à plusieurs occasions, elle serait renversée soit par l'invasion nazie, soit par la réactivation révolutionnaire de la classe ouvrière soviétique, ce que Trotsky souhaitait évidemment. En fait, non seulement la bureaucratie soviétique a survécu à la guerre, mais elle en est sortie au sommet de son prestige et de son pouvoir grâce au mérite d'avoir finalement défait l'Allemagne nazie. La victoire de l’URSS dans la « Grande guerre patriotique » a de fait été l'une, sinon la principale source de légitimité du gouvernement soviétique pendant des décennies. Trotsky a aussi écrit que sans la révolution mondiale, l'URSS serait détruite par l'impérialisme ; une autre prédiction apparemment invalidée par l'histoire.

Cependant, avant d'examiner les implications théoriques ou politiques de ces pronostics erronés, il faut évaluer l'envergure réelle de l'erreur commise. Car il s'est effectivement produit une puissante vague révolutionnaire dans la période 1943-1949 suite aux destructions de la guerre, comme Trotsky l'avait prédit. Plusieurs révolutions victorieuses ont eu lieu dans ces années, les premières depuis 1917 en Chine, en Yougoslavie, au Viêt-nam... Cette vague s'est aussi faite sentir dans les pays du centre. Le point culminant de l'activité gréviste dans l'histoire des Etats-Unis a été atteint en 1946, et en 1948 au Canada anglais. En Grande- Bretagne, le Parti travailliste balayait les élections de 1945 pour former son premier gouvernement majoritaire. Les partis communistes se trouvaient au sommet de leur influence en Europe continentale, grâce au prestige conquis dans la Résistance.

Bref, il y avait un net virage à gauche dans l'ensemble du monde impérialiste. Les rébellions nationales éclataient aussi dans une série de pays coloniaux : Algérie, Madagascar, Malaisie, Birmanie, Indonésie... Trotsky s'attendait à ce que la guerre conduise finalement a une coalition de toutes les puissances capitalistes contre l'URSS, étant donné l'antagonisme de leurs systèmes sociaux. Cela s'est également vérifié avec la création de l'OTAN en 1949.

Comme le montrent les dossiers du Pentagone, le haut commandement américain avait préparé des plans de guerre nucléaire contre l'URSS dés 1945. Mais il ne disposait pas des conditions politiques nécessaires pour lancer une nouvelle guerre à ce moment-là, ni à l'échelle mondiale, ni aux Etats-Unis. Il y avait des manifestations de GI's américains en Europe demandant d'être ramenés chez eux, par exemple. Il fallait du temps pour ramener le pendule politique à droite, préparer l'opinion à une nouvelle guerre et compléter les préparatifs techniques d'une guerre nucléaire. Par exemple, il n'existait aucun bombardier capable d'atteindre l'URSS à partir du territoire américain avant 1950 12.

Le gouvernement américain croyait alors qu'il jouirait du monopole nucléaire pour dix à quinze ans ; il avait donc le temps. Mais la progression nucléaire soviétique s'est montrée beaucoup plus rapide qu'on s'y attendait aux USA, et quand les conditions nécessaires à une attaque nucléaire contre l'URSS furent finalement réunies, au milieu des années cinquante, le danger de représailles nucléaires soviétiques était devenu impossible à ignorer. Ceci débouchait sur la balance de la terreur qui a dominé la politique mondiale par la suite. Donc, l'affirmation de Trotsky à l'effet que seule la révolution mondiale pourrait sauver l'URSS de la destruction s'est avérée juste, d'une certaine façon, car la vague révolutionnaire d'après-guerre a joué un rôle-clé pour laisser un répit à l'URSS, lui permettant de survivre à la tempête de la guerre et de l'après-guerre.

Mais la bureaucratie soviétique aussi a réussi à survivre à la tempête et à continuer pendant des décennies, contrairement aux pronostics catégoriques de Trotsky. Ce qu'il faut expliquer, c'est la passivité relative de la classe ouvrière soviétique dans l'après-guerre, alors que la vague révolutionnaire balayait l'ensemble de la planète sous une forme ou sous une autre. Ironiquement, les écrits de Trotsky sur le fascisme fournissent les éléments-clé nécessaires pour expliquer sa propre erreur sur l'URSS. Car Trotsky connaissait fort bien ce fait historique bien établi : quand la classe ouvrière a subi une défaite historique dans un pays donné, cela peut lui prendre une longue période pour se relever. En fait, ceci requiert habituellement l'arrivée d'une nouvelle génération capable de recommencer à zéro avec des forces fraîches, qui ne ressentent plus le poids des défaites passées. Et le passage des générations prend des décennies. Plus le traumatisme est profond, plus cela prend du temps pour que la classe ouvrière reprenne confiance en elle-même. La répression continuelle, la censure et le contrôle gouvernemental sur toutes les sphères d'activité rendent évidemment ce processus encore plus difficile.

