Mai 68 : Première phase de la Révolution Socialiste Française
Par Pierre Frank le Jeudi, 01 Mai 2008

 

I. Mai 1968 entre dans l'histoire comme le mois où la révolution socialiste fran­çaise a commencé. Débutant par la lutte des étudiants contre les intrusions du pouvoir policier au Quartier latin et dans l'Université, ce mois a vu la participation à la lutte de toute la classe ouvrière et, avec elle, de toutes les couches de la population laborieuse (nouvelles classes moyennes, intellectuels, pay­sans, etc.). Cela s'est produit avec une unanimité jamais connue dans le passé. On y vit toutes les forces jeunes du pays: les lycéens, les étudiants, les jeunes travail­leurs, employés ou au chômage, y com­pris ces «blousons noirs» que la presse bour­­geoise, les ministres et tant d'autres avaient calomniés alors qu'ils n'étaient que des victimes de la «société de consommation».

La jeunesse s'est placée à l'avant-garde d'une lutte qui s'est dé­­roulée dans les rues, avec des affronte­ments extrêmement durs contre les for­ces de répres­sion de l'Etat bourgeois. Les grèves, les occupa­tions d'usines, les occupation de locaux de toutes sortes, les manifestations de rue, ont eu lieu non seulement à Paris, mais dans tout le pays. Aucu­ne région ne s'est trouvée hors d'atteinte du gi­gan­tesque cyclone qui a déferlé. L'Etat capi­taliste a été désem­paré pendant plusieurs semai­nes, retrou­vant une direction in extremis, bien moins grâce à ses propres forces qu'à la caren­ce, pis en­core à la trahison des directions qui con­trô­lai­ent la grande majorité des forces vives du pays.

