Daniel Bensaïd sur Mai 68 (3). Vidéo
Par Daniel Bensaïd le Vendredi, 02 Mai 2008

"Reconstruire un mouvement de résistance, transformer les révoltés et les rebelles d'aujourd'hui en révolutionnaires, ça c'est possible et on le fera ensemble."

"Moi je suis plutôt convaincu, vu le creux qu’on vient de passer, qu’il y a toute chance que, peut-être pas la révolution tout de suite, mais en tout cas reconstruire un mouvement de résistance, transformer les révoltés, les rebelles d’aujourd’hui en révolutionnaires, ça c’est possible et on le fera ensemble."
Et dans ce contexte-là, une des raisons pour lesquelles tout d’un coup on s’est réveillé sur 68 -moi le premier ça m’emmerdait beaucoup, 40 ans c’est pénible. D’abord ça vous rappelle votre âge, c’est assez désagréable, mais on a l’impression de radoter-. Puis Sarkozy nous a sortis de là avec son fameux discours de clôture de la campagne électorale appelant à liquider 68. Mais qu’est ce qui le prend à ce type, il est fou? Pourquoi tant d’acharnement 40 ans après ? La seule interprétation possible, à moins qu’il soit réellement fou (il l’est un peu) c’est qu’il s’agit d’un exercice d’exorcisme. Il faut trouver un bouc émissaire. Après la défaite de 1940, le pétainisme a fait du Front populaire le bouc émissaire de la défaite. C’est parce que la France s’était relâchée, les mœurs, la gauche n’avait pas préparé la guerre, etc. Et là on a typiquement dans le discours de Sarkozy un discours de type versaillais, de revanche et d’exorcisme qui en appelle à la peur. Pour Sarkozy c’était dire à son électorat, s’il y a des problèmes dans l’éducation, s’il y a du chômage, si on ne travaille pas assez et s’il faut travailler plus, le péché originel c’est 68, le relâchement des mœurs c’est 68. Heureusement pour nous tout de même c’est raté son coup.
Encore une fois, prenons les sondages avec des pincettes. Mais dans le sondage publié la semaine dernière dans le même numéro du Nouvel observateur fait par CSA, 75% des gens interrogés pensent que 68 c’est positif. Allez savoir pourquoi. Il y a sûrement un mélange de raisons à ça. Certains pensent que ça a apporté le droit à l’avortement. On aurait pu l’obtenir sans une grève générale. Ça c’est passé en Suède, aux Etats-Unis et dans bien des pays sans grèves générales. La libération sexuelle ? D’accord. Mais il y a aussi les travailleurs qui pensent qu’ils ont gagné à l’époque quelque chose qu’on essaie de leur reprendre ou qu’on leur a repris depuis. Mais tous ces mécontentements cousus ensemble, ça fait que trois quarts de la population ont une image positive de 68, de ce qui pour Sarkozy est le grand bordel qui a préparé la décadence et le déclin français. Et non seulement ça, la 2ème question posée dans le même sondage : "de quel côté auriez-vous été en 68 ?" 77% répondent : du côté des étudiants et des grévistes, y compris dans les milieux ruraux, dans le petit commerce, etc. je ne dis pas que ça prépare un nouveau 68, de toute façon, les choses ne se passent jamais comme on l’a imaginé, puis l’histoire ne se répète pas tout à fait ou alors elle se répète en farce. Nous on veut inventer une histoire nouvelle. Alors 40 ans, pour terminer, c’est loin. Le dernier poilu vient de mourir, alors maintenant, on va faire le compte à rebours des soixante-huitards. Alors qu’est-ce qui a changé depuis, en revanche, de positif pour ce que vous commencez à faire et que vous allez continuer à faire et ce qu’on continuera à le faire ensemble aussi longtemps que possible. Quand même, il faut imaginer le bouleversement que signifie dans le monde la disparition en 15 ans de ce qu’on appelait à l’époque le camp socialiste. On pouvait critiquer l’Union soviétique, être en désaccord, soutenir Cuba, etc. mais on pouvait avoir le sentiment qu’il y avait un camp socialiste et que finalement avec ses défauts, ça permettait des alliances que des pays en Afrique et dans le monde arabe issus de la décolonisation pouvaient, en s’appuyant sur la concurrence entre l’Union soviétique et les Etats-Unis, trouver leurs espaces. C’était l’histoire des pays non-alignés. Tout ça a disparu et ça ne veut pas dire que c’était mieux, mais en revanche la conséquence effectivement des rapports de force sociaux dégradés.
Il faut quand même imaginer la CGT qui a aujourd’hui et avec les retraités peut-être 700 000, 800 000 adhérents, à l’époque elle avait construit son locale à Montreuil pour une CGT de trois millions d’adhérents. C’était l’objectif. Le Parti communiste était à 20-25% dans les élections. Pour aller distribuer un tract à la porte des usines Renault ou dans une manifestation du premier mai, il fallait se battre physiquement, ne serait-ce que pour avoir le droit à distribuer un tract. Aujourd’hui, ça n’existe plus et ça n’a pas été remplacé. Donc, il y a un côté positif. On n’a pas à affronter cette muraille, que vous verrez aussi dans les films de 68. Quand on a débarqué de la manifestation du 17 mai, de la Sorbonne à pied, devant Renault Billancourt, on croyait fraterniser et tomber dans les bras des ouvriers : la grande fraternisation. Regardez les regards sur les murs, la méfiance à laquelle pouvaient se heurter à l’époque des étudiants qui allaient en solidarité