Puisque Trotsky a pu reconnaître tout cela dans le cas de l'Italie fasciste ou de l'Espagne de Franco, on peut s'étonner qu'il n'ait pas envisagé la même situation dans le cas soviétique ; sur ce point, certains seraient tentés de rechercher des explications psychologiques. Mais l'URSS avait été le premier cas de révolution prolétarienne victorieuse, et restait encore le seul en 1940. Il n'y avait pas de précèdent historique. Trotsky était convaincu que les traditions révolutionnaires restaient vivantes en URSS, quoique profondément enfouies dans la conscience ouvrière, et qu'elles surgiraient à nouveau à la première occasion. Il avait en fait sous-estime l'ampleur de la défaite historique subie par la classe ouvrière soviétique et la profondeur de la répression stalinienne. La glasnost a révélé une masse de faits jusque-là incon-nus, et bien pires que tout ce que Trotsky a jamais imaginé. C'est là la raison ultime pour laquelle la réactivation politique de la classe ouvrière soviétique a pris beaucoup plus de temps que Trotsky ne s'y attendait. Mais elle est maintenant bien engagée.

La « troisième hypothèse » de Trotsky

Certains critiques ont affirmé que la survie de la bureaucratie avait invalidé toute la théorie de Trotsky sur le caractère instable, hybride et transitoire du régime soviétique. Mais il faut placer cette question dans le cadre temporel approprié. Quarante ou cinquante années constituent une longue période à l'échelle d'une vie, mais une courte période à l'échelle de l'histoire de l'humanité ; et c'est bien de cela qu'il s'agit quand on traite de la transition d'un système social à un autre. La transition du féodalisme au capitalisme a duré environ quatre siècles, par exemple. Il serait aussi difficile de nier que la transition au socialisme a déjà duré beaucoup plus longtemps que Marx et Engels ne l'avaient envisagé.

En toute équité, il faut aussi noter que Trotsky avait en fait envisagé la possibilité que la bureaucratie survive pour quelque temps comme étant une troisième hypothèse, entre la révolution politique et la contre-révolution capitaliste, dans les termes suivants : «Admettons un instant que ni le parti révolutionnaire ni le parti contre-révolutionnaire ne s'emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l'Etat. L'évolution des rapports sociaux ne cesse pas. On ne peut certes penser que la bureaucratie abdiquera en faveur de l'égalité socialiste. (...) Il faudra inévitablement qu'elle cherche appui par la suite dans les rapports de propriété. (...) La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante. Au contraire, la victoire du prolétariat sur la bureaucratie marquerait la renaissance de la révolution socialiste. La troisième hypothèse nous ramène ainsi aux deux premières, par lesquelles nous avions commencé pour plus de clarté et de simplicité »

On peut dire que cette troisième hypothèse, mentionnée comme en passant dans la Révolution trahie, s'est finalement réalisée, tout comme la prédiction qu'elle nous ramènerait finalement aux deux premières variantes... mais après une période de temps. Et c'est ici que l'erreur de Trotsky a eu d'énormes conséquences pratiques. On ne peut pas retarder de quelques décennies la réactivation politique de la classe ouvrière soviétique sans de très sérieuses conséquences sur le cours des événements à l'échelle mondiale, étant donné le rôle-clé de l'URSS et des partis communistes dans la politique mondiale et la période de grâce que cela a apporté à la bureaucratie de Moscou.

Dynamique du développement de l'URSS

Ceci nous amène à traiter du développement à long terme de l'URSS, particulièrement sur la plan économique. Trotsky a produit relativement peu sur cette question, puisqu'il s'attendait à ce que le sort de la bureaucratie stalinienne soit tranché dans la guerre à venir, mais on n'en trouve pas moins des éléments d'analyse pertinents dans ses travaux les plus importants sur l'URSS, en particulier dans son principal ouvrage sur la question, la Révolution trahie.