L'économie française, qui avait déjà connu de grandes luttes comme celle de juin 1936, n'avait jamais été paraly­sée comme elle l'a été en Mai 1968. Une dizaine de millions de grévistes était enregistrée par les statistiques qui ne peuvent pour­tant rendre un tableau com­plet d'une telle si­tua­tion. En outre, des dizaines de milliers de tra­vailleurs (ceux du gaz, de l'électricité, des eaux, les im­primeurs des quotidiens, etc.) ne pour­­sui­vaient le travail que pour assurer les besoins les plus élémentaires de la popu­lation civile, le fai­sant par décision syn­dicale.
Le patro­nat, le gou­ver­­­nement, se voyaient privés de toute autorité sur les entreprises industrielles, commer­ciales et bancaires, les moyens de com­mu­ni­cation, les grands moyens modernes d'informa­tion. Les for­ces armées étaient visible­ment insuf­fisantes pour répri­mer le mou­vement. Le person­nel des pré­fec­tures était en grève. La police me­na­çait, elle aus­si, de faire grève. L'emploi du con­tin­­gent était diffi­cilement imaginable, étant donné les consé­quen­ces qu'il aurait pro­voquées. Les trou­pes de répression (C.R.S., gardes mobi­les, etc.) étaient fa­tiguées à la suite de plusieurs nuits de combat dans les rues de Paris et des mobili­sations inces­santes à travers la France.
En face d'une pouvoir désemparé, pendant plu­sieurs semaines, et de directions ouvrières, politi­ques et syndicales tradi­tionnelles, débor­dées par les événements, se dressait, dans une improvi­sa­tion. extra­ordinaire, le foyer révolution­naire de la Sor­bonne où voisinaient; dans la démo­cratie ou­vrière la plus large, les courants révolution­­nai­res les plus divers qui, jus­qu'alors, avaient subi une répression im­placable des appa­reils bureau­crati­ques. De là s'est dégagée de jour en jour pen­dant plusieurs semaines, dans le jeu de cette démo­cratie socialiste, une orienta­tion du mouve­ment qui a permis de le porter au-delà de toute prévision passible.De l'opinion de tous les témoins, ce mou­ve­ment a dépassé de beaucoup juin 1936. Les sou­venirs historiques se repor­taient vers Pe­tro­grad 1917, les mouve­ments révolutionnaires de 1918 et 1919, les premières semaines de la révolution espa­gnole de juillet-août 1936.
Le doute n'était pas possible: nous vivions la pre­mière grande poussée révolutionnaire qui allait culminer pen­dant quelques jour­nées où la question du pouvoir était mise objectivement à l'ordre du jour. Cela avait lieu dans un pays capitaliste écono­mi­que­ment développé (le cinquième dans le mon­de). Tous les problèmes de la société (éco­no­­mi­ques, politiques, sociaux, culturels, etc.) étai­ent posés sur le tran­chant du couteau. Ces problèmes étai­ent ceux de tous les pays capi­talistes haute­ment industrialisés; mais ils étaient aussi pour une partie, ceux des pays à structure coloniale (rap­ports du prolétariat avec d'autres classes so­ciales) et même des pays où le capitalisme a été aboli (rap­ports du prolétariat et de la bureau­­cra­tie). C'est avec raison que le monde en­tier diri­­gea son regard vers la France de Mai 1968.
La bataille n'était pas encore terminée dans les premiers jours de juin. La grève se pour­sui­vait encore avec beaucoup de vigueur dans les plus grandes entreprises, dans des sec­teurs essen­­tiels de l'écono­mie, dans l'enseignement, etc., mais le point culminant a été dépassé. La con­quête du pouvoir n'est plus à l'ordre du jour. Dans le sillage de cette première phase de la révolution socialiste se pour suivaient une série de grandes luttes économiques dont les résultats auront beau­coup d'importance pour les futures va­gues révolutionnaires, quant à leurs mots d'ordre de départ et leurs objectifs. II subsistait également dans le sillage de cette première phase toute une série de points d'ap­pui, de bastions grands ou petits, où l'État, la propriété capitaliste ainsi que de nombreu­ses institutions de la société capitaliste ont été plus ou moins entièrement mis en cause.
Il est essentiel de dresser le plus rapi­dement possible un bilan de ce mois de mai 1968, de faire le point de ce qui a été atteint, de définir les perspectives qui s'ouvrent, de fixer les gran­des lignes des tâches à venir. Tel est l'ob­jet de la présente brochure. Dans les condi­tions où nous l'écrivons nous n'avons pas la pré­tention qu'elle sera complète, ni qu'elle ne con­tiendra pas certaines insuf­fisances, peut-être même certaines er­reurs de détail. Néan­moins, nous som­mes convaincus qu'elle répon­dra aux principales questions soulevées au cours des événements et qu'elle fournira une ba­se suffisamment claire pour la discus­sion qui, inévitablement, s'engagera dans le mouve­ment ouvrier et plus particuliè­rement dans son avant-garde, sur les pro­blèmes posés en Mai 1968 par la révo­lution socialiste qui a com­men­cé.
II.LA CRISE FONDAMENTALE DU CAPITALISME FRANÇAIS
Pour comprendre la signification histo­rique de Mai 1968, il faut exposer à grands traits la crise du capitalisme fran­çais. La crise majeure du ca­­pi­talisme français a commencé après la pre­­mière guerre mondiale. Au cours d'une par­tie du XIXe siècle, la France était encore la deuxiè­­me puissance économique du monde. Après 1918, en dépit des avan­tages qu'elle avait retirés du traité de Versailles, elle n'était plus qu'une nation de second ordre, qui avait en outre subi une saignée abondante. Le capi­talisme français devait se reclasser aux dépens des travailleurs ou bien ceux-ci devaient l'éli­miner.La crise ainsi engendrée a pris des formes spectaculaires à partir des années1930. On a assisté à une succession de grandes convul­sions dans lesquelles le régime politique a plu­sieurs fois changé. Citons-les: le 6 février 1934, coup de force de la droite qui porte attein­­­te pour la première fois au régime parle­mentaire et à la Ille République; juin 1936, poussée à gauche, première occupation des usi­nes; 1939-40 coup de barre à droite, ren­ver­sement de la Ille République et établis­se­ment du régime de Vichy; 1945­47, nouvelle pous­­sée à gauche au lende­main de la guerre et établis­sement de la IVe République; 1958, coup de for­ce à Alger, arrivée au pouvoir de de Gaulle et instauration de la Ve République.
Dans cette succession, Mai 1968 se situe com­me le début d'une nouvelle poussée à gauche qui vise au renversement du ré­gime gaulliste et ouvre la perspective d'une République socia­liste.Chacune de ces convulsions a eu ses causes immédiates dans des phénomènes conjonc­tu­rels de plus ou moins grande importance politique; chacune de ces conclusions a eu un développement dans lequel se sont trouvés posés tous les problèmes sociaux. Nous n'en­tre­rons pas dans des détails qui relèveraient d'une étude approfondie de l'histoire de la Fran­ce depuis 1918. Mais une constata­tion fon­­­­da­mentale s'impose. Dans cha­cune des pous­­­sées à droite, le capita­lisme français n'a pas été capable, par manque de forces in­trin­sèques suffisan­tes, de conduire son offen­si­ve jusqu'à im­poser une solution fasciste, com­por­tant un écrasement de la clas­se ouvrière, l'éli­mi­nation complète de ses organi­sa­tions, une décimation impitoyable de ses cadres. II a été incapable de le faire, mê­me au moment le plus favorable pour lui, celui de l'occupation de la France par les trou­pes de l'Allemagne hitlé­rienne. II n'a pu établir que des solutions de ty­pe bonapartiste.
La plus stable d'entre elles a été le régime gaulliste qui a réussi à tromper pendant un temps une par­tie des masses sur sa véritable nature du fait qu'il a mis un terme à la guerre d'Algérie, qu'il a eu une politique in­ter­­nationale déma­go­gique, qu'il était soutenu par les gouverne­ments de nom­breux pays ré­cem­­­ment décolonisés et, aussi, par ceux des États ouvriers, notamment par celui de l'Union soviétique qui voyait en lui un élément de dislo­cation de l'alliance atlanti­que et un allié pos­si­ble pour la «coexistence pacifi­que».Par contre, dans chacune des poussées à gauche, les ouvriers en premier lieu et les mas­ses laborieuses en général n'ont jamais man­qué de militantisme, de combativité. A chaque fois, ils n'ont pas été jusqu'à renverser le capi­talisme, uni­quement parce que les directions des organisations de masse ne leur ont pas de­­mandé de le faire. «II faut savoir terminer une grève», déclarait Thorez en 1936. Le mê­me Thorez en 1946 obtint le désarme­ment volontaire des F.T.P. (Francs-­Tireurs et Parti­sans) en invoquant la né­cessité d'«un seul État, une seule armée, une seule police», qui se trouvaient alors sous la direc­tion de de Gaulle.
Cette fois-ci, en Mai 1968, Séguy n'a pas eu la possibilité chez Renault de poursui­vre son discours jusqu'à dire «il faut savoir ter­mi­­ner une grève»; il a été obligé de changer d'orientation au cours même de son discours. Mais cette fois-ci aussi - comme nous le ver­rons en détail dans un autre chapitre - le mou­vement qui est allé plus loin que jamais, qui fut sur le point de provoquer presque par lui-mê­me le renversement du régime gaulliste, n'a pas été conduit jusqu'à cette issue et à une is­sue anti­capitaliste en raison de la politique sui­vie par les directions ouvrières, en l'occur­rence essentiellement par celle de la C.G.T. et du P.C.F., car les autres direc­tions (F.G.D.S., C.F.D.T., P.S.U., etc.) ne dispo­saient pas d'un poids décisif sur la classe ou­vrière.Si l'on peut discuter rétrospectivement jus­qu'où pouvait aller le mouvement en 1936, si une minorité seulement a pensé qu'on avait «lou­pé le coche» en 1945-47, d'ores et déjà extrê­mement nombreux sont ceux qui ont com­pris la trahison de Mai 1968.
Ces diverses poussées des masses ont ce sim­ple dénominateur commun, la trahison ré­pé­­tée des directions au mo­ment où il suffirait que celles-ci veuillent renverser le capitalisme pour que cela soit fait. Ces direc­tions ne chan­ge­ront certainement jamais. Mais il y a eu entre tous ces grands mouvements des travail­leurs de France des différences concer­nant les con­di­tions objectives et subjec­tives qui présen­tent le plus grand in­té­rêt à être mises en lumière.En 1936 et en 1945-47, les directions jouis­sai­ent auprès des masses d'une au­torité et d'un prestige extrêmement éle­vés (qu'il s'agis­se du P.S. et du P.C.F. en 1936, du P.C.F. prin­­ci­palement en 1945­-47). En Mai 1968, avant même que le mouvement ne se déclen­che, les direc­tions de Mollet ou de Mitterrand pour la F.G.D.S., de Waldeck-Rochet pour le P.C.F., tout en disposant en­co­re d'un con­trôle éten­du sur leurs mili­tants et leurs clientèles électorales, com­mençaient à se heurter à des sentiments critiques, à des dou­tes, à un malai­se même. Avant que le mou­vement ne se dé­clen­che, il était déjà diffi­cile de soupçonner qu'il y avait beaucoup plus que cela, il était im­possi­ble de connaître la situation réelle, telle qu'elle s'est manifestée au cours du mouve­ment et grâce à lui.
En 1936, le mouvement en France avait cer­tes un prolongement dans plusieurs pays. En Es­pagne même, le mouvement des masses attei­­gnit une ampleur révolu­tionnaire face au coup de force de Franco. Mais le contexte in­ter­­national était alors dominé d'une part par la montée du na­zisme sur l'Europe et d'autre part par la montée du stalinisme en U.R.S.S. (pro­cès de Moscou, etc.). En 1945-47, l'hitlé­risme avait été vaincu par l'alliance des démo­craties im­périalistes et de l'Union soviétique, mais l'Union soviétique diri­gée par Staline s'en­ga­­gea à ne pas mettre en cause l'ordre capita­liste et en Union soviétique le pouvoir s'apprê­tait à re­com­­mencer une fois de plus ses épura­tions san­glantes (complot des «blouses blan­ches», jda­novisme, etc.). En 1968, la situation inter­nationale a été marquée d'abord par l'of­fen­­sive victorieuse du Têt, ainsi que par des sou­lève­ments nom­breux dans les pays colo­niaux, par la résistance des Afro-Améri­cains aux États-Unis, par une «déstali­nisation» qui, si médiocre fut-elle, a éliminé les aspects les plus oppres­sifs du stalinisme, par un mou­ve­ment qui ba­laya Novotny en Tché­co­slova­quie, enfin par les mou­vements par­tout gran­dis­sants des étu­diants dans les pays impéria­listes.Dans chacun des grands mouvements du pro­­­lé­tariat français, un élément a joué le rôle de détonateur pour le déclencher.
En 1936, ce fut la victoire électorale du Front populaire, c'est-à-dire un événement de caractère essen­tiel­lement parlemen­taire. En 1945-47, ce fut la libération assurée par la victoire militaire con­jointe déjà mentionnée des démocraties impé­­rialistes et de l'Union soviétique sur le nazis­me; cette victoire était ainsi mar­quée par une équivoque, une ambiguïté sur le plan de classe - équivoque, ambi­guïté qui avait été un des traits caracté­ristiques de la Résistance. II en résulta pour le mouvement de l'époque une fai­blesse interne qui permit de le liquider rela­ti­ve­ment vite. En Mai 1968, le détona­teur a été cons­titué par la lutte des étu­diants. Rien ne serait plus trompeur que de donner à cette lutte la caractéristique de classe «petite bour­geoi­se» sous prétexte que les étudiants se­raient en grande majorité des fils de bour­geois ou de petits-bourgeois. Par l'idéologie qui ani­mait les étudiants contre la socié­té de con­som­ma­tion néocapitaliste, par les méthodes qu'ils ont employées dans leur lutte, par la pla­ce qu'ils occupent et occuperont dans la so­ciété qui fera de la majorité d'entre eux des salariés de l'État ou du capital, celle-ci avait un carac­tère éminemment socialiste, révo­lu­tion­­naire et in­­ter­nationaliste.
Ainsi, tan­dis que dans les mou­­vements de masse précédents le déto­na­teur était soit «à droite» du mouvement, soit éclectique du point de vue de classe, cette fois-ci il se situait sur la gauche du mouvement à un niveau politique très élevé d'un point de vue marxiste révolutionnaire. Dans les mouve­ments de 1936 et de 1945-47, il avait exis­té des minorités révolutionnaires d'avant-garde par rapport à l'ensemble du mouve­ment, opposées aux directions réformistes de mas­se. Mais ces minorités étaient, tout comp­te fait, d'une faiblesse numérique extrê­me. Elles étaient vraiment des «groupuscu­les». Par exemple, dans le grand défilé qui eut lieu à la fin de mai 1936 au Mur des Fédérés, à la veille des occu­pations d'usines, le groupe rassemblé au­tour des trotskystes - la seule minorité effective de l'époque - était de l'ordre d'un millier de personnes qui furent éjec­tées après quelques bagarres. En 1945-47, les minorités révolutionnaires étaient plus fortes mais, dans le climat créé par la victoire mili­taire, il ne faisait pas bon être un opposant de gauche.
Quelques calom­nies suffirent à em­pê­cher les ré­volutionnaires d'avoir une au­dien­­ce auprès des masses. Par contre, en mai 1968, l'expérience a montré - au Champ de Mars, à la gare de Lyon, à la manifes­ta­tion du stade Charléty, à la manifes­tation du Mont­par­nasse à Austerlitz - que les fameux «enra­­gés», «groupuscules», «provo­ca­­teurs», etc., se­lon qu'on se réfère au voca­bu­laire du gou­vernement, de L'Humanité ou d'autres, étaient certes encore une mino­rité, mais pas du tout une minorité insigni­fiante. Cette mino­rité était capable de re­grou­per dans des mani­festations des dizai­nes de milliers de person­nes, tenant tê­te de façon effi­cace aux forces de répres­sion de l'ordre bourgeois.En résumé, Mai 1968 se situe dans des con­­­di­­tions politiques bien supérieures aux con­ditions qui ont présidé aux mou­vements antérieurs du prolétariat fran­çais. La nouvelle mon­tée des masses commence donc à un niveau bien supé­rieur et avec des données de départ beaucoup plus favorables que par le passé pour lui donner une issue socia­liste. II serait certainement erroné de n'en tirer que des conclusions optimis­tes. Le combat ne se­ra ni simple ni aisé, mais il se présente, pour fa pre­mière fois, tant objectivement que sub­jectivement, avec des perspectives bien meil­leures que par le passé.
III.LA DIRECTION BOURGEOISE
Une situation révolutionnaire est éga­lement marquée, selon Lénine, par une incapacité de la bourgeoisie à diriger le pays. Qu'en a-t-il été au cours du mois de Mai 1968 en Fran­ce?II est de notoriété publique que la direction bourgeoise, elle aussi, a été défaillante. Lais­sons de côté les voya­ges à l'étranger de Pom­pi­dou et de de Gaulle, qui témoignaient de leur fuite devant la situation. Le mutisme qua­si total de ces deux hommes n'a pas été le pro­duit d'un calcul. Le mouvement étudiant, puis celui des ouvriers ont dépassé tout ce que la bourgeoisie avait connu dans son his­toi­re. On a parlé de divers côtés, notamment dans un journal comme Le Monde, réputé pour le sé­rieux de ses analyses, des «er­reurs» du pouvoir. C'était oublier les le­çons de l'histoire qui montre qu'un régime à bout de souffle commet de telles «erreurs» du simple fait que chacun de ses actes se retour­ne con­tre lui. On ne peut pas dire que de Gaulle avait décidé de lan­cer un référendum avec l'idée d'y renon­cer quelques jours après.
Tout comme les directions ouvrières, la direc­tion du capitalisme français se trouvait dépas­sée, débordée. De Gaulle a réellement eu la pen­sée de se retirer. On peut croire son inter­view à la radio sur ce point. Les déclarations de Mit­terrand, de Mendès-­France, de Giscard d'Es­­taing et de plu­sieurs autres, (le 28 mai, correspondaient également à une telle in­ten­tion. Le mon­de politique bourgeois était ces jours-là à la recherche d'une solution de re­change.C'est seulement lorsqu'il se trouva dans une situation extrêmement difficile, presque dé­ses­­pérée, que de Gaulle qui est un tacticien politique d'envergure, décida de procéder avec la plus grande hardiesse. Le mouvement était près de briser la digue. De Gaulle com­prit que, dans ces circonstances, le coup de pouce final ne viendrait que si la direction oppo­sée le donnait. Sur sa seule spon­tanéité, sur ses forces privées de direc­tion, le mou­ve­ment avait avancé beaucoup plus loin que per­sonne ne pouvait l'ima­giner. Pour conti­nuer à avancer, il fallait désormais une direc­tion qui ose donner le signal.
De Gaulle con­nais­sait bien !es hommes du parti commu­niste qu'il a su employer dans son gouvernement de 1946[1]. II les savait incapables d'une telle audace. N'ayant d'autre part que mépris pour les «politiciens au rancart», du type Mollet ou Mitterrand, il décida de les effrayer tous. II accu­sa le P.C.F. d'une politique qu'il n'avait pas la moin­dre intention de suivre, menaça d'une répression qui fit trembler les échines de ces leaders, et leur offrit des élec­tions en échan­­­ge du torpillage du mou­vement. Des élec­­­­tions, ces hommes se retrouvaient sur leur terrain de prédilec­tion! C'est ainsi que de Gaul­le sauva in extremis son régime.II n'y a pas eu de sa part une opéra­tion pré­méditée de longue date. II a pro­cédé à une im­pro­visation de dernière heure, une improvi­sation très habile qui a produit un effet certain.
Cependant, il serait erroné d'y voir une solution effec­tive à la situation. Les grèves se pour­sui­vent avec beaucoup de dureté. Les élec­tions ne sont pas d'un résultat très certain pour de Gaul­le. Mais s'il parvient à franchir ce cap, des difficultés repa­raîtront très bientôt. Si, pour une période, une certaine répression peut éventuel­le­­ment donner quelques résultats, d'autres pous­­­sées de masse se manifesteront dans les­quelles l'expérience de Mai 1968 aura laissé des traces parfois profondes.En conclusion, la bourgeoisie française, qui est probablement la bourgeoisie la plus expé­rimentée dans le monde en face des mouve­ments de masse, a montré, au cours du mou­vement de Mai 1968, que ce n'est pas son intel­ligence et sa roue­rie qui cette fois-ci l'ont sauvée.
C'est la politique réformiste de la di­rec­tion du P.C.F. et sa capacité encore très for­te de contrôler les grandes masses déci­si­ves de la classe ouvrière qui ont sauvé le régi­me de de Gaulle et le système capitaliste. L'éco­­no­miste bourgeois, P. Uri, membre du «contre-gouvernement» de Mitterrand a parlé dans The Times (5 juin) d'une «conspiration objec­­tive» entre le pouvoir gaulliste et la direction du P.C.F. Comme l'ont écrit deux journalistes bour­geois britanniques:«Mais le paradoxe qui se trouve sous ce chaos contrôlé est que les syndicats commu­nis­tes et le gouvernement gaulliste qu'ils pa­rais­sent défier se trouvent en réalité du même côté de la barricade. Ils défendent la société française telle que nous la connaissons... Le Parti Com­muniste s'est ainsi révélé comme l'ul­ti­­me bastion de la société de consomma­tion que les étudiants bolcheviks s'étaient engagés à détruire. C'est comme si Washington et Mos­cou s'étaient mis en­semble pour mettre à terre Hanoï.» (P. Seale et M. McConville, The Ob­­ser­ver, 19 mai.)
IV.LES ÉTAPES DE MAI 1968