naïvement saluer le début de la grève. Cette barrière là, elle n’existe plus. Mais en revanche, il existe beaucoup de ruines, à partir desquelles il faut reconstruire. Alors par rapport à ça, à l’époque on a osé. Je crois que c’était un pari improbable. La majorité des camarades qui ont créé la Ligue ont été exclus des étudiants communistes en 65-66. Pour que les chiffres soient sur la table, on était je crois aux début des événements, pas plus de 300. On a joué un rôle petit mais disproportionné par rapport justement à notre nombre et à notre réalité, mais disons qu’on a osé le faire. On nous disait : "Enfin, en dehors du Parti communiste, il y a pas de salut". Finalement, on a traversé ces années. On ne pensait pas que ce serait aussi long. Ça a été beaucoup plus long que prévu et les vraies années difficiles, en tout cas telles que moi je les ai ressenties, ce sont les années 80. Depuis 95, depuis l’apparition du mouvement zapatiste eu Mexique, depuis les forums sociaux, depuis les grèves de 95, depuis le CPE, depuis les grèves de 2003, il y a quelque chose qui s’est remis en marche. Et maintenant, il faut oser, et c’est pas un pari fou de dire il faut un nouveau parti et c’est quelque chose d’urgent. Ce que signifie Sarkozy, ce qu’il essaie de faire, c’est mettre la France aux normes du libéralisme européen et mondial. Parce que malgré toute la description que j’ai faite, ce pays a encore résisté plus que d’autres finalement aux réformes libérales, pas parce que les français sont les meilleurs, mais parce qu’il y a eu les luttes de 95, parce qu’il y a eu les luttes de 2003, parce qu’il y a eu le non au référendum, parce qu’il y eu le CPE. Mais aujourd’hui, il faut s’aligner. Et à gauche on nous propose la même chose. Que ce soit Ségolène Royal, Strauss-Kahn, Moscovici ou un autre, ce sera pareil. C’est aligner la gauche française, en tout cas son parti majoritaire, le Parti socialiste, sur le nouveau Labour de Tony Blair en Angleterre, sur le nouveau centre en Allemagne, ou sur le nouveau parti démocrate italien. Et ça c’est un défi pour nous et pour vous parce que c’est l’avenir qui se joue là. Quand je dis : maintenant il faut oser, c’est qu’une organisation minoritaire que nous sommes encore, même si nous avons commencé à reprendre le poil de la bête, une organisation minoritaire pendant 40 ans, aussi minoritaire, aussi petite et qui dure aussi longtemps, ça n’a jamais existé, pratiquement. Ça bouge, ça se recasse tous les dix ans, cette continuité là ça a été rare. Du coup, il faut franchir maintenant un pallier, parce que c’est bien d’avoir résisté mais ça rend fou aussi des fois. Toutes les minorités produisent aussi leur pathologie. Il faut en être absolument conscient. Là on a la possibilité et le devoir de franchir ce pas là.
On a gagné le droit de recommencer. Le petit article qui est apparu cette semaine dans le Nouvel Observateur sur la campagne municipale de la LCR à Quimperlé. L’auteur de l’article Claude Askolovitch, le moins qu’on puisse dire, quand il parle d’Olivier, c’est qu’il ne nous aime pas, mais il y a quelque chose de très émouvant dans cet article, parce qu’il est exactement à l’image de ce qu’on veut faire. Un militant, un seul en 2006 à la Ligue, victime de licenciement de Nestlé qui s’est reconnu en ce que nous faisons, qui a monté une liste aux municipales à Quimperlé, et on est pas électoraliste mais en deux ans, ont fait une liste de 15% qui exprime une révolte, une vraie. Au deuxième tour, ils ont maintenu la liste avec 14%. Le PS a perdu la municipalité. Mais, assumez ce défi: "Vous nous avez méprisés, vous méprisez les gens qui se révoltent aujourd’hui et bien dans ce cas-là, il n’y aura pas de tractations." On va tracer un chemin avec la patience qu’il faut. La patience, pas la routine. C’est pour ça qu’il faut franchir un pas. On a appris la patience, en 40 ans on a eu le temps de l’apprendre. Mais la patience ce n’est pas la routine. Là encore, il y a un moment à saisir par les cheveux dans lequel on doit ouvrir un espace politique, pluraliste. Discutez, sans perdre le fil. On ne recommence jamais à zéro. L’histoire que nous avons portée, que nous pouvons transmettre, sûrement le mérite qu’on aura eu, ça permet justement de s’orienter dans cette histoire qui est souvent obscure et incompréhensible. Mais, à partir de cet acquis-là, il faut effectivement sauter le pas, s’engager, relever le défi et le faire. En tout cas, si jamais vous n’y arrivez pas ou que partiellement, au moins vous vous serez épargnés la honte de ne même pas avoir essayé. Vous aurez toujours là-dessus au moins la fierté de votre côté. Nous on a essayé, on a fait quand il était temps et on a rien à se reprocher. Mais par ailleurs, moi je suis plutôt convaincu, vu le creux qu’on vient de passer, et vu ce qui se prépare et vu la génération qui vient, qu’aujourd’hui la transition se fait et qu’il y a toute chance que, peut-être pas la révolution tout de suite, mais en tout cas reconstruire un mouvement de résistance, transformer les révoltés, les rebelles d’aujourd’hui en révolutionnaires, ça c’est possible et on le fera ensemble.
Transcription: Thouraya Ben Youssef

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