Trotsky considérait la croissance industrielle rapide de l'URSS après 1928 comme une preuve du caractère progressiste de la propriété d'Etat et de la planification centralisée, en dépit de la mauvaise gestion bureaucratique, en vif contraste avec la dépression économique capitaliste des années trente. En même temps, il était très conscient de la contradiction entre le contrôle bureaucratique et les besoins du développement soviétique. Loin de considérer les traits bureaucratiques comme des maladies infantiles du développement soviétique, destinées à s'effacer graduellement à mesure que l'URSS progresserait, il pensait que la domination bureaucratique deviendrait un fardeau de plus en plus lourd qui finirait par arrêter le développement de l'URSS, si la révolution politique ne la renversait pas à temps.

« Le rôle progressiste de la bureaucratie soviétique coïncide avec la période d'assimilation. Le gros travail d'imitation, de greffe, de transfert, d'acclimatation s'est fait sur le terrain préparé par la révolution. (...) mais plus on ira, plus on se heurtera au problème de la qualité et celui-ci échappe à la bureaucratie comme une ombre. (...) Dans l'économie nationalisée, la qualité suppose la démocratie des producteurs et des consommateurs, la liberté de critique et d'initiative, toutes choses incompatibles avec le régime totalitaire de la peur, du mensonge et de la louange (14) »

La planification centralisée bureaucratique pouvait donc réaliser un rythme rapide d'industrialisation extensive, et elle pouvait aussi canaliser les ressources en cas de guerre beaucoup plus efficacement qu'une économie sous propriété privée, comme Trotsky l'a souligné. De fait, la croissance extensive avait encore un avenir devant elle après la guerre, même une fois la reconstruction du pays terminée. Mais l'URSS devrait finalement passer à une croissance intensive. Comme Trotsky s'y attendait, le pouvoir bureaucratique s'est alors avéré un fardeau de plus en plus coûteux pour l'économie soviétique, au point de l'amener dans une quasi stagnation. En fait, les années Brejnev sont maintenant couramment désignées en URSS comme les « années de stagnation ».

Les conflits sociaux en URSS

Contrairement à tous les théoriciens du « totalitarisme », qui pensaient que rien ne pourrait jamais changer en URSS, Trotsky comptait sur les lois de l'histoire pour se montrer plus fortes que le plus fort des appareils, de sorte qu'à la longue, la bureaucratie soviétique serait finalement confrontée à une crise ouverte qui rendrait impossible de préserver plus longtemps le statu quo. Certes, la bureaucratie soviétique s'est montrée capable de garder son contrôle beaucoup plus longtemps que Trotsky ne l'avait escompté, pour des raisons déjà mentionnées, mais l'heure de vérité approche.

Bien entendu, Trotsky s'attendait à ce que la bureaucratie défende le statu quo par tous les moyens possibles, y compris la répression la plus dure si nécessaire. Cependant, comment réagirait-elle en cas de crise ouverte menaçant son pouvoir ? Contrairement à certaines interprétations étroites de la pensée de Trotsky, aussi bien de la part de ses partisans que de ses adversaires, Trotsky n'a pas écarté la possibilité que la bureaucratie tente de se réformer elle-même dans le but de résorber la contestation, sous la pression d'en-bas. Mais ces tentatives ne stabiliseraient pas le pouvoir bureaucratique ; elles ne feraient que le déstabiliser davantage : « ... il est plus d'une fois arrivé que la dictature bureaucratique cherchant le salut dans des reformes à prétentions "libérales", n'ait réussi qu'à s'affaiblir15. »

Il y a eu bien des débats à l'ouest sur la nature sociale de la bureaucratie soviétique ; est-elle une classe ou non ? Ce débat peut facilement tomber dans des chausses-trappes terminologiques, le terme de « classe » ayant une signification très différente selon le cadre théorique employé. En vertu de sa formation marxiste classiste, Trotsky maintenait qu'une classe était un groupe stable caractérisé par une position commune dans le procès de production et par un rapport commun aux moyens de production, à savoir, dans le cas de la classe bourgeoise, la propriété privée des moyens de production, ce dont la bureaucratie soviétique est dépourvue. Elle n'était donc pas une classe, mais une « caste », terme emprunté par Trotsky aux analyses de la société traditionnelle en Inde.