Si l'on suit le mouvement au fil des jours, on peut sans difficulté en tracer les étapes qui se succédèrent avec une logique interne abso­lu­ment remarquable.La première commence le 3 mai avec l'entrée des policiers dans la cour de la Sorbonne et la résis­tance immédiate des étudiants sur le bou­le­vard Saint­-Michel. Elle atteint son point cul­mi­nant le 10 mai, où se succèdent la grève des lycéens et la manifestation partie de la pla­ce Denfert-Rochereau qui re­vient au boule­vard Saint-Michel, pour se terminer par la nuit des barricades de la rue Gay-Lussac et des rues avoisi­nantes.Cette étape ouvre la porte à la se­conde qui com­mence par la grève géné­rale de 24 heures et les manifestations du 13 mai.
Sous l'impul­sion de cette gigantesque démonstration, les ouvriers environ 48 heures plus tard vont com­mencer à débrayer, entrer dans une grève gé­né­­ralisée avec occupation des usines. Le mou­vement atteindra un niveau très élevé (une dizai­ne de millions de grévistes, sans parier de nombreuses et multiples manifestations de tous ordres) vers la fin de la semaine du 20 au 25 mai. Au cours de celle-ci se produiront le 24 mai, de façon politiquement oppo­sée, d'une part les manifestations mor­nes de la C.G.T., d'au­tre part la manifes­tation de la gare de Lyon qui se termi­nera, elle, par une nouvelle nuit des barricades et d'émeutes dans de nom­breux quartiers de Paris. En toute hâte, gou­ver­­nement, patrons et dirigeants syndicaux se lanceront alors dans un marathon de négocia­tions qui dureront une trentaine d'heures.
Le lundi 27 mai, les dirigeants syndi­caux ont à peine le temps de présenter le protocole des accords de la rue de Grenelle aux ouvriers des principales usines (Renault, Citroën, etc.). Ces ac­cords sont repoussés avec indignation, à main levée, unanimement. Dès lors le mouve­ment entre dans une troisième étape, politique­ment décisive: c'est la question du pouvoir qui se trouve posée. Le gouvernement est impuis­sant. Dans la rue on manifeste en faveur de for­mules différentes d'un pouvoir qui succé­derait à celui de de Gaulle. Au stade Charléty, la base est pour le « pouvoir aux tra­vailleurs », tandis qu'à la tribune se pro­file la silhouette de Mendès-France qui s'offre à la fois à la bour­geoi­sie et aux masses laborieuses comme un «de Gaulle de gauche» succédant au de Gaul­le de droite.
Le 29 mai, de la Bas­tille à la gare Saint-Lazare, les travail­leurs de Paris et de sa banlieue rouge répondent aux appels de la C.G.T. et du P.C.F. pour un «gouvernement po­pu­­laire et d'union démocratique» «avec la participation des communistes».Mais ce ne sont là que velléités de directions, au­cun mot d'ordre n'étant donné pour une action destinée à renver­ser le pouvoir gaulliste. Fort de cette indécision, de cette veulerie, du cré­ti­nisme électoral et parlementaire qui mar­que profondément tous les dirigeants de gau­che, de Gaulle décide de faire front, rameute tout ce qu'il y a de pol­tron, de craintif, de con­ser­vateur dans le pays, dénonce un prétendu danger de la part du P.C.F., qui n'en peut mais, menace de recourir aux moyens mili­taires et, à la place d'un référendum dont personne ne vou­lait entendre par­ler, offre un bonbon à la gauche - la tenue d'élections législatives dans les semaines à venir, à la suite de la disso­lution d'une Assemblée nationale qui s'était ridiculisée par le suivisme de sa mini-majorité Ve République et l'impuis­sance de sa minorité à récolter les quel­ques voix nécessaires pour faire adopter une motion de censure.
Avec le discours de de Gaulle du 30 mai s'ouvre une nouvelle étape. Les di­rections de mas­se acceptent les élec­tions et provoquent une fragmentation accentuée du mouvement. La grève gé­nérale illimitée qui posait objective­ment la question du pouvoir, fait place à de puissantes grèves aux objectifs essen­tielle­ment économiques, négociées sépa­rément avec les patrons ou les directions des minis­tè­res de tutelle. C'est dans cette phase que nous nous trouvons. En tant que poussée révo­lu­tion­naire, que crise révolutionnaire per­met­tant de ren­­verser le régime gaulliste et même le système capitaliste, Mai 1968 est désor­­mais ter­miné.Le mouvement de grèves ne se dissi­pera pas du jour au lendemain. Ces grè­ves se poursui­vront dans maints secteurs d'une manière plus ou moins prolongée.
II n'entre pas dans le cadre de cette brochure d'analyser ces grèves dans leur détail. II nous suffit d'écrire que celles-ci doivent être conduites d'une façon vigoureuse, avec le maximum de cohésion du front de grèves, en vue d'obtenir les meilleurs résultats sur le plan des revendications.Les révolutionnaires n'ont pas seule­ment inté­rêt, dans cette nouvelle étape à ce que les conditions de la classe ouvrière soient amélio­rées, comme il en est toujours ainsi pour eux. La nouvelle période de crise du système capi­taliste ne finira pas avec les grèves présentes.La révolution socialiste passera par de nou­vel­les vagues, par de nouvelles cri­ses révo­lution­naires. Pour que celles-ci commen­cent dans les meilleures condi­tions, il n'est pas sans im­por­tance que des grèves actuelles les ou­vriers sor­tent dépourvus de tout sentiment d'é­chec, de frustration, et qu'ils terminent les grè­ves comme ils les avaient com­mencées, c'est-à-dire de façon très mili­tante.
V.LES CARACTÉRISTIQUES DU MOUVEMENT
Quelles ont été les caractéristiques essen­tielles du mouvement de Mai 1968? La pre­miè­re qui a frappé tout le mon­de, c'est son ampleur numérique. Dix millions de gré­vis­tes, ja­mais la France n'avait connu un tel mou­ve­ment. II est probable qu'aucun grand pays indus­triel n'en a connu d'identique ou de simi­lai­re proportionnellement au chiffre de la popu­lation.Le mouvement - c'est une autre de ses ca­rac­­téristiques - n'a pas seule­ment englobé les ouvriers, le proléta­riat industriel et agricole pro­pre­ment dit ainsi que la plupart des caté­gories de salariés. Outre les enseignants et les étu­diants, qui ont été à l'origine du mou­vement, la participation des lycéens et, parallèlement à ceux-ci, d'un grand nom­bre de jeunes travail­leurs, de très jeu­nes ayant de 14 à 18 ans, est un phé­nomène absolument nouveau dans l'his­toire.
II y avait bien eu, dans les pério­des révo­lu­tionnaires, une participation de très jeunes, mais elle était limitée et n'engloba jamais la grande masse des adolescents comme ce fut le cas cette fois-ci. II s'agit là d'un phénomène qui mériterait une sérieuse étude socio­logique. C'est en outre un phénomène énormément pro­met­teur. Quiconque a suivi de près la partici­pa­tion de ces jeunes a été frappé, émerveillé dirons-­nous pour notre part, du sérieux, de la hau­te conscience politique qu'ils manifes­taient en plus de l'ardeur propre de leur âge. C'est pour le mouvement la pro­messe d'une floraison dans les prochai­nes années de militants et de cadres qui auront une expérience déjà consi­dé­­rable à un âge où, autrefois commen­çait géné­ralement le recrutement des organisations de jeunesse.Le mouvement a entraîné toute une série de catégories qui relèvent socio­logiquement de la petite bourgeoise. La plus grande partie des intellectuels, des artistes, ont été aux côtés des grévistes. De même une importante partie des clas­­ses moyennes nouvelles (techni­ciens, etc.). Si nous ne nous trompons pas, c'est la pre­mière fois que la C.G.C. a pris une attitude bienveillante pour les revendications ouvrières, qu'elle a même formellement laissé ses adhé­rents libres de se rendre s'ils le voulaient à la ma­­ni­festation du 13 mai.
Les professions libé­ra­les (médecins, architectes, etc.) ont, elles aus­si, été entraînées dans ce mouvement ; des manifestations ont eu lieu de la part de certains de leurs mem­bres contre les pontifes de leurs Ordres. Même les avocats ont été affectés par ce mouvement en ce qui concerne les règles archaïques qui les régissent. Les magistrats n'ont pas été sans subir la situation, d'autant plus que le gouverne­ment avait eu, dans le cours de la lutte des étudiants, une attitude cavalière à leur égard.Des milieux aussi blasés que celui des journalistes, aussi peu colorés que celui des gar­diens de squares, aussi peu poli­tisés que les professionnels du football, et combien d'autres, ont été mis en bran­le par ce mouve­ment.Dans la paysannerie, les manifestants ont été nombreux qui se sont prononcés directe­ment pour la solidarité avec les mouvements ouvriers et les mouvements étudiants.Nous ne ferons que mentionner les soldats du contingent. Toutes les infor­mations concor­daient pour dire qu'ils suivaient avec le plus grand intérêt les événements et qu'il n'aurait pas été pos­sible de les dresser contre les travail­leurs en grève.Même les forces de police ont éprouvé la néces­sité de s'adresser, dans les for­mes hié­rar­chiques, aux autorités pour leur faire savoir que les opposer aux travailleurs luttant pour leurs revendica­tions leur poserait un cas de con­science. Quand les flics parlent de con­scien­ce...
Autre caractéristique, le débordement de la légalité bourgeoise. Le mois de mai 1968 a vu en France de nombreuses manifestations de rues, des manifesta­tions très fortes pour les­quel­les nul n'avait demandé l'autorisation des pou­voirs publics, pas plus que les grévistes n'avaient jugé nécessaire de déposer le préa­vis légal de cinq jours avant de dé­brayer.Ces manifestations n'ont pas toutes eu le même caractère: il y en avait encore qui, de par la volonté de leurs organisateurs et avec la tacite approba­tion des autorités officielles, se dérou­laient calmement, sans bruit, sans ar­deur, et d'autres qui atteignaient un haut ni­veau politique et ne craignaient pas d'affron­ter les forces de répression, laissant libre course aux méthodes de combat les plus variées.Les diverses manifestations qui eu­rent lieu à Paris étaient l'expression dans la rue des diffé­rents courants poli­tiques qui s'opposaient au sein du mou­vement. Elles ont constitué la plus re­marquable illustration des orientations diffé­rentes, qui visaient à conduire le mouvement vers tel ou tel objectif poli­tique. Parce que le pouvoir était effecti­vement «dans la rue», la po­­­li­­­tique se faisait dans la rue; ce fut une école poli­tique d'une puissance inégalée.
On ne saurait trop souligner une carac­téristi­que essentielle d'une période révo­lutionnaire. Diverses manifestations d'une durée plus ou moins grande et des ac­tions plus ou moins étendues ont porté atteinte à l'autorité de l'État ou à celle du patronat ou à celle d'institutions qui ont leur assise dans la société capita­liste. Dans le langage marxiste, il s'agit d'une multi­plicité de manifestations abou­tissant à la création d'un «dualité de pouvoir» plus ou moins prolongée, c'est-à-dire à la création d'or­ga­nis­mes ou de formes, parfois seulement em­bryon­naires, qui n'entraient pas dans le ca­dre de la société capitaliste ou du régime actuel, et qui, dans leur déve­loppement, pou­vaient de­ve­nir les orga­nes dirigeants d'une so­ciété nou­vel­le. Dans la décomposition de la société capita­liste et de son État commen­çaient à se former, à par­tir de la base, les élé­ments d'une société socialiste. Le rap­port des forces obligeait le pou­voir capitaliste à les subir ou à les accep­ter, temporairement bien enten­du.
Les mani­festations de «dualité de pouvoir» ont été faites souvent indépendamment de la con­science que pouvaient en avoir ceux qui y procédaient.Citons-en quelques-unes. Ce sont évi­dem­ment les Universités et de nombreux établisse­ments d'enseignement qui ont rompu le plus nette­ment avec le pou­voir, parce qu'ils souf­fraient d'un statut établi par Napoléon ler et qu'ils sont aussi les organismes où l'autoges­tion peut s'établir avec le moins de difficul­tés. C'est aussi dans ce domaine qu'au­cune solu­tion n'a été apportée, que les relations avec le pouvoir ne sont pas rétablies, que l'on peut s'attendre à une multiplicité de conflits.
Des ten­ta­tives de réorganisation des structures ont été également faites par des professeurs et des lycéens qui ne manqueront pas de se heur­ter aux résistances de l'admi­nistration. Ce qui a été tenté dans les facultés de médecine a eu normalement son prolongement dans les hôpitaux liés à l'enseignement de la médecine.Nous ne pouvons nous étendre sur les nom­breux exemples de contestation des auto­ri­tés dans les usines. N'a-t-on pas dans de nom­breux cas enfermé les di­recteurs ou interdit à ceux-ci l'entrée des entreprises? Pendant la grève, les comités de grève - même quand ils n'étaient que les anciennes commissions exécu­tives syndicales avec un autre nom - ont été amenés pour assurer la poursuite de la grève à recourir au matériel des entreprises (Saclay...). Dans certains cas, les comités de grève ont rayonné au-delà de leur entreprise respective, s'adressant à des fournis­seurs, posant les pre­miers jalons sur la voie d'une reprise du travail sans les patrons. Les problèmes de la garantie de l'emploi, de l'embauchage, etc., ont été mis à l'ordre du jour (C.S.F. à Brest). Dans les ser­vices, le contrôle par les agents des services a été sou­vent décisif: ainsi ce sont les facteurs qui contrôlaient les textes des télégram­mes pour dire s'ils étaient urgents ou non.Des localités se sont trouvées effecti­vement sous la direction des organisa­tions syndicales (à Nantes et à Saint­-Nazaire, les autorités préfec­to­rales ser­vaient en réalité de facteur entre les syndicats et le gouvernement).
A Caen, l'entrée et la sortie de la ville pendant toute une journée ont été sous le con­trôle des grévistes. On a signalé un grand nombre de cas où des groupes de citoyens ont pris d'eux-mêmes des initiatives respectant peu la légalité et la propriété bour­geoi­ses; occupant des terrains, des locaux, !es affectant à des besoins qui jusqu'alors avaient été né­gligés ou ignorés des autorités officiel­les, qu'elles aient été désignées par le gouverne­ment ou élues.Ce qui s'est passé dans l'imprimerie mérite quelques commentaires. La direc­tion des syn­dicats du livre, par un ac­cord entre les diri­geants réformistes et staliniens, avait autorisé la parution de quotidiens. Ainsi la presse bour­geoise continuait à paraître. II est vrai qu'en cer­taines circonstances, les travailleurs exigè­rent une modification des titres (Le Figaro) ou même se refusèrent à sortir un journal (La Nation) quand le contenu était directement nui­si­ble à la grè­­ve. Dans ces cas, les travail­leurs amen­daient dans le bon sens la décision de leur orga­nisation syndicale. Mais cette déci­sion com­portait un autre aspect pas très innocent. La grève devait être appliquée à toute la presse hebdomadaire et à toutes les publications. II en résulta que les publications riches qui le dési­raient purent se faire imprimer à l'étranger, tan­dis que tous les journaux d'avant­-garde dont les moyens financiers sont réduits furent, sauf exceptions rares, mis dans l'impossibilité de pa­raître.
Autre­ment dit, tandis que la presse bour­geoise et la presse réformiste et stalinienne pouvaient s'exprimer librement, les mili­tants révo­lu­tionnaires se heurtèrent à d'énormes diffi­cultés pour faire imprimer leurs points de vue. Évidemment, de la part des réformistes et des staliniens, c'était une ruse de guerre pour la­quel­le ils s'entendirent comme larrons en foire. Seul, le syndicat des correcteurs qui était parti­cu­lièrement sensible à ce pro­blème avait adopté dans une résolution la proposition suivante :«Se prononce pour la liberté de pu­blication par les soins des grévistes eux­-mêmes de tou­­te la presse soutenant le mouvement ouvrier et étudiant, qu'elle soit quotidienne ou pério­di­que.»Un domaine où la question des rap­ports avec le pouvoir a pris une forme aiguë, c'est celui de la radio et de la télévision. D'une part, on a vu le gou­vernement, si soucieux de la «liberté du travail» priver les appareils périphéri­ques des radios-téléphones dont ils payaient la location, afin de ne pas trans­mettre de compte-rendu des manifesta­tions révolutionnaires et des répres­sions sauvages des C.R.S. et des gar­des mo­biles.
D'autre part, sous la pression des évé­ne­ments et de l'indignation générale, l'O.R.T.F. a vu une majorité de son per­sonnel, y compris de journalistes qui n'avaient pas brillé dans le passé par leur indépendance, refuser de faire fonc­tionner une organisation systématique du mensonge officiel. On a pu enfin, un jour, à un moment élevé de la crise, en­tendre et voir à !a télévision Geismar, Sauvageot et Cohn-Bendit, et cette seule émission montrait à quel point une radio-télévision simplement honnête pou­vait por­­ter dommage au pouvoir. Si celui-­ci semble re­noncer pour un temps à faire rétablir son «ordre» dans les Uni­versités, il n'a à aucun mo­ment été disposé à faire des concessions sur le fond en matière de direction politique à l'O.R.T.F. II s'y mène une bataille qui intéresse toute la population laborieuse. Cet Office payé par elle restera-t-il le monopole de la maffia gaulliste (qui a créé un comité anonyme deman­dant le renvoi de journalistes nommément dé­si­gnés) ou bien sera-t-il ouvert, même incom­plè­te­ment, à une confrontation d'idées et de points de vue? En l'occur­rence, si les grandes forma­tions même les plus pâles politiquement sont écar­­tées, les organisations et militants révo­lu­tion­naires ne peuvent espérer s'y taire enten­dre.
La forme la plus développée de la «dualité de pouvoir» est à la Sor­bonne même. Les lois bourgeoises s'ar­rêtent au périmètre qui entoure ce bâti­ment où l'on enseigna jadis la scolasti­que. La police n'y entre pas. L'immunité y est assu­­rée pour qui contrevient aux lois bour­geoi­ses. Cohn-Bendit, interdit de séjour en France, y vit en sécurité. La démocratie socialiste y con­naît un développement sans limite. La Sorbon­ne est autogérée. On nous a signalé que, de­puis quelques jours, la police vérifie, pen­dant les heures de nuit, les papiers de ceux qui y entrent ou en sortent; elle le fait à un moment où, aux frontières de la France, les services de police et de douane se sont presque littéra­lement évanouis. A la Sorbonne, on ne tient plus compte des décisions gouvernemen­tales en matière d'enseignement, et pas seulement en matière d'enseignement. On y décide des ma­nifestations qui sont en fait autant de ten­tatives de sortie, pas toujours pacifiques, dans un pays différent. Le terme «étranger» n'y a aucun sens, si ce n'est dans la mesure où on y donne les moyens à des hom­mes de préparer la lutte pour le socia­lisme en direction de leur pays respec­tif. La Sorbonne est pour ainsi dire, le premier territoire libre de la République so­cia­liste de France.Le mouvement n'ayant pas atteint le but qu'il pouvait potentiellement emporter, à savoir la conquête du pouvoir, il se trou­ve à présent ramené à des grèves dont le front est plus ou moins uni.
Mais il est évident qu'en attendant la prochaine vague révolutionnaire, ces îlots de «dua­­lité de pouvoir» auront à subir des atta­ques du pouvoir bourgeois visant à les faire dis­paraître. C'est un problème que nous exa­mi­nerons plus loin, en re­lation avec la prépara­tion des luttes révolutionnaires futures.Le mouvement a enfin donné naissan­ce à de multiples formes spontanées d'organisation, en relation ou non avec les organisations existant antérieure­ment. Qui n'a pas été impressionné par le nombre de tracts, jaillis de partout, aussi bien d'anciennes organisations, de nouvelles organisations plus ou moins éphémères, que d'individus également. Tout témoignait en pre­mier lieu, dès les premiers pas de la révo­lution socialiste, avant même qu'elle ait triomphé, de l'impulsion qu'elle a données à la libéra­tion de l'homme.
Certains ont cru faire preuve d'esprit en dénigrant comme une kermesse l'occupa­tion de la Sorbonne; ce n'était pas loin de pen­ser comme de Gaulle qu'il s'agissait d'une «chien-lit», En fait, indépendamment de cer­taines manifestations que l'on peut person­nel­­lement juger peu sérieuses, il y avait là la révélation de la force créatrice de la révolution, de la libération par elle de l'initiative créatrice aussi bien des mas­ses que des individus. Ce qui caractérise la vie à la Sorbonne, ce ne sont pas les «excès», mais tout ce qu'elle a eu de créateur, de libération incontestable de l'être humain, mieux que nombre de penseurs ont pu concevoir ces choses pendant des années. Nous reviendrons sur certains de ces pro­blè­mes quand nous aborderons les tâches de l'avant­-garde révolutionnaire telle qu'elle s'est manifestée dans ce mouvement. Une de ces tâches consiste à défendre cet ac­quis; c'est le mouvement tel qu'il est qui peut seul procéder à sa propre dé­cantation, éliminer ce qui pour lui pa­raîtra comme non valable. Nous ne de­vons pas tomber dans le piège qui ne man­quera pas d'être tendu, consistant à mettre en vedette certains «excès» cho­quants pour l'opi­nion petite bourgeoise, en vue de con­dam­ner les conquêtes du mouvement révolutionnai­re de Mai 1968 et de permettre ainsi à la ré­pres­sion bourgeoise de les éliminer.
VI. LE MOUVEMENT DES MASSES ET LES DIRECTIONS TRADITIONNELLES

 

Quand on étudie de près les diverses étapes du mouvement, on arrive aux con­clu­sions sui­vantes.Dans le «détonateur» il existait plu­sieurs élé­ments pouvant jouer un rôle dirigeant: des grou­­­pes politiques, les directions de l'U.N.E.F. et du SNESup qui comportaient des militants po­litisés, indépendants des directions tradition­nel­­les et opposés aux politiques de ces di­rections. Sans exagérer les forces sur les­quel­les s'appuyaient ces dirigeants de l'U.N.E.F. et du SNESup, ni la force des groupes politisés, on peut dire que ces quelques «dizaines d'en­ra­gés», dans les conditions objectives de la crise révo­lutionnaire, ont servi considéra­ble­ment au déclenchement du mouvement et, ul­té­rieurement, à sa progression par les diverses étapes dont nous avons parlé, jusqu'à la dernière où le «détonateur» n'aurait pu jouer à nou­veau son rôle que si des circonstances excep­tionnelles s'étaient présentées - ce qui ne fut pas le cas, on verra pourquoi ultérieu­re­ment.Une fois démarré sous l'impulsion du «déto­na­teur», le mouvement ouvrier a lui-même pro­gres­sé en dépit de ses di­rections tradition­nelles.
Celles-ci tar­daient à manifester la soli­da­rité avec les étudiants en lutte contre la poli­ce. Elles ne voulaient qu'une manifestation pour le 15, mais à la suite de la nuit des barri­cades du 10 au 11 mai, elles se virent obli­gées, sous la pression de la colère populaire, de déclarer la grève générale de 24 heures pour le 13 mai. A la suite de cette journée, elles se crurent tran­quilles à nouveau quand, spon­tanément, les ouvriers - essentiellement les jeu­nes ouvriers - commencèrent à occuper les usines sans directive des syndicats. Les directions syndicales ne firent qu'en­registrer une fois de plus l'état de fait ainsi créé. Elles négocièrent avec le gou­vernement et le patro­nat sous le choc de la nuit d'émeutes du 24, mais elles le firent dans l'ignorance des réelles vo­lontés des ouvriers et se sont ainsi trouvées dépassées par eux une fois de plus le 27 mai.
Laissons de côté la direction de la C.F.D.T. ou celle de la F.O., dont les in­fluences res­pec­ti­ves dans la classe ou­vrière étaient limitées. Per­­sonne n'atten­dait d'ailleurs de la C.F.D.T. ou de la F.O. qu'elles se placent à l'avant-garde. La direction de la C.G.T. par contre avait derrière elle les bataillons les plus déci­sifs de la classe ouvrière, comme on l'a vu dans la manifestation du 29 mai. Les minorités révo­lutionnaires étaient con­scientes du rôle néfaste que pouvait jouer la direction de la C.G.T., en raison de son allégeance à la poli­ti­que du P.C.F., mais les grandes masses ou­vriè­­res mettaient leurs espoirs dans cette di­rection.La direction de la C.G.T. et du P.C.F. a été dépas­sée par le mouvement de masse dès le 3 mai et tous les jours suivants. C'est seulement le 29 mai - soit avec près de quatre semaines de retard - en demandant un changement de po­litique et l'établissement d'un «gouver­ne­ment populaire et d'union dé­mocratique» qu'el­le sembla reprendre la direction des opéra­tions. En même temps qu'elle n'a cessé d'être débordée sur sa gauche par le mouvement de mas­se, elle s'est efforcée d'enrayer la marche en avant du mouvement en diri­geant ses coups principaux contre les «gauchistes», les «provo­ca­teurs», etc.
A aucun moment, elle n'a pro­cé­dé à une critique des directions des au­tres cen­trales syndicales et pour cause. Mais elle a éprouvé le besoin de dénoncer et mê­me de rom­pre, et en quels termes, avec l'U.N.E.F. Cette direction bureaucra­tique du P.C.F. et de la C.G.T. devait penser qu'une fois les «gau­chis­tes» dénoncés et éliminés, le mouvement re­viendrait dans «l'ordre». N'avait-on pas vu de­puis de nombreuses années le «service d'or­dre» de la C.G.T., qui n'a pas échangé pendant la même période ni pendant le mois de Mai 1968 le moin­dre coup avec les forces de po­li­ce, éli­miner violemment des manifestations qu'organisait la C.G.T., les «gauchistes» et au­tres «provocateurs» qui risquaient de faire per­dre à ces manifestations leur «calme» et leur «di­gnité», c'est­-à-dire de rompre les accords préa­lable­ment passés avec la police? Feu à gauche, tel était le mot d'ordre de la direction de la C.G.T. et du P.C.F. Feu à gauche, ce n'était pas seulement contre les «gauchistes», mais contre tout le mouvement de masse qui allait dans cette direction là.
Ce ne sont pourtant pas ces propos qui furent parti­cu­lièrement nuisibles au cours du mou­­vement. Celui-ci avait en lui une telle force qu'il les ignora très souvent. Ce qui lui fut parti­cu­lièrement néfaste, c'est d'abord la fragmen­ta­tion que ne cessa de maintenir ou d'entrete­nir la direction de la C.G.T., suivie en cela par les autres directions des cen­trales syndicales. Les étudiants et les enseignants, ainsi que les ly­céens furent en premier lieu soigneusement dissocié; des travailleurs. Tout fut mis en oeu­vre pour que cette séparation fut aggravée Pour l'Université, la C.G.T. et le P.C.F mirent en avant des mots d'ordre tels que «l'Uni­ver­sité démocratique et mo­derne» qui n'avaient rien de commun avec les exigences des étu­diants et des enseignants en grève.
Prati­que­ment, la porte des usines fut fermée aux étu­diants, dont les dirigeants de la C.G.T. crai­gnaient qu'ils ne contaminent les tra­vailleurs par leur politique «gauchiste». Pour mieux par­venir à un tel résultat. les dirigeants firent éga­le­ment tout leur possible pour réduire le nombre des gré­vistes occupant les usines, en­ga­geant le plus grand nombre à rester le plus sou­vent chez eux, de façon à ce que les usines soient surtout occupées par les élé­ments con­si­dérés comme les plus sûrs pour la politique de ces dirigeants.En outre, les négociations avec un gouverne­ment qui n'aurait pas dû être considéré comme un interlocuteur vala­ble, furent conduites dès le début d'une manière qui dissociait les uns des au­tres les travailleurs du secteur privé, les travailleurs du secteur nationalisé et les fonc­tion­naires.
Autrement dit, on ne se trouvait pas selon les dirigeants en face d'une grève géné­rale. lis avaient toujours refusé de lancer ce mot d'ordre sous prétexte qu'elle était dans les faits, mais la raison de leur attitude était que s'ils l'avaient fait ils auraient dû fixer à la grève générale un objectif qui ne pouvait être que d'or­dre politique, gou­vernemental, car c'était le seul dénomi­nateur commun possible à l'en­sem­­ble des revendications. Ces bureaucrates n'ont vu le mouvement que comme une somme arithmétique de mouvements re­vendicatifs dis­tincts, négociant chacun pour son propre comp­­­­te. Telle fut leur politique dans les semai­nes qui précé­dèrent les négociations de la rue de Grenelle et au cours de celles-ci, telle elle resta immédiatement après le rejet de ces accords par les ouvriers.Même au moment où la C.G.T, orga­nisa la ma­­­nifestation du 29 mai, elle n'établit aucune liaison entre les reven­dications immédiates et le mot d'ordre de «gouvernement populaire».
Ja­mais elle ne déclara que la grève générale. pour elle inexistante puisque non proclamée, avait pour objectif la constitu­tion de ce «gou­ver­­nement populaire» Enfin, quand de Gaulle, pour semer la crainte, accusa le P.C.F. et la C.G.T. de mener une grève politique dont l'ob­jet était de modifier le pouvoir dans le pays, tous deux repoussèrent cette accusation. Fina­le­ment, la direction du P.C.F. et de la C.G.T. s'aligna aussitôt sur la déci­sion de de Gaulle de procéder à des élections législatives. Ainsi, la direction de la C.G.T., qui se défendait de fai­re de la politique révolutionnaire et qui n'en faisait évidemment pas, qui prétendait que les problèmes politiques relevaient avant tout des partis, se réconcilia avec la politique en som­brant dans l'électo­ralisme. De facto, la C.G.T. qui n'a cessé de dire tout au long du mouve­ment qu'elle ne s'occupait que de reven­dica­tions, que les problèmes gouvernemen­taux étaient affaire de partis, a eu une orientation igno­­rant la question gouver­nementale aussi long­temps qu'elle pou­vait l'ignorer, déniant en­sui­te ce qui pou­vait, de près ou de loin, appa­raître com­me une orientation révolutionnaire, ne retrouvant enfin signe de vie politique qu'au moment où la question était pla­cée par de Gaul­­le sur un plan électoral.Venons-en maintenant à la politique plus parti­culière du P.C.F. lui-même au cours du mois de Mai 1968.
Tout d'abord, le P.C.F., com­me la C.G.T., a dirigé presque tous ses feux contre les «gau­chistes». Depuis l'article de Marchais, secrétaire d'organisation du P.C.F., dé­nonçant dans L'Humanité du 3 mai – le jour même où commença la lutte – « l'Alle­mand Cohn-Bendit», il ne s'est guère passé un jour sans une condam­nation plus ou moins sévè­re, plus ou moins grossière dans les ter­mes, des «gauchistes». Les variations dans ce domaine ne sont pas sans intérêt. II est aisé de montrer, en se servant des co­lonnes de L'Hu­ma­nité, que la dénonciation virulente dans les premiers jours, s'est atténuée progressi­vement (si l'on peut em­ployer cet adverbe dans la cir­cons­tance) au fur et à mesure que le mou­ve­ment connaissait des rebondissements, et grandissait, qu'elle pre­nait un tour plus accen­tué à la veille de toute pos­sibilité de dépas­se­ment des directions, qu'elle a repris une for­me aiguë après le discours de de Gaulle et surtout dès que la reprise de travail s'est dévelop­pée. Maintenant que les élections sont à l'ordre du jour et qu'elles accaparent toutes les préoccu­pa­tions des dirigeants du P.C.F. les «gau­chis­tes» devien­nent de plus en plus l'objet d'atta­ques viru­len­tes[2].Pendant le mouvement de Mai 1968, la direction du P.C.F. a employé de préfé­rence le ter­me «gauchiste» pour atta­quer les militants ré­vo­­lu­tionnaires.
Main­tenant, elle recourt au terme «provoca­teur». Le numéro du 8 juin de L'Humanité est à épingler sur ce point. Les pro­vo­ca­teurs à Flins, ce ne sont pas le gouver­nement et les gardes mobiles, mais les étu­diants et Geismar du SNESup qui y ont été pour exprimer leur solidarité avec les travail­leurs chassés de l'usine et qui se sont battus aux côtés de ceux-ci contre les forces de répression. Les étudiants n'étaient pas là ras­semblés en commandos organisés (ce qui ne serait d'ailleurs pas du tout inutile pour tenir tête aux forces de «l'ordre»), mais les déclara­tions parues dans L'Humanité ne peuvent être autrement qualifiées que comme du mouchar­da­ge. Ce sont de véritables pro­vocations dont il faut dé­noncer les objectifs infâmes. Mais la rai­son de ce déchaînement des dirigeants du P.C.F. se trouve explici­te­ment donnée dans une déclaration de la Fé­dération C.G.T. des che­­minots, qui est celle de Séguy lui-même: des incidents avec les forces de l'État pour­raient nuire à la campagne élec­torale.De la condamnation à ceux qui sont venus soutenir les grévistes à celle des grévistes, la distance ne pourrait pas être longue à franchir. Après tout, nos stali­niens ne sont pas des no­vi­ces en la matière. En décembre 1945, un des secrétaires staliniens de la C.G.T. ne déclarait-il pas: «la grève est l'arme des trusts»?
Mais le «feu à gauche» n'est qu'une partie de la politique de la direction de la C.G.T. Com­ment se comportait-elle sur sa droite, c'est-à-dire à l'égard de la F.G.D.S.?La ligne de la direction du P.C.F. depuis quel­­­ques années est bien connue: elle veut abou­tir à un «programme com­mun» avec la F.G.D.S., pour mener une campagne électorale avec celle-ci en vue d'instaurer un gouver­ne­ment sur la base de ce programme. II était plus ou moins nettement ajouté que ceci serait lié à un mouvement de masse d'une «ampleur iné­ga­lée». Nous ne savons si, pour Waldeck Rochet, cela signifiait un mouvement révolu­tion­naire (nous en doutons), ou si sa vision d'un tel mou­vement correspondait à celui qui s'est produit en 1968 ; soit dit en passant, nous n'avons pas jusqu'à présent remarqué une imagination bien brillante chez lui. En tout cas, quand le mouvement d'une «ampleur iné­­galée» se pro­duisit, il ne parut pas le re­con­­naître ou devoir en tirer des consé­quen­ces
Dès le pre­mier jour et presque jusque vers la fin de mai, il multiplia les appels et les lettres à Mitterrand, afin que soient hâ­tées les négociations pour un pro­gram­me com­mun. Cette direction, qui s'était par exemple re­fu­sée à servir, disait­-elle, de «force d'ap­point» à l'U.N.E.F. lorsque celle-ci en 1960 organisa une manifestation contre la guerre d'Algérie, réitéra jour après jour ses sup­pli­cations à la F.G.D.S. pour qu'elle accep­te une rencontre en vue de négocier ce mysté­rieux «program­me commun» dont on ne sait ce qu'il pourrait être puisque la «déclaration de février 1968» ne sau­rait en servir de mo­dèle. Elle ne voulait pas être une «force d'appoint» à l'U.N.E.F. dans la lutte contre la guerre d'Algé­rie; mais elle agissait comme dé­­sireuse d'être une force d'appoint à la F.G.D.S. sur on ne sait quel programme, au mo­ment où le mouvement des mas­ses attei­gnait un sommet exceptionnel. Du 3 au 27 mai, la direction du P.C.F. n'a jamais mis en avant un mot d'ordre gouvernemental sur le plan de l'action. Sa décision était pour ainsi dire subor­donnée à un accord avec la F.G.D.S. sur ce «programme commun» que per­son­ne n'a encore vu. La direction du P.C.F. n'a donc pas eu de solution politique pro­pre à la crise pendant plus de 25 jours. Tout pour elle dépendait d'un ac­cord avec la F.G.D.S. Cette direction osera encore pré­tendre après cela qu'el­le dirige le parti de la clas­se ouvrière, qu'elle en est même son avant-garde.
Mais la direction du P.C.F. fit un tour­nant vers la fin mai, se prononçant alors pour un «gouverne­ment populaire et d'union démo­cra­tique» et appelant à la constitution de «co­mités d'action» pour un tel gouver­ne­ment. Deux mots préalables sont néces­sai­res: pre­miè­re­ment, nous n'avons pas trouvé dans la presse du P.C.F. une défi­nition du con­tenu d'un tel gouvernement. «Avec la par­ticipation des communistes», scan­daient les agi­ta­­teurs du P.C.F. dans la manifestation du 29 mai. Admettons-le, mais avec qui les com­mu­nis­tes se re­trouveraient-ils dans un tel gou­ver­ne­­ment? La F.G.D.S., pourrait-on pen­ser. II y avait un petit inconvénient à cela, dont nous parlerons aussitôt après avoir signalé l'autre point.
La direction du P.C.F. a employé le ter­­me de «comité d'action» qui était celui de multiples organisations créées pendant le mouve­ment de Mai 1968 sur une tout autre politique que la sienne. Elle ré­éditait ainsi l'opé­­ration faite par elle quelques mois plus tôt, quand elle créait des «comités Vietnam» tout différents de ceux qui, pendant de longs mois, avaient mené une véritable lutte pour la victoire du Vietnam que la direc­tion n'avait ces­sé de combattre comme «gau­chiste» Quand elle ne calomnie pas les «gau­chis­tes», la direction du P.C.F. s'efforce donc de brouiller les cartes politiques elle crée des «co­mités d'action» dont l'objectif par rapport à l'action réelle des masses est l'inac­tion.Ceci dit, venons-en au problème gou­ver­ne­mental lui-même. La formule «gou­vernement populaire et d'union démocra­tique» n'est pas tombée du ciel. Pen­dant que la direction du P.C.F. suppliait corps et âme la direction de la F.G.D.S de s'entendre sur ce «programme com­mun» qui ne paraît pas près de naître. une opération se manigançait depuis plu­sieurs jours dans la coulisse au vu et au su de bien des gens et qui apparut ou­vertement au moment même où le P.C.F-. qui en était averti, présenta sa formule nouvelle.
Le mouvement de Mai 68 avait par lui-même posé la question du gouverne­ment. On s'en rendait compte jusque et y compris dans les rangs gaullistes. C'est alors que Mit­ter­rand, ayant totale­ment oublié l'existence de son «contre-­gouvernement», fit une déclara­tion en faveur d'un «gouver­ne­ment de transi­tion», qui n'avait pas grand-chose de com­mun avec l'alliance préférentielle de la F.G.D.S. avec le P.C.F., et, par consé­quent, avec un gouvernement F.G.D.S-P.C.F. Mit­ter­rand ajoutait qu'il était prêt à prendre la direction d'un tel gouver­nement, mais, ô gé­né­­rosité rare dans le monde politique, d'au­tres étaient aussi dignes que lui de le diriger, par exemple Mendès-France. Le nom chu­cho­­té dans la coulisse depuis quelques jours était enfin publiquement prononcé.Quelle était la signification de cette opéra­tion politique? Mendès-France n'ex­cluait pas la participation des communistes dans son gou­­vernement, mais a même moment Leca­nuet ne faisait lui aussi plus d'exclusives de ce côté. Mendès-France ajoutait qu'un tel «gou­­­­vernement provisoire» ne devait pas re­poser sur des «dosages». Cela devenait très clair.
L'opération consistait à remplacer un gou­­vernement bonapartiste de droite avec de Gaulle, par un gouvernement également de type bonapartiste, mais de «gauche», avec Mendès-France. Ce serait un gouvernement ne reposant pas sur une majorité parle­men­tai­re, mais opérant un jeu de bascule entre les forces sociales opposées dans le pays. Ce jeu serait plus appuyé sur les forces qui se situent à gauche, à la différence de celui appuyé sur les forces de droi­te du temps de de Gaulle. Mendès-France n'est pas un novi­ce dans ce genre d'opérations; son gouver­nement de 1954 était l'amorce d'une telle opé­ra­tion; il conte­nait d'ailleurs plusieurs hom­mes politi­ques que l'on a retrouvés dans les gou­vernements de de Gaulle (entre autre Fou­chet).Pour le capitalisme français, le «pou­voir fort» de de Gaulle pouvait ne plus être la solution gou­vernementale la plus indiquée en présence d'un mouvement aussi puissant. II n'était pour­tant pas question d'un retour à la démo­cra­tie bourgeoise. Une autre équipe sous la di­rection d'un homme dit de gauche opé­rerait à la manière de de Gaulle.
La direction du P.C.F. vit dans cette tentative un danger pour elle; n'avait-­elle pas servi au­tre­­fois (quand Thorez était à sa tête) dans un tel gouverne­ment dirigé par de Gaulle? Elle voulait un gouvernement, qu'il soit dirigé par un Mitter­rand ou un autre, dans lequel elle pour­rait exercer une pression, non pour faire triom­pher le socialisme (au­rait-elle voulu cela, elle n'aurait pas eu besoin de procéder à un détour par Mit­terrand ou un autre). Ce qu'elle cher­chait, c'était essentiellement un infléchis­se­ment dans un sens favorable à ce que désire le Kremlin - notamment en poli­tique internationa­le. Un gouvernement parlementaire de type Mit­­ter­rand eut été plus sensible à une pression qu'un gou­vernement bonapartiste de type Mendès-­France.
La manifestation du 29 mai pour «un gouvernement populaire», apparem­ment dirigée contre de Gaulle, était au moins autant dirigée contre la combinaison Mendès-France, dans l'esprit de ses or­ganisateurs.Finalement, quand de Gaulle décida de faire front, le premier écho à sa déci­sion de faire des élections législatives est venu de Waldeck-Rochet: de Gaulle ne faisait, disait-il, que re­pren­dre la pro­pre revendication du P.C.F, dans ce do­maine. La direction du P.C.F. appe­lait dé­sor­mais tous ses membres à retrous­ser les man­ches pour les prochaines élections, ce qui ne pouvait pratiquement se faire qu'au détri­ment de la conduite des grèves qui conti­nuaient.On peut très légitimement mettre en doute la volonté de la direction du P.C.F. de chasser de Gaulle. La lecture de la presse de l'Union so­vié­­tique et d'autres États d'Europe orientale mon­tre que de Gaulle a la faveur des gou­vernements de ces pays où il a été reçu dans les dernières années avec beaucoup d'en­­thou­sias­me. Un changement n'est apparu qu'après ses récents propos anticommu­nistes.
Mais si cette façon de peser sur la volonté de la direc­tion du P.C.F. peut donner matière à débat, on ne peut, par contre, hésiter sur un autre point : elle remplacerait à la rigueur le régime de de Gaulle par un autre, mais pas sur la base d'un mouvement de masse com­me celui qui s'est produit en Mai 1968; elle ne veut le faire que sur la base d'un succès électoral. C'est moins dan­gereux pour le gouvernement qui pour­rait en résulter.Résumons le bilan de la direction sta­linienne du P.C.F. et de la C.G.T. au cours du mois de Mai 1968.- Elle s'est opposée à la lutte révo­lutionnaire des étudiants en lutte et a tout fait pour qu'il n'y ait pas de liaison politique et organisationnelle entre eux et les ouvriers;- Elle a dissocié les diverses catégo­ries de travailleurs (industrie privée, secteur natio­na­lisé, fonctionnaires) au lieu de les unir sur un pro­gramme com­mun;- Elle a refusé de proclamer la grève géné­rale sous prétexte que celle-ci exis­tait en fait, mais en réalité pour ne pas avoir à mettre en avant le seul mot d'or­dre répondant à la grève générale: un mot d'ordre de lutte pour le pou­voir;-
Elle a négocié dans l'ignorance des volon­tés des travailleurs et accepté des accords in­di­­gnes que les travailleurs d'eux-mêmes ont reje­tés en autant de secondes que les diri­geants syndicaux avaient mis d'heures à les met­tre au point avec le patronat et le gouver­ne­ment;- Elle n'a jamais pris la moindre ini­tiative pour mobiliser les grévistes, se bornant, soit à les maintenir enfermés dans les entreprises, soit à les envoyer chez eux pour n'y rien faire;- Elle n'a cessé de combattre et de calomnier les «gauchistes», encoura­geant en sous-main les violences physi­ques, comme par le passé, mais n'a ja­mais organisé les ouvriers pour se dé­­fendre contre les bandes réactionnaires et les forces de répression étatiques;- Elle n'a jamais mis en avant le mot d'ordre de dissolution des forces de ré­pression (gardes mobiles, C.R.S.) qui étaient envoyées contre les étudiants et les ouvriers;-
Elle a trahi la défense des militants «étran­gers» face aux décisions répres­sives du pou­voir (affaire Cohn-Bendit), faisant ainsi passer ses intérêts frac­tionnels avant l'internationa­lis­me prolé­tarien et aux dépens de lui;- Elle n'a jamais dénoncé publique­ment les ma­nœuvres de Mitterrand et n'a cessé de cou­rir après la F.G.D.S. pour obtenir un «pro­gram­me commun», en deçà de la situation politique;- Elle a eu une attitude très équivo­que sur le référendum un moment déci­dé par de Gaulle;- Elle n'a jamais cherché à renver­ser de Gaul­­le et a été la première à accepter sa dé­cision de tenir des élections législatives; elle a ainsi trahi dix millions de grévistes pour cher­cher à recueillir cinq millions de bulletins de vote;- Elle n'a pas voulu utiliser un mou­vement qui conduisait au socialisme; recherchant une «dé­mo­cratie nouvelle» de caractère bourgeois, elle a par cette politique assuré le maintien du ré­gime de de Gaulle.Cette trahison de la direction du P.C.F. atteint et dépasse celles si souvent dé­noncées de la social-démocratie. Si cette direction n'a pas été jusqu'à agir à la manière des Noske et des Ebert contre la révolution allemande de 1918-19, c'est parce que la bourgeoisie n'en a pas eu besoin, mais sa conduite envers les «gauchistes» ne laisse aucun doute qu'elle est disposée à le faire le cas échéant.
VII.L'ENCADREMENT DE LA CLASSE OUVRIÈRE AU COURS DE LA GRÈVE
II faut ajouter quelques mots sur l'en­ca­dre­ment de la classe ouvrière par la direction du P.C.F. au moyen de l'appareil de la C.G.T.Pendant des années et des années, les stali­niens ont étouffé la démocratie ouvrière dans les organisations dominées par eux, en pre­mier lieu dans la C.G.T. De ce fait, il était qua­si­ment impossible pour un ouvrier d'accéder à la plus mo­deste fonction dans une section syn­dica­le, dans un syndicat, ou même à la fonc­­tion de délégué d'entreprise - en dépit de son dévouement et de son militantis­me - s'il n'avait pas l'accord de la cel­lule d'usine ou de l'appa­reil syndical dans son entreprise. Seuls étaient suscepti­bles de devenir officiellement des hom­mes de confiance des travailleurs, mê­me à l'échelon le plus bas, ceux qui avaient pu passer au travers d'un tel fil­tre. C'est dire que, s'ils n'étaient pas nécessairement des mem­bres du Parti Communiste, ils ne devaient pas consti­tuer un obstacle à la politique de celui­-ci telle qu'elle s'exerçait par le truche­ment de la C.G.T. Les exceptions que l'on avait pu con­sta­ter dans les derniè­res années étaient rares: par exemple celles de militants syn­di­caux qui avaient une carte du P.S.U.
Encore fallait-il que leurs critiques dans les assem­blées syn­dicales ne dépassent pas une cer­taine limite. Dans ces conditions, tous les élé­ments criti­ques avaient des possibili­tés de mili­tantisme étriquées quand elles n'étaient pas nulles. II n'était jamais question pour eux de se faire entendre sérieusement dans les congrès syndi­caux, de pouvoir y défendre franche­ment une orientation différente de celle de la direc­tion. Les opposants connus avaient à peine droit de cité.Au cours du mouvement, on a désigné des « comités de grève » dans les en­treprises. Mais, pour la très grande ma­jorité des travailleurs, la notion de «co­mité de grève» n'était pas claire, pour la simple raison que les directions syn­dicales ne l'ont jamais exposée sérieu­sement car elles n'avaient pas intérêt à le faire. II n'a jamais été question pour elles de faire com­prendre aux ouvriers que, dans une grève, la di­rec­tion de la lutte doit être démocratique­ment élue par l'ensemble des grévistes, syn­diqués ou non. C'est très exception­nellement qu'il en a été ainsi, dans de rares entreprises, car les ouvriers n'avaient pas été alertés sur cette ques­tion.
D'une façon générale, la direc­tion de la section syndicale a été baptisée pendant la grève «comité de grève» Qu'en est-il résulté? Ces «comités de grève» ont conti­nué à opérer comme du temps où ils étaient les commissions exécutives des sections syn­dicales. Ils constituaient trop souvent bien plus les courroies de transmission de la politique de la C.G.T. auprès des ouvriers que les courroies de transmission des aspira­tions et volontés de la base ouvrière auprès des sommets syn­dicaux. Cela a certes contribué à maintenir ces diri­geants dans l'ignorance des aspirations de la classe et à leur faire penser que les ouvriers accepteraient sans difficul­té les accords qu'ils avaient négociés rue de Grenelle.Mais ce déguisement des sections syndicales en «comité de grève» a eu une autre consé­quen­ce réellement gra­ve. Ces «comités de grève» n'étaient liés entre eux que par l'appa­reil des syn­dicats.
S'il y avait eu de véritables co­­mités de grève élus, il est probable qu'on aurait assisté, au moins dans cer­tains endroits, à la tendance qui s'est toujours manifestée cha­­que fois que de véritables comités de grève ont existé, de se fédérer sur le plan local, puis ré­gional et finalement national. Au lieu d'un chapeautage et d'un étouffoir bureaucra­tique du mouvement, on aurait vu se développer à partir de la base un ré­seau de comités démo­cratiquement élus tendant à donner naissance à une direc­tion beaucoup plus représentative de la classe en lutte, à une direction beau­coup plus dépendante des grévistes que d'un appa­reil syndical ou de parti dont les intérêts spéci­fiques contrecarraient les tendances natu­rel­les les plus pro­fondes du mouvement et notam­ment la tendance révolutionnaire qui le portait vers la prise du pouvoir pour créer une société socialiste.
VIII. L'AVANT-GARDE RÉVOLUTIONNAIRE
L'avant-garde révolutionnaire dans le mouve­ment de Mai 1968 a été consti­tuée, de l'avis général, par la jeunesse, par une jeunesse qui échap­pait en très grande partie aux organisations et aux directions traditionnelles du mouvement ouvrier.
C'est la jeunesse estudiantine qui a, en premier lieu, engagé le combat à l'Université. On y avait vu naître des mouvements nouveaux, comme celui du 22 mars à Nanterre. On y avait vu aussi des formations se revendiquant de Trot­sky, de Che Guevara, de Mao Tse-toung. Dans l'U.N.E.F., ces formations, par leur orientation, ont joué un rôle dirigeant ou un rôle moteur, suscitant des pri­ses de position, des mani­fes­ta­tions, etc. Les rap­ports des vieilles directions du mou­vement ouvrier avec la jeunesse estu­diantine ne laissent au­cun doute. On n'a guère entendu parler d'étudiants so­cialistes. Les étudiants com­munistes, con­duits par le Bureau Politique, avaient exclu de l'U.E.C. au cours des années pré­cé­dentes, par épura­tions successives, tous les éléments - et ils étaient la majorité - animés par des orientations po­li­tiques différentes de celle de Wal­deck-Rochet.
Ces exclus se trouvaient précisément à la direction des «grou­puscules». Interdits de sé­jour dans les manifestations paci­fiques et peu ani­mées qui se déplaçaient tantôt de la Républi­que à la Bastille et tantôt de la Bastille à la République, ces «gauchistes» ré­apparurent dans les manifestations de Mai 1968, à la tête de dizaines de mil­liers de manifestants, ardents, combatifs et que n'effrayait pas un affron­tement avec les forces de répression de l'État capitaliste. Dans la cour de la Sorbonne occupée par les étudiants, l'U.E.C. a sa place - car les autres grou­­pes respec­tent la démocratie ouvrière, y compris à l'égard de ceux qui l'avaient piétinée des années durant - mais l'autorité et l'in­fluence de l'U.E.C. et, à travers elle, de la direc­tion du P.C.F. étaient irrémédia­blement attein­tes dans le milieu estudian­tin.
Ce n'est pas prédire l'avenir que di­re que la direction du P.C.F. n'a plus guère de chances dans ce milieu. Les observations qui ont pu être faites ici ou là indiquent que le recrutement de l'U.E.C. au cours de la toute dernière pé­riode s'est fait parmi les couches les plus retardataires politiquement, ce qui est tout à fait normal : quand un parti a désormais le «sens de l'État» (capi­taliste), com­me le disait le directeur du Monde en parlant du P.C.F., ne peuvent se tourner vers lui dans une période comme celle que nous vivons que ceux qui songent encore à se faire une vie tranquille au service de cet État ou du patronat, non ceux qui se consacrent à la révolution socialiste.