Selon Trotsky, l'incapacité de la bureaucratie à forger sa propre idéologie distincte était une autre confirmation du fait qu'il ne s'agissait pas d'une classe au sens marxiste du terme. Alors que la bourgeoisie occidentale gouverne ouvertement au nom de la propriété privée et ne voit aucune nécessité de dissimuler sa richesse, la bureaucratie gouverne officiellement au nom de la classe ouvrière et doit cacher sa consommation de luxe, tout en prétendant appliquer des principes égalitaires. En d'autres termes, il existe une adéquation fondamentale entre l'idéologie dominante à l'Ouest et les intérêts de classe de la classe dirigeante, tandis que c'est le contraire à l'Est du point de vue de la position privilégiée de la bureaucratie. Selon Trotsky, cette contradiction monstrueuse entre l'idéologie officielle et la réalité était la source matérielle ultime de la censure et de la falsification stalinienne de l'histoire.

On pourrait discuter longuement de la différence entre le contrôle bureaucratique et la propriété privée, ou entre une classe et une caste. Cependant, nous nous intéressons davantage aux dynamiques sociales et politiques et en particulier au comportement des groupes sociaux dans un contexte de crise. Les classe dominantes et possédantes peuvent démontrer toutes sortes de divisions en temps normal, mais elles serrent habituellement les rangs face à toute menace réelle à leur pouvoir d'Etat et leur propriété, à part quelques individus qui trahissent effectivement leur classe pour se ranger avec l'ennemi, comme l'ont fait Marx et Engels. Mais il ne représentaient aucune fraction significative de leur classe. La solidarité fonda-mentale de la bourgeoisie face à de véritables enjeux historiques constitue la preuve de son caractère de classe.

De même, la bureaucratie soviétique a longtemps été considérée comme un monolithe totalitaire. Certes, les observateurs les plus astucieux ont depuis long-temps relevé l'existence de diverses fractions au sein de la bureaucratie, mais on peut tout aussi facilement identifier différentes fractions au sein de toute bourgeoisie occidentale, sans que cela ne remette en cause son unité de classe fonda-mentale. Ce que disait Trotsky, cependant, c'était que la bureaucratie soviétique allait se diviser face à un véritable mouvement de masse contre son pouvoir, différentes ailes se ralliant à des forces opposées, à savoir la petite bourgeoisie et les forces pro-capitalistes d'une part, la classe ouvrière et les forces socialistes de l'autre, pendant que le centre pourrait tenter de se maintenir en selle en oscillant entre les deux.

Le manque d'une idéologie « bureaucratique » crédible a d'importantes conséquences politiques dans cette situation. La contradiction flagrante entre la vérité officielle et la réalité ne peut manquer de conduire à des explosions de mécontentement populaire dans les pays de l'Est, aussitôt que le poids de la censure et de la répression s'allège. Mais ceci engendre immédiatement une crise idéologique aiguë dans la bureaucratie, qui ne peut plus se prétendre la représentante de la classe ouvrière avec la moindre crédibilité, y compris à ses propres yeux ; or, les idéologies doivent être crues par quelqu'un pour être efficaces. Les deux seules façons de sortir de cette impasse idéologique sont de reconnaître le caractère bureaucratique du régime et se ranger du côté de la classe ouvrière, ou abandonner toute prétention à représenter cette dernière pour passer directement à l'idéologie bourgeoise pro-capitaliste, comme tant d'anciens « communistes » le font mainte-nant à l'Est avec une rapidité et une aisance vraiment impressionnantes. Bien entendu, il est aussi possible de continuer pour un certain temps à se débattre dans une confusion idéologique et politique grandissante. Trotsky écrivit ce qui suit à propos des perspectives de la révolution politique.

« Pour le nouveau parti prolétarien, la question de la prise du pouvoir ne peut se poser pratiquement qu 'au moment où il rassemblera autour de lui la majorité de la classe ouvrière. Sur la voie d'un tel changement radical dans le rapport de forces, la bureaucratie apparaîtra toujours plus isolée et plus divisée. (...) Avec la venue du prolétariat à l'activité, l'appareil stalinien restera suspendu en l'air. (...) La véritable guerre civile pourrait éclater non entre la bureaucratie stalinienne et le prolétariat qui la soutient, mais entre le prolétariat et les forces actives de la contre-révolution. »