 

A la jeunesse estudiantine s'est jointe la jeunesse des lycées et autres écoles secon­daires. La participation dans le mou­vement de Mai 1968 de centaines de milliers de jeunes de 14 ou 15 ans est un phénomène absolument nouveau dans l'histoire. Le mouvement des ly­céens avait eu son origine au cours des actions de solidarité pour la révolution vietna­mienne. De très jeunes militants ayant cherché à susciter la solidarité au peuple vietnamien dans les lycées s'y étaient heur­tés à l'administration et aussi à de nombreux professeurs, attachés à la vieil­le con­ception du lycée-caserne. Pour lut­ter contre le régime des lycées, ces très jeunes militants créè­rent vers la fin de 1967 des «comités d'action ly­céens».
L'un de leurs animateurs fut exclu du lycée Condorcet, ce qui pro­voqua une mani­festation de protestation de plusieurs centaines de lycéens à la porte de ce lycée. Le mouvement ainsi crée s'était dé­ve­loppé pendant les pre­miers mois de 1968. Le 9 mai, les Co­mités d'action lycéens décidèrent la grève générale des lycées pour le len­demain. Celle-ci fut déclenchée un peu à la façon des entreprises. Débrayage dès le matin (les lycéens em­ploient le même terme que les ouvriers), sortie dans la rue pour se rendre dans d'autres lycées et les entraîner dans la grève, meetings de rue. Dans l'après-midi, une manifestation de près de 8.000 lycéens se rendit des Gobelins à la place Den­fert-Rochereau pour se joindre à la ma­nifestation des étudiants et des ensei­gnants, qui devait se terminer par la nuit des barricades, à laquelle partici­pèrent un grand nombre de lycéens. Le mouvement de grève s'est étendu aux collèges techniques et à tous les établissements du même type. Les Co­mités d'action lycéens (C.A.L.), re­pré­­sentation démo­cra­tique de l'ensem­­ble des gré­vistes, prirent aux côtés de l'U.N.E.F. et du SNESup l'ini­tiative de plu­sieurs manifestations de rue.

 

Politiquement, l'aile marchante des C.A.L. par­ta­ge les vues des étudiants, elle est résolu­ment anticapitaliste et in­ternationaliste. Dans les éta­blis­sements, une certaine pression des ensei­gnants s'est fait sentir, le syndicat des en­sei­gnants du secondaire étant aux mains des sta­li­niens. Mais, on peut être con­fiant que l'in­flu­ence stalinienne ne trou­vera également pas un grand écho auprès de cette fraction de la jeu­nesse.

 

A partir du 3 mai, un nombre chaque jour croissant de jeunes travailleurs ma­nifesta aux cô­tés des étudiants. Ce fut, dans ce cas aussi, une cer­taine révélation: les syndicats qui domi­naient les ouvriers des entreprises n'exerçaient plus qu'un contrôle très relatif sur les jeunes dans les entreprises.

 

Dans les mois qui avaient précédé le mouve­ment de Mai 1968, on avait pu remarquer en plu­­sieurs occasions (Be­sançon, Caen, Le Mans, Rodon, etc.) la combativité des jeunes au cours des grèves, notamment dans des affron­­­te­ments qui s'étaient produits déjà dans la rue. C'étaient là des signes avant­-coureurs de l'explosion. Ces manifesta­tions témoignai­ent que la jeunesse fai­sait preuve d'un mili­tan­tisme, d'une com­bativité que les organisations ne lui enseignaient pas. Mais il était encore dif­ficile de voir au cours de ces mani­festations la rup­ture avec les directions traditionnelles et leur politique. Ces jeunes avaient été dans l'in­ca­pacité, vu l'absence de démocratie ouvrière, de faire valoir leurs vues par rapport aux appa­reils syndicaux.
II a fallu Mai 1968 pour le voir, et ce surtout grâce au fait que les étudiants, en se plaçant en avant-garde avec une politique différente de celle des directions tradition­nel­les, ont offert aux jeunes travailleurs un pôle d'at­traction vers lequel ils se sont dirigés en masse. N'étant pas satisfaits de la poli­tique et des méthodes des directions tra­ditionnelles, ils vinrent nombreux à la Sorbonne pour s'orien­ter. Ainsi, la jeu­nesse ouvrière elle aussi se mon­­tra de plus en plus imperméable au stali­nisme. La direction de la C.G.T. comprit rapide­ment le danger pour elle. Elle avait pré­paré depuis plusieurs mois un «festival de la jeunes­se» pour les 11 et 12 mai. Elle l'annula deux heu­­­res avant son ou­verture sous un prétexte fallacieux; en réalité elle voulait éviter le con­tact qui se serait produit entre les jeunes ras­semblés par elle et ceux qui venaient de se battre la veille sur les barricades, dans cette nuit de la rue Gay-Lussac qui fut le véritable fes­tival de la jeunesse.

 

Ce sont aussi les jeunes qui, dans la plupart des cas et notamment chez Re­nault ont pris l'initiative de débrayer et d'occuper les entre­prises, sans attendre des consignes syndica­les, bousculant par­fois l'inertie des organismes syndicaux. Au cours des journées de grève, les fric­tions entre les appareils syndicaux et les jeu­nes travailleurs se sont multipliées. On pour­­rait en dresser un tableau assez impres­sion­nant. La manifestation de la C.G.T. du 29 mai fut largement décidée pour éviter un dé­bor­dement des syndicats par les jeunes travail­leurs. Chez Renault, l'affaire avait pris des pro­por­tions nota­bles.

 

II faut traiter un peu plus longuement la ques­tion des «blousons noirs» et d'autres jeunes appartenant à ces «ban­des» des faubourgs et de la banlieue dont il avait été souvent ques­tion dans la presse depuis des années. Du fait de leur participation avec une combativité ex­trê­me dans les batailles de rue, se­mant la peur parmi les forces de répres­sion, les pires propos ont été déversés contre eux dans divers milieux. Au cours des événements, le ministre de l'Inté­rieur, Fouchet, qui n'était ja­mais avare de termes provocateurs, a osé employer le terme de «pègre» pour salir ces jeu­nes. Cette jeunesse n'a rien de commun avec la pègre. Les truands sont toujours les meilleurs défen­seurs de l'ordre bour­geois. Lors de l'affaire Ben Barka on a vu qu'ils étaient dans les meilleurs ter­mes avec les plus hauts fonctionnaires de la police, qu'ils relevaient souvent de services de police parallèle, qu'ils se confondaient avec les barbouzes qui gra­vitent dans les plus hautes sphères poli­tiques de la Ve République, les ban­des auxquelles de Gaulle fait appel aujour­d'hui pour «l'action civique». C'est là que se trou­ve la pègre, s'étendant du haut gratin de la société aux truands qui patronnent les bas-fonds. Ces soute­neurs de la Ve République sont dans la plus belle tradition de la Société du 10 décembre de Napoléon III.
Les «blousons noirs» et autres jeu­nes calom­niés par un ministre provoca­teur sont tout sim­plement de jeunes pro­létaires que la société de consommation néo-capitaliste a réduit à des conditions d'existence et de travail plus que pré­­­caires. Dépourvus d'une qualification pro­fes­­sionnelle, livrés les premiers au chô­mage par le progrès technologique, dé­pourvus d'es­poir, pourchassés quotidien­nement par une po­li­ce pour laquelle la répression est la forme la plus élevée de l'éducation, ces jeunes avaient accu­mulé en eux une haine farouche envers les forces de répression. C'était, si l'on veut, une forme très élémentaire de po­litisation con­tre la société capitaliste. Personne, à de rares exceptions près, n'avait eu un dialogue vérita­ble avec eux. Avec un sûr instinct, ils se sont mis aux côtés des étudiants. II s'agissait pour eux de prendre une revanche de toutes les vexations que la police leur avait fait subir. Au cours des événe­ments, un journaliste d'une station de ra­dio demandait à l'un de ces jeunes quel était le motif de sa participation aux manifestations.
II attendait peut-être une ré­pon­se de caractère politique plus ou moins ma­la­droi­te. «Je viens pour bouf­fer du flic», lui répondit-il. Selon les in­formations de presse on n'a enregistré au cours de ces journées de lutte que très peu de cas de pillage. Cela prou­ve que ces jeunes n'étaient pas intéressés à s'em­parer de telle ou telle marchan­dise de la société de consom­ma­tion dont ils étaient pri­vés, mais qu'ils étaient bien plus préoccupés d'attaquer les com­mis­sariats de police ou la Bourse des valeurs. Ce ne sont pas là des objec­tifs de la pègre. Dans ces journées de combat, ces jeu­nes ont connu comme beau­coup d'autres une maturation po­li­­ti­que qui aura ses effets à l'ave­nir.
A l'exception des milieux estudiantins où il existait des groupes politiques bien ca­rac­térisés et structurés, minoritaires par rap­port à l'ensemble des étudiants, et des C.A.L. qui com­mençaient à se créer chez les lycéens, par­tout ailleurs la jeunesse n'avait aucune orga­nisation à elle. Dans cette situation, la seu­le so­lution résidait dans une large im­pro­visa­tion, ce qui fut le cas. Que cela plaise ou non aux bureaucrates, cette improvi­sation en pleine liberté de formulation de points de vue très contradictoires a donné des résultats dé­passant de très loin tout ce qu'eux-mêmes obtenaient avec les moyens modernes de travail dont ils disposent. II en fut ainsi parce que, pour la première fois depuis très long­temps, on faisait appel à Ï'initiative de chacun. Aucune personnalité ne se trouvait brimée, chacun pouvait s'expri­mer en toute liberté. Non seulement la personnalité s'exprimait sans contrainte, dans de telles conditions elle se dévelop­pait de jour en jour.

 

Nous ne donnerons pas ici un tableau des groupes politiques, jeunes ou adul­tes, qui ont été à l'avant-garde du mou­vement. Les événe­ments ont permis de tester chacun d'eux, ses hom­mes et sa politique, face aux cir­consta­n­ces. Cette question sera traitée dans des ar­ticles distincts; c'est le cadre général qu'il im­porte de définir ici, pour mieux com­prendre et juger ce que les uns et les autres ont fait aux divers moments de l'action.

 

De toute façon, il n'existait pas dans le mou­vement une équipe ou un groupe disposant d'une autorité suffisante pour s'imposer sans con­testation. A chaque étape, on vit des dis­cussions se produi­re, y compris au départ des manifesta­tions (à Denfert-Rochereau par exem­­ple) ou même au cours des mani­fes­ta­tions (gare de Lyon par exemple). D'une fa­çon générale, les résultats ont été loin d'être mauvais; il n'y fut pas, à notre avis, commis de fautes graves. Des mo­ments de malaise ou d'incertitude, com­me le 8 mai, ont été rapide­ment sur­montés. Les choses ne se sont dété­rio­rées qu'à la fin; ainsi le 29 mai, il fallait alors déterminer une stratégie, une tactique qui auraient permis de met­tre le mouvement sur la voie de la conquête du pouvoir. Mais l'avant-garde telle qu'elle était constituée ne dispo­sait pas objectivement des éléments pour le faire. Ces conditions doivent être trans­formées car les luttes de demain seront beaucoup plus difficiles et le pro­blème de la direction deviendra vital.

 

L'avant-garde, hétérogène politiquement, or­ga­nisée seulement dans ses minorités, avait glo­balement un niveau politique élevé. Elle était consciente que l'objec­tif du mouvement était le renversement du capitalisme et l'instau­ration d'une so­ciété construisant le so­cialisme; que la politique des «voies paci­fiques et par­lementaires», de la «coexistence paci­fique» étaient une trahison du socialis­me; elle rejetait tout nationalisme petit bourgeois et exprimait son internationa­lisme de la façon la plus saisissante; elle avait une conscience for­tement an­tibureaucratique et une volonté farouche d'assurer la démocratie dans son sein. Elle acceptait l'existence de groupes po­litiques différents comme une chose nor­male, et craignait seulement, en raison de l'expé­rien­ce stalinienne, un patrona­ge du mouve­ment par un quelconque de ces groupes.

 

Dans de multiples occasions, on la vit par­ve­nir à élaborer collectivement des déci­sions témoignant d'une maturité po­litique éle­vée. Mais il serait indigne de notre part de ne pas dire que, dans quel­ques cas, on a pu consta­ter une capa­cité encore insuffisante dans le domaine de la stratégie et de la tacti­que politi­que. Si nous parlons de tendances ultra gau­chistes chez elle, ce n'est pas du tout pour faire plaisir à des militants encore influ­encés par les staliniens; nous n'a­vons aucune raison de céder aux préju­gés nourris par ces der­niers. Mais nous retrouvons dans de telles ten­dances d'abord une manifestation commu­ne à tous les groupements révolution­naires de jeunes en toute période. Ces ten­dances se trou­vent accentuées à présent par réaction au réformisme avancé et à la trahison du P.C.F. Nous sommes pro­fondément con­vain­cus que, du jour où cette jeunesse révolu­tion­naire trou­vera un écho révolutionnaire dans une partie appréciable de la classe ou­vrière, elle acquer­ra sans difficultés la capa­cité stra­tégique et tac­tique indispensable pour les lut­tes extrê­mement ardues de de­main.
IX.PERSPECTIVES ET TâCHES

Mai 1968 a été, répétons-le une fois encore, la première phase de la révolu­tion socialiste en France. La crise qui pouvait se dénouer par la prise du pou­voir au cours de quelques journées a fait place à une période de gran­des grè­ves dans lesquelles le pouvoir n'est plus un objectif immédiat. Une autre vague révo­lutionnaire suivra, on ne peut dire quand, mais elle aura certainement lieu. Les condi­tions objectives (entre autres la situation de l'éco­nomie française dans le contexte inter­na­tional) joueront un grand rôle dans son déclen­chement.D'ores et déjà tous les capitalistes de France pleurent misère à la suite des concessions qu'ils ont dû faire aux tra­vailleurs. L'économie française, disent-ils, ne pourra faire face à la concurrence internationale. Cet argument n'est pas particulièrement valable pour les travail­leurs dont les intérêts sont opposés à ceux des capitalistes. En outre, il est passablement exa­géré, car le mouvement de Mai 1968 aura aus­si comme consé­quence internationale que les capitalistes dans les autres pays, ne tar­de­ront pas à devoir faire eux aussi des conces­sions à leurs exploités par crainte de les voir suivre l'exemple français.

Les difficultés de l'éco­nomie française se situent ail­leurs. D'une part, malgré le processus de concentration qu'el­le connaît, cette concentration est dans de nombreux do­maines encore bien loin du niveau at­teint dans d'autres pays. Les ouvriers n'ont d'autre intérêt dans cette question que la re­cher­che des moyens pour em­pêcher qu'elle ne se fasse à leurs dé­pens.L'économie française souffre également de la po­litique de «grandeur» que lui inflige de Gaul­le. Celle-ci l'engage dans l'exécution de projets démesurés, dan­gereux et inutiles comme celui de la «force de frappe», ou d'un prix supé­rieur à celui qui résulterait d'une utili­sation rationnel­le de la division interna­tionale du travail. Chez de Gaulle on est pour «l'indépendance» à tout prix, c'est-à-dire en fait au prix des plus grands sacrifices des travailleurs.

Le mouvement de Mai 1968 donnera-t-il à réfléchir sur ce point à de Gaulle et à ses exécutants? En tout cas, les tra­vailleurs ne subiront désormais plus ce qu'ils ont connu pendant dix ans.Un dernier point à relever encore à propos de l'économie. Ne nous a-t-on pas rebattu les oreil­­les avec la politi­que financière réaliste de de Gaulle, avec le franc solidement assis sur l'or? Sur ce point comme sur tous les au­tres, c'est une faillite totale de ce grand esprit.Les conditions subjectives méritent qu'on s'y arrête plus longuement car l'avant-garde peut par son action vrai­ment les modifier dans un sens qui lui soit favorable.De multiples problèmes politiques et orga­ni­sa­tionnels se posent à des niveaux très diffé­rents; il existe des problèmes politiques parti­cu­­lièrement importants, car il est impossible de soulever la question du gouvernement sans four­­nir de réponse sur le programme d'un éven­­­­tuel gouvernement. II se pose des pro­blèmes de politique d'orga­ni­sation pour l'avant-garde :