La preuve du pudding

Ces anticipations sont maintenant mises à l'épreuve par la politisation rapide des sociétés soviétique et est-européenne après des décennies de répression bureaucratique. Après avoir été unifiés dans la lutte commune autour de revendications démocratiques, divers courants politiques et sociaux se développent maintenant dans des directions de plus en plus divergentes. Il est encore trop tôt pour avancer une caractérisation définitive des divers courants politiques et sociaux en URSS et en Europe de l'Est ou pour déterminer les rapports de forces entre eux, qui peuvent varier grandement d'un pays à un autre. Mais on peut clairement discerner des courants pro-capitalistes, droitiers ou même néo-fascistes dans certains cas extrêmes d'une part, et d'autre part des courants socialistes démocratiques et autogestionnaires à l'autre extrémité du champ politique. Certains partis communistes se sont formellement dissous pour se constituer sur une plate-forme différente, ayant perdu une partie ou la totalité de leur aile réformiste ou conservatrice, etc. Les conflits en cours autour des réformes de marché en Pologne trouvent les différentes ailes du POUP des deux côtés de la barricade.

La constitution de gouvernements non communistes dans divers pays d'Europe de l'Est a aussi donné une nouvelle actualité à la distinction marxiste classique entre l'Etat et le gouvernement. La nomenklatura pourrait laisser aller le contrôle du gouvernement sous la pression des masses, pour s'accrocher d'autant plus fortement à son contrôle de l'appareil d'Etat. Ce n'est pas un hasard si le mouvement de démocratisation tourne maintenant son attention vers la « dépolitisation » de l'armée et de la police et l'épuration de l'administration, c'est-à-dire le contrôle de la nomenklatura sur l'appareil d'Etat et particulièrement ses branches répressives. Mais là aussi, le soulèvement des masses rencontre beaucoup de sympathie dans la troupe et trouve même quelques échos dans la hiérarchie. L'appareil militaire fait partie de la bureaucratie et est sujet à la même crise idéologique et politique.

Tout ceci m'amène à conclure que le cadre d'analyse de Trotsky sur l'URSS a effectivement trouvé plusieurs confirmations dans les événements et se montre maintenant très utile dans la compréhension et l'interprétation des développements actuels. Cela serait ma conclusion académique.

Quant à ma conclusion politique, il est maintenant de bon ton de considérer le socialisme comme une simple parenthèse dans la marche de l'humanité vers la démocratie libérale et le système du marché. A mon avis, la parenthèse qui se ferme aujourd'hui est celle du stalinisme, et non pas du socialisme.

Quatrième Internationale n°36, avril-juillet 1990

1.Léon Trotsky, la Révolution allemande, 1930, Comment vaincre le fascisme, Buchet-Chastel, Paris, 1972, p. 171. 2. Léon Trotsky, Staline, Editions 10-18, Paris, 1979, Vol. 2, p. 297. 3. Léon Trotsky, « Pourquoi Staline a vaincu l'opposition », 12 novembre 1935, Oeuvres, T. 7, Institut Léon Trotsky, Paris, 1980, p. 101. 4. Léon Trotsky, la Révolution trahie. Editions 10-18, Paris, 1963, p. 289. 5. Léon Trotsky, ibid, p. 256. 6. Ibid, p. 256. 7. Il existe une énorme littérature sur ces questions. En-dehors des écrits de Trotsky, on peut se référer par exemple à Fernande Claudin, la Crise du mouvement communiste, Maspero, Paris, 1976, en deux volumes. 8. Ceci est maintenant généralement reconnu par les experts militaires soviétiques. 9. Voir Léon Trotsky, Défense du marxisme, EDI, Paris, 1972. 10. Léon Trotsky, la Révolution trahie. Editions 10-18, Paris, 1963, p. 253. 1 l.Voir Léon Trotsky, Manifeste de la IVe Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne, 23 mai 1940, Œuvres, t. 24, Institut Léon Trotsky, Paris, 1987. 12. Voir Michio Kaku, Daniel Axelrod, To win a Nuclear War ; thé Pentagon's Secret War Plans, South End Press, Boston, 1987. 13. Léon Trotsky, la Révolution trahie, éditions 10/18, Paris, 1963, p. 256. 14. Ibid., p. 276-277. 15. Idem, p. 288. 16. Léon Trotsky, « la IVe Internationale et l'URSS. La nature de classe de l'Etat soviétique », 1er octobre 1933, Œuvres, t. 2, Institut Léon Trotsky, Paris, 1978, p. 263.

Voir ci-dessus