1) au niveau des grandes masses et de leurs organisations;
2) au niveau d'une avant-garde très large dans le domaine plus particulier de l'ac­tion;
3) au niveau d'une avant-garde nu­mérique­ment moins large mais très po­litisée. Nous n'avons évidemment pas la prétention de don­­ner des réponses défi­nitives à tous ces pro­blèmes. Notre but est de fournir des éléments suscep­tibles de servir de base à une discussion fruc­tueuse. Les événements qui ont eu lieu sont d'une telle importance, la richesse de leurs enseignements est si grande, les problèmes qu'ils posent si complexes qu'ils ne peuvent être résolus en vase clos.
Abstraction faite des problèmes posés par les grèves économiques qui ont lieu dans le sillage de la grève généralisée, au niveau des lar­ges masses les pro­blèmes suivants se po­sent pour l'avenir: une perspective qui mène à la société socialiste, la préparation des gran­des luttes futures et d'une direction révolu­tion­naire pour celles-ci, la défense de ces élé­ments de «dualité de pouvoir» résultant du mou­­ve­ment de Mai 68, les problèmes de l'Uni­versité et de l'ensei­gnement où le conflit entre le pouvoir et les intéressés qui concerne tous les travailleurs demeure irréductible.La défense des étudiants et des univer­si­tai­res contre le pouvoir bour­geois ne man­quera pas de prendre des formes multiples qu'on ne peut toutes prévoir. On peut être certain que le gou­vernement ne tolérera pas longtemps ce qui se passe à la Sorbonne, où se trouve un foyer révolutionnaire, un haut lieu du socialis­me et de l'internationalisme.
Pour en assurer la défense, il faut en faire comprendre l'importan­ce aux grandes masses. II faut établir un sys­tème de liaison de plus en plus étroites entre les étudiants et les travailleurs. Le gou­ver­nement cherche à faire la distinction entre les «bons» étudiants qui veulent poursuivre leurs études et les autres qui ne songent qu'à l'agi­tation. La liaison étudiants-ouvriers n'est pas une affaire d'un jour; elle reste une des tâches que l'avant-garde doit quo­tidiennement main­te­nir et renforcer.II ne s'agit pas d'un problème secon­daire. II n'est pas surprenant que les deux forces adver­­ses intéressées au maintien de l'ordre établi, l'État bour­geois et la direction du P.C.F., s'expriment en termes à peu près identiques envers les dirigeants des différents mouve­ments révolutionnaires chez les étudiants. Dans ce secteur l'avant-garde socialiste et ré­vo­lu­­­tionnaire est en fait politiquement dominante et constitue un point d'appui précieux pour tous les militants révolu­tionnaires, à quelque ten­dan­ce qu'ils appartiennent.Ne pas comprendre la place exception­nelle de la Sorbonne aujourd'hui pour la cause du socia­lisme mondial, c'est faire preuve d'une cécité impardonnable. On ne peut conquérir de nou­vel­­les positions si l'on n'est pas capable de défendre les positions déjà conquises
A) UN PROGRAMME DE TRANSITION
Nous avons indiqué les causes les plus essentielles qui ont empêché le mouve­ment de franchir le cap décisif du pou­voir, à savoir en pre­mier lieu la trahi­son des directions tradition­nelles, no­tamment celle du P.C.F. et de la C.G.T., que suivaient les masses les plus déci­si­­­ves, en second lieu, dans une mesure de na­ture différente, l'absence d'élé­ments orga­nisés capables de constituer une direction de re­chan­ge aux yeux de la classe ouvrière. Ce n'est pas tout. Les militants qui constituent la minorité révolutionnaire ont été handicapés par une la­cu­ne considérable dans leur arse­nal politique: l'absen­ce d'un programme de transi­tion.Que voulons-nous dire par là? Dès que la lut­te s'est engagée on a pu, d'une manière rela­tivement facile, éta­blir le programme des re­vendications immédiates essentielles de la clas­se ou­vrière: il suffisait pour cela d'écouter les tra­­vailleurs. D'autre part il était aisé d'expliquer que ces revendications im­médiates ne pour­raient être garanties que par un gouvernement représentatif des travailleurs et que tout gouver­ne­ment lié à la bourgeoisie serait un moyen de l'ennemi de classe pour gagner du temps avant de partir à la reconquête du terrain perdu. A ce moment-là, se posaient aussi des questions aux­quelles l'avant-garde révolutionnaire n'a pas ré­pondu de manière suffisante.
Même le Parti communiste Internationaliste, qui disposait dans son programme des répon­ses à ces questions, pris par le tourbillon des événements, a répondu avant tout à des questions posées d'une façon di­­recte et n'a pas utilisé suffisamment l'arme­ment politique qu'il possédait de­puis des an­nées.Les questions qui se posaient peuvent se ré­su­­mer synthétiquement de la façon suivante:a) Comment s'établirait un gouverne­ment des travailleurs ?b) En dehors de la satisfaction des re­ven­dications immédiates des ouvriers, quel serait son programme non seule­ment pour ceux-ci, mais pour toutes les masses travailleuses du pays car un gou­vernement ne peut pas ne pas avoir un programme d'ensemble.Ces questions se poseront à nouveau lors des prochaines crises révolutionnai­res; elles se po­seront même de façon plus aiguë, car les pro­chains mouve­ments ne démarreront pas seule­ment à partir de revendications immédiates et pour elles seulement. Déjà certaines re­ven­di­cations étaient soulevées en Mai 1968 qui dé­pas­saient le cadre des besoins immédiats de la classe ouvrière.Le programme qui s'impose est ce que nous appelions depuis longtemps un programme de transition, terme qui a été repris par d'autres mais dans un sens que nous avons repoussé comme erroné. Pour traiter concrètement de cette question, partons du fait qu'au cours du mouvement la C.F.D.T. a avancé des reven­di­cations plus générales, rela­tives à la parti­ci­pation des travailleurs à la gestion des entre­prises.
Les ouvriers en effet ne cherchent pas qu'une amé­lioration de leurs conditions immé­dia­tes. Ils ne veulent pas être des rouages de l'économie, comme ceux d'une machine, qui seraient mieux entretenus que par le passé. Ils veulent ne plus rester les objets qu'ils sont dans l'économie capi­taliste. Les dirigeants de la C.G.T. ont répondu à ces problèmes par la voix de Séguy que l'autogestion, c'est u une formule vague n (20 mai chez Renault). C'était tout sim­plement la réponse d'un bureaucrate pour qui tous les pouvoirs, que ce soit au syndicat, dans le parti, à l'entreprise ou dans le pays, doivent se trouver dans les mains d'un appareil. Le système stalinien a été et reste son modèle.Mais l'époque de ce système - qui d'ailleurs n'avait jamais eu aucune justi­fication marxiste - est désormais révo­lue. II est impossible de gérer la socié­té, l'économie, l'école, les organi­sa­tions ouvrières, etc... sans que ceux qui y sont les producteurs, les consomma­teurs, les par­ti­cipants, les membres, n'y soient associés démocratiquement.
Ce sont les patrons d'une part, les bureau­crates d'autre part, qui s'avèrent dé­sor­mais de plus en plus superflus.L'aspiration à des changements de structure est reconnue même par de Gaulle, qui dans son récent entretien à la radio a cherché une fois de plus à offrir le même os à ronger, la collabo­ra­tion du capital et du travail, comme une décou­verte permettant de renvoyer dos à dos le capi­talisme et le commu­nisme. Cette décou­verte est à peu près aussi vieille que les pre­miers heurts entre le capitalisme et le mouvement ouvrier. De Gaulle a tout de même vou­lu préciser sur un point ce que, selon lui, serait cette collabo­ration: il faut un chef qui commande dans les en­tre­­prises. Ce point de vue est identique à sa conception de la société: elle doit avoir un chef, de Gaulle lui-même. II a baptisé sa con­ception cette fois-ci du terme «participation». La participation que l'on verra dans la période qui vient, nous l'avons connue abondamment pen­dant le mois de mai, c'est celle des C.R.S. et des gardes mobiles.Si l'on examine les revendications de la C.F.D.T. dans le domaine de la ges­tion des en­treprises, on peut dire qu'el­les ont engen­dré l'ambiguïté chez ceux qui les défen­daient. Pour la direction de cette centrale et pour un grand nombre de ses militants, ces revendi­cations ne mettaient nullement en cause l'or­dre capitaliste; elles avaient pour but de faire disparaître certains traits du capi­talisme, hérités du XIXe siècle et de procéder à un certain nombre de ré­formes qui permet­traient au système ca­pitaliste de fonctionner plus efficacement.
Peur d'autres militants, ces revendica­tions devaient servir à provoquer la sub­stitution d'une société socialiste au ca­pitalisme. Autre­ment dit, ces revendica­tions conduisaient dans l'esprit de leurs promoteurs à l'inté­gra­tion des travail­leurs et de leurs organisations dans un État capitaliste technocratiquement ré­­nové. Par contre, dans notre conception, le pro­gramme de transition est un en­semble de revendications générales grâ­ce auxquelles les masses, en se mobi­lisant, entrent en conflit avec l'État bourgeois, créent les premiers or­ga­nes d'un État ouvrier et sont amenées à s'em­parer du pouvoir pour commencer la construction d'une société socialiste.Ce programme ne peut être qu'un pro­gram­me anticapitaliste dont la logique interne pour être valable doit correspon­dre à la logique du mouvement des masses.
Aucune organisation ne peut pré­tendre l'établir seule. Ce program­me ne peut être que le produit de la confron­tation de larges assemblées, auxquelles par­ti­ci­peraient non seulement les ou­vriers, les enseignants, les étudiants, les intellectuels, com­me cela fut ébau­ché dans les meetings de la Sorbonne et des Universités, mais aussi les repré­sentants de toutes les couches de la population laborieuse, les ménagères, les soldats, les petits commerçants, les pay­sans travailleurs, etc. A propos de l'Uni­versité, cer­tains ont associé la formule «pouvoir étu­diant» à celle du «pou­voir ouvrier», etc. II ne peut y avoir de tels «pouvoirs» valables dans le cadre d'un État capitaliste. L'auto­gestion - à l'Université, dans les entreprises ou ailleurs - n'est un élément valable qu'asso­cié à un État délivré du capita­lisme et dans lequel règne la démocratie ouvrière.
Dans l'immédiat, une confrontation des be­soins et des revendications ne peut se faire que dans des cercles relative­ment limités, mais dans une période de crise révolution­naire, les comités ainsi créés (comités ou­vriers, comités de mé­nagères et de petits com­merçants, comi­tés de paysans, comités de soldats, etc.) seraient d'une part le lieu d'éla­boration d'un réel programme de tran­sition, et pourraient d'autre part former une sorte d'États généraux des masses labo­rieuses du pays, le réseau au moyen duquel. par la fédération de ces comités à l'échelle loca­le, régionale et nationale, ils devien­draient les organes du nouveau pouvoir, qui mettraient en application ce programme, les organes sur lesquels pourrait s'appuyer et être contrôlé un gouvernement, qui serait ain­si vraiment le gouvernement des travail­leurs.Nous avons montré la confusion faite au cours de la grève entre les organis­mes syn­dicaux bureaucratisés et les comités de grève.
De ce que nous ve­nons de dire, ils découle clai­rement que comités et syndicats ne s'excluent pas; ce sont des organismes aux fonc­tions et aux tâches différentes. Les reven­dica­tions immédiates des travailleurs ne dis­paraî­tront pas dans un nouveau régime, et les syndicats y auront pour tâche essentielle d'assurer la défense de ces revendications. Sans dénier aux syndi­cats le droit d'avoir leur opinion sur des problèmes plus généraux, les comi­tés constitueront la forme politique englo­bant les plus larges masses où celles-­ci pour­ront, en ce qui concerne la mar­che générale de la société (planification, éducation, justice, politique internationa­le, etc.) s'éduquer dans des confronta­tions entre courants d'idées, en­tre pro­grammes opposés, et prendre des déci­sions qu'elles mettront en application. Ces comités deviendront ainsi des organes de pou­voir associant les masses à celui­-ci de façon permanente, et non sous la forme de la farce «démocratique» des élections tous les qua­tre ou cinq ans. Ces comités - ils s'appe­laient soviets en 1917 en Russie - sont des organes offrant la plus grande souplesse pour associer les masses les plus larges, et le seul moyen de préparer le dépérisse­ment de l'État selon la conception de Marx et de Lénine.
Nous n'avons pas la prétention d'ex­poser ici un programme de transition achevé. Nous nous bornerons à indiquer quelques points qui, outre les revendica­tions déjà mises en avant, nous parais­sent devoir être à la base d'un tel pro­gramme :- Élévation du niveau de vie des masses ; diminution de la semaine de travail, dictée par l'élévation de la pro­ductivité et la nécessité d'éliminer le chômage;- Nationalisation sans indemnités ni rachat des entreprises et industries clés; suppression du secret commercial; éta­blissement du mono­po­le du commerce extérieur; instauration du con­­trôle ou­vrier préparant la gestion des entre­prises par ceux qui y travaillent;- Établissement sous le contrôle dé­mocratique des masses d'un plan écono­mique au profit des masses (logements, écoles, routes, hôpitaux, transports ur­bains et médecine gratuite, etc.) et rompant avec le modèle de consomma­tion de la bourgeoisie ;- Allégement de l'administration, éta­blissement du contrôle de celle-ci par des comités popu­laires;- Dissolution des forces de répres­sion ; rem­placement de l'armée de mé­tier par un système de milices et l'ar­mement des travailleurs;- Législation sociale audacieuse pour la jeu­nes­­se et pour les femmes;- Nationalisation des grandes exploi­tations agri­coles; établissement de fer­mes d'État modè­les; développement de l'enseignement agricole; aide multiple aux coopératives agricoles de pro­duc­tion ou de vente;- Retrait de toute alliance militaire ; aide sans contrepartie politique aux peu­ples luttant pour leur indépendance et aux peuples qui ont été autrefois colo­nisés par l'impérialisme français,- soli­darité envers les mouvements révolu­tion­nai­res qui commencent à se déve­lopper en Europe en vue de la création d'une fédération socialiste des pays eu­ropéens[3].
B) LA CONSTRUCTION D'UNE DIRECTION RÉVOLUTIONNAIRE
Sans programme de transition utilisé de tacon rationnelle, pas de mobilisation possible des mas­ses. Mais comment ce programme pourra-t-il être élaboré par des comités de masse, s'il n'exis­te pas à différents niveaux mentionnés plus haut des groupes organisés pour rassem­bler les masses, leur poser les problè­mes, les mettre en action? Nous allons examiner par quelles voies il paraît pos­sible de traiter le problème très général de la construction d'une direction révo­lutionnaire, à l'entreprise, dans les quar­tiers, et à l'échelle de toute la nation.Au niveau des grandes masses, le mouve­ment de Mai 1968 a montré, sans contestation possible, que si le «déto­nateur» étudiant a fonctionné à plusieurs reprises, au moment où il a fallu fran­chir le cap du pouvoir, c'est une direc­tion de rechange ou seulement des élé­ments organisés d'une telle direction qui ont man­qué dans les entreprises. On a pu relever l'insistance avec laquelle les dirigeants syn­di­caux soulignaient la vo­lonté des entre­prises de ne pas avoir d'«ingérence extérieure». Ils n'avaient rien demandé aux ouvriers à ce sujet, mais ils spéculaient sur les craintes des cou­ches les plus arriérées d'être manœuvrées.
C'était chez les staliniens un reflet des couplets bourgeois sur les «agitateurs» venus d'on ne sait où, de l'étranger le plus souvent, etc., qui per­turbent les bons travailleurs français.Comment créer une direction de re­change, les éléments organisés d'une telle direction ? S'il avait existé dans quelques usines de taille moyenne, aux heures décisives, de véritables comités de grève élus, répondant aux aspira­tions et aux volontés de la base, certains de ces comités auraient pu prendre par exemple la décision de convoquer tous les comités ou les fortes minorités en accord avec eux dans une conférence. Ce n'est pas une invention de notre part mais une expérience ancienne qui s'est renou­velée chaque fois où il a existé de vrais comités de grève. De tels comités indépendants des appareils auraient ainsi pu surmonter ce pré­jugé d'«ingérences extérieures» et avoir une audience que les étudiants ne pouvaient avoir.
La possibilité que, dans la vague révo­lution­naire future, puissent exister de tels éléments d'une direction de rechan­ge, des éléments qui, par leurs appels et par la politique indépendante dont ils entendent poursuivre le combat dans les entreprises, en contestant l'orientation réformis­te de la direction de la C.G.T. comme l'ont fait l'U.N.E.F. et le SNESup au cours du mouve­ment, une telle pos­sibilité ne peut être créée à la dernière minute mais en engageant dès à présent la lutte contre cette orientation réformis­te dans le mouvement ouvrier et en par­ticulier dans les syndicats qui, étant des organismes permanents de la classe ou­vrière, retrouvent la place primordiale dans des périodes qualifiées de norma­les, c'est-à-dire entre des périodes de lutte aiguë. De ce point de vue se pose, en premier lieu, l'existence des condi­tions qui permettent aux ouvriers syndi­qués de prendre position entre deux orientations opposées l'une à l'autre, c'est-à-dire l'existence de la démocra­tie ouvrière dans les syndicats, dans les entre­pri­ses, dans les manifestations, dans toutes les organisations d'où elle a été éliminée au cours des années de stalinisme.
Nous nous trouvons là devant un pro­blème cru­­­cial. II existe d'ailleurs un lien que chacun a pu constater entre la lutte contre l'autoritarisme du régime gaullis­te et la lutte contre l'omni­po­tence des directions syndicales. Le reflet d'une tel­le situation est apparu lors de la mani­fes­tation au stade Charléty, le jour même où les ouvriers avaient rejeté les accords de la rue de Grenelle, quand on enten­dait les cris parallèles «Démission de Gaulle» et «Démission Séguy».Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans le détail d'une telle lutte intérieure aux syndicats. II sera impossible d'empêcher, dans la C.G.T. tout d'abord et dans tou­tes les organisations de mas­­ses, qu'une discussion ait lieu concernant la ligne suivie au cours du mouvement. Nous ne doutons pas que fa direction de la C.G.T. et du P.C.F. voudra se dérober à un tel débat. La dénonciation des «pro­vocateurs» a précisé­ment cet objet, car on ne discute pas avec des provocateurs. Mais ce débat est inévitable, car nom­breux sont les militants syndicaux qui ont exprimé des critiques de fond de la ligne suivie en Mai 1968.Dans le P.C.F. aussi, la discussion sera iné­vi­­table.
II est possible que la direc­tion veuille noyer le poisson, en occu­pant les militants dans un activisme ren­forcé, notamment pen­dant la campagne électorale, et en touchant la corde sen­sible des militants qui vibre chaque fois que le pouvoir attaque leur parti. Mais déjà les intellectuels ont exprimé leurs reven­di­ca­tions au sein du P.C.F. Dans L'Humanité du 5 juin, une déclaration officielle du P.C.F. men­tion­ne l'existence d'une lettre adressée à la direction de ce parti par un certain nombre d'intel­lec­tuels membres du P.C.F. Pour con­naître le contenu de cette lettre, il a fallu con­sulter le numéro du Monde paru le même jour. Ce qui dans la déclaration officielle du P.C.F. était qua­lifié pudiquement de mise en cause de «l'appli­cation de la politique du parti» se trou­vait dit dans la lettre des intellectuels de la fa­çon suivante :«Leur constatation commune (aux mil­lions de travailleurs, à la jeunesse des usines, des uni­versités et des lycées, à la grande majorité des intellectuels) met en cause, à travers le régime gaul­liste, les bases même du système social actuel. En tentant au départ de freiner cet élan exceptionnel, la direction a cou­pé le parti d'une grande force de réno­vation socialiste... A la gare de Lyon... de nombreux communistes étai­ent là.
Le parti, non. Ainsi se trouve facili­tée la provocation du pouvoir, désireux d'iso­ler, voire d'écraser le mouvement étu­diant. Pour­tant, sans ce mouvement... les usines n'au­raient pas été occupées... et d'autres perspec­tives ne seraient pas désormais ouver­tes au com­bat ouvrier dont le rôle est décisif... Le débat qu'im­posent les événements sur les orienta­tions, la structure et l'avenir du mouve­ment révolutionnaire ne saurait mainte­nant être esquivé. Une franche analyse de la réalité, des initiatives politiques audacieuses, doivent à tout prix permet­tre d'établir des liens avec les forces nouvelles qui se sont révélées dans la lutte pour le socialisme et la liberté.En guise de liens avec ces forces nouvelles, L'Humanité au nom de tous les staliniens qui restent à la tête du P.C.F. et de la C.G.T. n'a trou­vé que des formules de dénonciation à la ré­­­pres­­sion, calomniant les étudiants qui se sont rendus à Flins, les traitant de «pro­voca­teurs».La direction veut une «discussion» à la maniè­re habituelle, c'est-à-dire une condamna­tion prononcée à la hâte par cette chambre d'enregistrement des dé­cisions du Bureau Politique qu'est le Comité Central du Parti.
Mais l'opéra­tion ne sera plus aussi facile à effec­­tuer. Est-il vrai que Garaudy serait en accord avec ces in­tel­lectuels? Et pour­quoi L'Hu­ma­nité ne mention­ne-t-elle pas le fait que ces intellectuels, ayant eu de la direction une fin de non-recevoir dans la rencontre des 1er et 3 juin, ont occupé pendant quelques heures les locaux de la Fédé­ration de Paris, rue La Fayette? C'est un exem­­ple qu'elle ne juge pas bon de faire con­naî­tre...Les militants ouvriers du P.C.F., qui ont des fonctions dans le mouvement syndical et dans les entreprises, ont été placés devant des res­ponsabilités, des questions mettant en cause les liens avec leurs camarades de travail qui les affectent quotidiennement. Nombre de ces mili­tants communistes ne pourront rester indifférents au fait que la politi­que de leur parti envers la jeunesse a fait faillite au delà de toute expression.
On sait aussi que la célèbre formule de Marchais, «l'Allemand Cohn-Bendit», a choqué beaucoup de militants qui n'y ont pas vu qu'un lapsus fâcheux.Dans l'histoire du P.C.F. depuis qu'il a été sta­li­nisé complètement, les élé­ments d'une cri­se majeure se trouvent réunis pour la première fois, à savoir une direction au prestige affaibli; une politique désavouée par de larges cou­ches de la classe ouvrière ; une faillite totale dans un domaine aussi sensible que celui de la jeu­nesse. La direction du P.C.F. et de la C.G.T. ne se rendra certainement pas sans combat. A vrai dire, son entêtement dans le maintien de la politique et du régime du parti est au moins aussi grand que celui de de Gaulle en ce qui concerne son auto­rité dans l'État. Une des tâc­hes essen­tielles pour quo la prochaine va­gue ne reste pas sans direction de rechange consiste à mener sans tarder une lutte pour une discussion dans la C.G.T. et, pour ceux qui en sont membres, dans le P.C.F. Cette dis­cussion doit partir du bilan des événements de Mai 1968 et de la politi­que suivie pendant ce mois.
Cette lutte doit être liée à celle pour la démocratie ouvrière afin que la base soit en état de choisir entre deux orienta­tions.Dans la C.G.T. au moins, cela posera d'une fa­çon tranchante la question du droit de ten­dance, c'est-à-dire du droit de ceux qui ne pensent pas comme la direction de se concer­ter pour défendre nationalement une orienta­tion commune dans les différents syndicats. Ce droit démocratique élémentaire est à pré­sent un monopole et un privilège de la direc­tion. Comment peut-on à la fois préten­dre lut­ter pour la démocratie dans la société et la bafouer dans sa propre or­ganisation?Cette bataille pour la démocratie ou­vrière - qui ne peut évidemment pas se mener de façon abstraite, dégagée d'une opposition de li­gnes dans le mou­vement de Mai 1968 - est capitale. Si la démocratie ouvrière avait exis­té, on ne peut dire avec une certitude complè­te que la trahison du mouvement par la direction aurait été évitée, mais elle n'aurait pu s'opé­rer que dans des con­ditions très difficiles pour cette direc­tion et il n'aurait pas été impossible à une minorité ouvrière suffisamment forte de parvenir, par son action, à porter le mouvement au delà de ce qu'il avait at­teint par lui-même.
Passons maintenant au niveau d'une avant-garde relativement large. Le pre­mier problème qui se pose est celui des comités d'action qui se sont créés spon­tanément pendant le mois de mai. Ces comités correspondent au nom qu'ils portent; ils n'ont pas de programme dé­terminé, pas de structure imbriquée du bas en haut de l'échelle nationale. Ces comités sont en fait des groupes d'acti­vistes qui intervien­nent quotidiennement dans les quartiers ou les entreprises pour imposer par leur action des choses qui ne peuvent être obtenues lé­ga­lement ou qui ne le seraient légalement qu'au prix de gros efforts, de frais et d'un temps considérables. L'existence de tels co­mi­­tés d'action est évidemment liée à des circonstances propices, plus particulière­ment à des formes plus ou moins em­bryonnaires de «dua­lité de pouvoir». II est très important de main­tenir et de renforcer ces comités aussi long­­­temps que les circonstances le permet­tront, en leur donnant des objectifs d'ac­tion, qu'il s'agisse de la défense d'élé­ments de «dua­lité de pouvoir», existants ou de la créa­tion de nouveaux, ou bien qu'il s'agisse aussi d'autodéfense contre les attaques des forces de répression et des forces de l'«action civi­que» men­tionnées par de Gaulle.
II est en effet inévitable que la bourgeoisie s'efforce dé­sormais de recourir d'une part aux forces éta­tiques, d'autre part à certaines forces para-étatiques, pour intimider et réprimer. Cela sera vrai non seulement tant que de Gaulle res­te­ra au pouvoir, mais également s'il s'éta­blis­­sait un «gou­vernement de gauche». II ne faut pas attribuer au hasard le fait que les direc­tions de masse de tout genre, syndicales ou politiques, réformistes classiques ou stali­niennes, etc... n'ont jamais défendu parmi les revendications ouvrières récen­tes pendant le mois de mai, le mot d'ordre de la dissolution des forces de répression (C.R.S., gardes mo­biles...) alors que la colère, la haine même des masses contre ces forces étaient à leur com­ble. Ces di­rections ont le «sens de l'État» bour­geois qui ne peut se passer de forces de répression.On ne peut penser qu'entre deux cri­ses révolutionnaires, la situation sera au calme plat. Nous connaîtrons désormais de multiples incidents, plus ou moins grands, dans lesquels les forces sociales s'affronteront. Une politique révolution­naire dans de telles conditions doit con­sister entre autres en une sorte de «guérilla politique», un harcèlement constant de la société bourgeoise sur les points les plus divers. Une telle lutte relève tout particulièrement des comités d'action pour leur permettre de tenir les masses en haleine, de connaître mieux les besoins et les revendications de ces masses, et de préparer ainsi leurs pro­chaines actions.
Des problèmes plus compliqués se situent au niveau de l'avant-garde. Les éléments de la situation sont les sui­vants: Nous nous trou­vons en présence (1) de groupements et d'or­ganisations formés depuis longtemps, ayant des pro­grammes élaborés; (2) des mi­litants que les événements des dernières années ont mis hors du P.C.F. (par exemple Vigier, Barjo­net parmi les plus connus ou les plus ré­cents). Nous pouvons prévoir que des ten­dan­ces ou des formations naî­tront ultérieu­re­ment dans le P.C.F. et en seront tôt ou tard expul­sées. La question de regrou­pements ré­vo­lu­tionnaires sous des formes diverses est inévi­table­ment mise à l'ordre du jour.
Ceux qui ont appartenu au P.C.F. et le quittent ou qui en sont exclus, s'ils veulent res­ter des militants, ne peuvent agir iso­lément. La plupart ne sont généralement pas disposés à entrer dans des forma­tions structurées depuis longtemps et dont le programme a été élaboré dans des conditions qu'ils n'ont pas partagées. Dans la période qui vient, pendant que des organi­sations anciennes recruteront, des organisa­tions se créeront aussi sur des bases politi­ques assez générales, qui donneront à leurs membres un milieu leur permettant à la fois de faire de nouvelles expériences politiques et de clarifier leurs positions.Les membres de la section française de la IVe Internationale pensent que la solution défi­nitive des processus qui se produisent dans l'avant-garde conduira, pour assurer le triom­phe de la révolution socialiste, à la création d'un parti de masse sur la base du programme marxiste-révo­lutionnaire qu'iIs ont défendu de­puis de longues années. Mais ils n'ont jamais pensé qu'un tel parti se créerait seule­ment par recrutement individuel, par la simple adhésion à l'organisation telle qu'elle est à présent.
Les partis ne se créent pas et ne se développent pas d'une telle façon.Le problème le plus complexe est ce­lui créé par les rassemblements nou­veaux de militants, comme le «Mouve­ment révolutionnaire» qui s'est créé le premier et qui ne sera certai­nement pas le dernier dans ce domaine. De tels grou­pes ne sont pas comparables aux forma­tions anciennes dans lesquelles se re­trouvaient en général, sous des sigles pério­diquement variables, des hommes figés sur des positions centristes. Ils seront formés avant tout de militants que les événements font évoluer politi­quement. L'attitude des trotskys­tes à l'égard de telles formations doit aider leur évolution vers des positions mar­xistes révolu­tionnaires fermes. II n'est pas question de recet­tes ni de trucs plus ou moins habiles à leur égard. Les trots­kystes auront une attitude politique ap­puyant tout ce qui est juste de leur part, critiquant ce qui est erroné, tenant comp­te du caractère mouvant de tels mouve­ments ou formations.
C'est évidemment vers leurs positions politi­ques que les trotskystes veulent faire évoluer l'avant-garde révolutionnai­re. La question d'or­ga­­nisation ne se pose qu'accessoirement. Un des obstacles sur cette voie est l'actuelle divi­sion du mou­vement trotskyste en France. Dans l'op­tique d'une réunification du mouve­ment trots­­kys­te, le P.C.[. s'est, au cours des évé­nements de Mai 1968, adressé aux deux au­tres formations se revendiquant du trots­kys­me pour envisager les moyens de modifier une telle situation. Aucune réponse n'est venue de l'O.C.I. qui, avec le groupe jeune de la F.E.R., a eu au cours des événements une politique aber­rante qui les a coupées de la partie la plus mûre politiquement dans Ï'avant-­garde. Par contre, un pas en avant a été fait par la consti­tution d'un comité de coordination entre la P.C.I., l'U.C. (qui publie Voix ouvrière) et la J.C.R., au­quel s'est joint ultérieurement le grou­­pe marxiste révolutionnaire.
X.LES RÉPERCUSSIONS INTERNATIONALES DE MAI 68
Il est impossible, au moment où nous écri­vons ces lignes, de faire un tableau com­plet des répercussions internationa­les des événe­ments de Mai 1968. Chaque jour de nouvelles manifestations sont signalées. Outre les échos immédiats, on peut s'attendre à des consé­quen­ces en profondeur qui s'exprimeront à une échéance moins immédiate.La révolte des étudiants français n'était pas la première en date. Dans plusieurs pays d'Europe et d'Amérique du nord de tels mouve­ments s'étaient produits, nés de la lutte contre la guerre du Vietnam, qui mettaient en avant des revendications d'ordre social. Nous n'igno­rons pas les mouvements des étudiants des pays dits sous-développés, mais de grandes poussées révolutionnaires s'y dé­veloppaient de­­puis longtemps, auxquels les étudiants étaient associés. Les mas­ses travailleuses des États d'Europe oc­cidentale étaient en grande majorité po­litiquement inertes, et les mouve­ments des étudiants paraissaient alors aller à contre-courant de la situation générale du pays.
II n'est pas douteux que l'offensive victo­rieuse du Têt a donné à tous les mou­vements d'avant-garde et à de lar­ges masses une impulsion considérable et encouragé tous les ennemis du capi­talisme et de l'impé­ria­lisme. Paris se lançant dans la bataille, on se déchaî­na partout. Paris retrouvait le prestige an­cien de ses traditions révolution­naires. Le soulève­ment des étudiants, suivi par la gigan­tesque explosion ouvrière, fut le signal du départ ou du renforcement des mouvements un peu partout. D'abord l'Espagne où la chute de Fran­co est à l'ordre du jour, l'Italie où les étudiants se lancent furieusement dans des assauts répétés, l'Allemagne occidentale - cette citadel­le américaine en Europe - l'An­gleterre, la Belgique, la Suède, etc. Par­tout l'appel de la révolution a retenti et a été entendu. Partout les étudiants ont défié l'ordre bourgeois, partout ils se sont tournés vers les ouvriers, partout le drapeau rouge a été hissé.
Les bâti­ments universitaires tendaient à devenir des territoires autonomes où cessait l'autorité de l'État bour­geois. Dans plu­sieurs pays, comme à Paris, les lycéens intervinrent dans la vie politique et so­ciale. La différence essentielle avec la France, c'est que nulle part n'a encore surgi un mou­vement ouvrier d'une ampleur plus ou moins comparable à celui de Mai 1968. Les réactions des travailleurs sont plus lentes à se manifester, mais on ne saurait douter qu'elles se produiront. Plusieurs politiciens, en général des so­ciaux-démocrates, ont été les premiers à le penser. Cela pourrait bien arriver chez nous, larmoyait Willy Brandt, et il n'était pas le seul à dire de telles cho­ses.Dans les pays sous-développés, les consé­quen­ces n'ont pas tardé à se faire sentir. A Dakar, à Santiago du Chili, à Buenos-Aires, à Rio de Janeiro, et dans de multiples villes, la révo­lution a relevé la tête. Paris a donné le meil­leur appui possible au Vietnam ainsi qu'à Cuba socialiste. On verra avant peu les con­séquen­ces de Mai 1968 en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, dans toute l'Asie, etc...
Tous les étudiants des pays colo­niaux qui ont vécu en France et dans les autres pays d'Europe pen­dant ces événements et qui y ont participé, trans­­mettront à la révolution coloniale un sti­mu­lant supplémentaire ainsi que des en­seigne­ments marxistes plus complets.Dès que Paris et la France eurent bougé, on pouvait d'autant moins douter que le mouve­ment révolutionnaire trou­verait son écho en Eu­ro­pe orientale. En Tchécoslovaquie l'action des étudiants et de l'intelligentsia venait de contri­buer décisivement à la chute de Novotny. Peu de jours ont été nécessaires pour qu'à Belgrade, les étudiants formulent un ca­hier de reven­di­cations auquel aucun mar­xiste ne saurait objecter. Eux aussi ont dressé des barricades, occupé les Uni­versités.La lecture de la presse est souvent trompeuse pour connaître ce qui se pas­se dans un pays ; n'est-il pas clair que la presse française - qu'il s'agisse de la presse bourgeoise ou de la presse du P.C.F. - avait contribué à intoxiquer réciproquement aussi bien le pouvoir gaulliste que la direction du P.C.F. sur la situation dans le pays avant Mai 1968? Mais que dire de la presse soviétique à l'égard des événements de France?
L'Humanité qui était toujours en retard sur les événements voyait ses mensonges reproduits dans la Pravda ou les Isvestia avec plu­sieurs jours de retard supplé­mentaires. Nous sommes à l'heure des transistors, et aucune cen­sure, aucune barrière n'est possible à la dissé­mina­tion de la vérité.Le gouvernement chinois avait semé une con­fu­sion sans pareille au sujet de la «révolution culturelle» au cours de la dernière année, et ses accusations gros­sières contre l'U.R.S.S. avaient aidé la bureaucratie du Kremlin. Ceci dit, à la différence de Moscou où l'on ne cachait pas la déception à l'idée que de Gaulle pourrait dispa­raître, le gouvernement chi­nois a organisé d'im­men­ses manifesta­tions de solidarité envers le mouvement de Mai 1968.
La mobilisation de centai­nes de milliers de manifestants - quels que soient les mobiles des organisa­teurs - est d'une importance objective que personne ne saurait sous-estimer.Personne n'oubliera qu'en Union So­viétique, par contre, le pouvoir a dissi­mulé aux masses ce qui se passait en France. Cela n'est pas dû seulement au désir indiscutable de ménager de Gaulle. Au cours de ces dernières années, le pou­voir soviétique a poursuivi une cam­pagne très dure contre les intellectuels et la jeunesse universitaire de ce pays. Chacun a en mémoire les procès Daniel-­Siniavsky, Brodsky, Guins­bourg, les pro­testations de Litvinov-Bogoraz, etc... Les mouvements des écrivains, des artis­tes, des savants, etc., pour obtenir la liberté d'expression dans leurs domaines (art, création littéraire, etc.) ne sont, comme dans plusieurs pays, eux aussi que les précurseurs de mou­vements ouvriers an­tibureaucratiques qui auront pour objec­tif de rétablir la démocratie soviéti­que. L'heure - nous en sommes convaincus - ne tardera pas à sonner où les étu­diants et les intel­lectuels de Leningrad, Moscou, Kharkov et d'autres grandes villes soviétiques entreront mas­si­vement en lutte contre le pouvoir bureau­cratique, pour la démocratie soviétique, et fraye­ront la voie à l'intervention des ouvriers soviétiques.Nous ne quitterons pas les États ou­vriers sans adresser notre salut aux étu­diants polonais, au­tres précurseurs de ces combats, et plus particulièrement à leurs leaders, les camarades Modze­lewsky et Kuron, à nouveau emprisonnés pour avoir formulé remarquablement le pro­gram­­me socialiste antibureaucratique dans le renouveau présent.
Le redémarraqe de la lutte des travail­leurs européens est la plus importante contribution du mouvement de Mai 1968 à la révolution mon­diale. A la fin de la deuxième guerre mondiale, les mouve­ments révolutionnaires en Europe occi­dentale avaient été rapidement étranglés, par suite de la coopération des staliniens, mettant en application les accords signés par Staline avec Roosevelt et Churchill à Yalta, Téhé­ran et Potsdam. Ces accords garantis­saient le maintien du capitalisme en Europe occidentale. La victoire de la révolution chinoise en 1949, à l'issue de la période révolution­naire en Europe, déclencha la marche en avant de la révolution coloniale. Dans le même temps, le mouvement révolution­naire socialiste en Europe occidentale avait consi­dérablement reculé. Le réfor­misme social-démocrate ou stalinien do­minait. Apathie et stag­nation caractéri­saient le mouvement ouvrier européen, au point que des penseurs en avaient tiré des conclusions extrêmement pessi­mistes sur les potentialités du proléta­riat européen et sur le prolétariat en général.
II ne peut pas faire de doute que la classe ouvrière française, par son mouvement de Mai 1968, a1968 l'a montré en France, d'énor­mes traditions marxistes révolutionnaires. Com­me l'a également montré le mouvement de Mai 1968, c'est à partir de cet acquis du passé que re­démar­rent les combats, en dépit du fait que tout cet acquis avait été recouvert pendant vingt à trente ans d'une épaisse gangue réformiste par les directions social-démocrates ou staliniennes.A son origine, le mouvement pour le socialis­me avait été cantonné pendant plus d'un demi-siècle, pour des raisons objectives compré­hen­sibles, aux pays économiquement développés d'Euro­pe. déblayé le terrain et mis en branle les travailleurs de toute l'Europe occi­dentale, pas seu­lement sur le plan des revendications économiques (ces luttes n'avaient à vrai dire jamais cessé, mais res­taient dans un cadre étroitement réformiste). Elles les ont ranimées sur un plan révolution­naire. La lutte pour le socialisme reprend sur le continent où elle est née et où existent, comme Mai
La victoire d'Octobre 1917, bien que se si­tuant à la périphérie de l'Europe, avait été le premier grand succès de cette lutte. Elle avait donné le signal de dé­part à des luttes révolu­tion­naires dans les pays colonisés. Pour toute une sé­rie de raisons qui ont été abondamment exposées par le mouvement trotskyste, le sta­li­nisme qui avait triomphé en Union soviétique et dans les partis communis­tes provoqua de nom­breuses défaites (Allemagne 1933, Espagne 1937 notam­ment) et l'enlisement de la révo­lu­tion socialiste en Europe. Pour la première fois, en Mai 1968, le mouvement ouvrier européen a redémarré. Bien qu'on ne puisse sous-estimer les effets néfastes que les vieilles directions pro­duiront en­core pendant un temps (on vient de le voir en France), il est désormais incon­testable que, partout en Europe, la jeu­nesse - ouvrière, estudiantine, lycéen­ne - n'est plus atta­chée à ces vieilles directions et qu'elle che­rche à donner aux luttes une solution socialiste. Ce fait donne la certitude que l'on peut fon­der les plus grands espoirs pour la révo­lution socia­liste européenne.
Pendant longtemps Moscou avait cons­titué le pôle de la révolution socialiste bien après que la politique du Kremlin ait perdu tout caractère ré­vo­lutionnaire. Depuis quelques années, Moscou n'avait plus d'autorité et de prestige auprès de nombreux mouvements révolutionnaires jeu­nes. La Chine, Cuba se partageaient les aspirations révolutionnaires. Désor­mais, la marche en avant de la révolu­tion socialiste se poursuivra sur tous les fronts à la fois (révolution prolétarienne dans les États capitalistes évolués; ré­volution colonia­le; révolution politique antibureaucratique dans les États ou­vriers) ; les dangers que comportait la polarisation autour d'une direction étati­que accordant la primauté à des intérêts nationaux spé­cifiques de couches privi­légiées dispa­raî­tront en présence d'une marche plus équili­brée de la révolution socialiste mondiale.
On a pu constater très rapidement quelques-unes des premières conséquen­ces de cette mar­che moins unilatérale que par le passé de la révolution socia­liste mondiale. Les problèmes théo­riques ne sont pas les moins importants pour la révolution et le socialisme. Dans les an­nées passées, outre les vieilles théo­ries révi­sion­nistes éculées reprises par les staliniens (les «voies pacifiques et parlementaires» au so­cia­lisme, la «co­existence pacifique»), de mul­tiples théo­ries avaient été avancées, dont nous mentionnerons les plus célèbres:- Celles sur le néocapitalisme qui aurait, paraît­-il, résolu les contradictions fondamentales du capitalisme telles que Marx les avait décou­vertes;- De multiples théories sur l'intégra­tion des ou­vriers des pays très indus­trialisés dans la so­cié­té capitaliste et, par suite, sur leur incapacité à constituer les forces motrices de la lutte pour le socialisme, ce rôle revenant à d'au­tres couches sociales (Marcuse, Sweezy);- Celle sur le rôle décisif de la pay­sannerie des pays sous-développés, où le prolétariat ne saurait jouer un rôle révolutionnaire (Fanon);- Celle de la révolution par les cam­pagnes in­sur­gées encerclant les villes (Mao Tse-toung, Lin Piao);- Celle sur les guérillas dans les campagnes, les combats des villes étant jugés impossibles, etc.Les conceptions réformistes, ce réchauf­fé du bernsteinisme, ont reçu un démenti cinglant. La direction du P.C.F. s'est gar­dée de tirer des con­clu­sions du fait que de Gaulle, qui avait été porté au pouvoir en 1958 par le général Massu, est allé revoir celui-ci dix ans plus tard en vue de se maintenir au pouvoir.
Les barri­cades ne se sont pas révélées si démo­dées que beau­coup le prétendaient. On a enfin vérifié une fois de plus que des réformes et des revendications ont été acquises non au bout de longues an­nées d'un réformisme plat, mais com­me un sous-produit de la lutte révolution­naire.Les constructions sur le néo-capitalis­me ayant assuré la stabilité définitive du capitalisme ont crevé comme des bulles de savon ; le néo-capi­talisme, même en France où il y avait un «pou­voir fort» comme il n'en existait nulle part ailleurs, était intérieurement rongé bien plus que personne ne l'avait soupçonné.Quant aux théories nouvelles qui ne renon­çaient pas au socialisme révolu­tionnaire, elles étaient toutes des fruits des déformations de la révolution socia­liste que nous avons mention­nées plus haut. Elles partaient chacune d'un as­pect particulier de la situation : les étu­diants et les intellectuels des pays capi­talistes défendant la révolution coloniale tandis que le mouvement ouvrier tradi­tionnel montrait ses ca­rences dans ce do­­mai­ne; les soulèvements puissants des paysans dans les pays coloniaux; les succès de la guérilla pour la conquête du pouvoir à Cuba; l'apathie du mouve­ment ouvrier des pays euro­péens et sa bureaucratisation étouffante, etc., et les généralisaient abusivement.
Le dénomi­na­teur commun à toutes ces théories était la soi-di­sant incapacité, la soi-disant impuissance du prolétariat des métropo­les impérialistes. Mai 1968 a porté un coup mortel à toutes ces géné­ra­lisations, sans toutefois mettre en cause la vali­­­dité de certaines méthodes particuliè­res com­­me les guérillas dans des cas déterminés. Ainsi il s'est montré dan­gereux d'introduire des révisions, même si on pense agir révolution­naire­ment, à des aspects fondamentaux de la théorie marxiste - comme le rôle du proléta­riat - sur la base d'expériences ne portant que sur quelques années et dans des circonstances aussi exceptionnelles que la période de stagna­tion du mouve­ment ouvrier européen.Le mouvement de Mai 1968 a redonné un nou­veau lustre au marxisme révolu­tionnaire que la IVe Internationale n'avait cessé de défendre contre vents et ma­rées. II a vérifié toute une série d'en­seignements qui étaient restés dans le domaine théorique depuis plusieurs dé­cennies. Les avoir fait vivre réellement dans les con­scien­­ces a constitué la meil­leure des écoles marxistes que nous ayons eues depuis un demi-siècle.
La place de la grève générale dans la lutte des classes comme étape sur la voie de la conquête du pouvoir; la création de véritables comités de masse dans une période révo­lu­tion­naire; la réalisa­tion de la dualité de pouvoir; l'exis­ten­ce d'un très petit nombre de journées cruciales pendant lesquelles peut être résolu le problème de la prise du pou­voir; le rôle décisif de la direction pen­dant ces journées; les rap­ports entre les masses et l'avant-garde, etc., tous ces problèmes sont sortis du domaine des livres pour entrer dans la chair et le sang de milliers et de milliers de militants qui n'avaient rien vécu de pa­reil dans le passé.Le mouvement de Mai 1968 a aussi ap­porté une série d'enrichissements que nous ne pou­vons que mentionner dans cette brochure. Nous avons assisté à Paris à une sorte d'ouverture du grand drame de la révolution socialiste dans les métropoles impérialistes. Les thèmes des gran­des luttes qui s'y produiront sont apparus.
Les rapports entre les mouvements des étu­diants et de la jeu­nesse avec ceux des grandes masses ouvrières ont été mis en lumière d'une façon impressionnante. Des formes de combat dans les grandes villes ont été esquissées. On ne saurait songer sans sourire à toutes les théories bâties sur l'abrutissement des masses par les grands moyens d'information des mas­ses, théo­ries également unilatérales comme on l'a vu lorsque la France tout entière a vécu des nuits durant les com­bats des barricades et les émeu­tes dans Paris. Ce n'est plus l'abrutis­se­ment mais la révolte que ces moyens de communi­cation semaient.Les rapports entre les différents mou­vements européens, en particulier entre les différents mou­vements estudiantins, ont souligné la nécessité d'une liaison et même d'une action coordonnée à l'échelle internationale. Dans son déve­loppement le mouvement ouvrier euro­péen sera obligé de s'organiser davan­tage internatio­nalement
Le Marché Com­mun qui était une tentative de défense des capitalistes européens pour survivre après deux guerres mondiales, cette mi­sérable tentative d'organisation des for­ces productives dans le système capita­liste, éclatera sous l'explosion des lut­tes révolution­naires de la classe ouvriè­re européenne qui mettra à son ordre du jour la création d'une Fédération des États Socialistes d'Europe.A propos de l'Europe et du Marché commun, il n'est pas inutile de signaler que ces champ ions de «l'intégration eu­ropéenne» que sont les di­rec­tions socia­listes et syndicales réformistes alle­man­des, italiennes, belges, hollandaises, etc. n'ont rien fait, pas un seul appel, pas un seul meeting, pas une seule manifes­tation de solidarité en faveur des dix millions de travail­leurs français en grève - parmi lesquels se trouvaient d'ailleurs ceux de Force Ouvriè­re, la centrale syn­dicale liée à eux dans ce Marché com­mun. «L'intégration européenne», pour eux, c'est la participation aux prébendes, ce n'est pas la solidarité internationale des tra­vailleurs européens.La nécessité d'une stratégie commune à l'échelle internationale des luttes pour la révo­lution socialiste se fera ressentir de plus en plus impérieusement.
Ainsi, la question de l'Inter­nationale révolution­naire, obscurcie et submergée pendant des années par les direc­tions bureaucratiques aux intérêts spécifiques limités des frontières nationales, se repose-. désormais avec une vigueur nouvel nouvelle Née en Europe il y a plus d'un siècle, l'Inter­na­­tionale révolutionnaire de masse renaîtra plus puissante que jamais.La révolution socialiste française commen­cé, la révolution socialiste européenne a repris sa marche en avant. Cinquante années après Octobre 1917, la victoire mondiale se dessine à l'horizon.
Le 10 juin 1968.

 


Pierre Frank (né le 24 octobre 1905, Paris - mort le 18 avril 1984, Paris) était un dirigeant trotskisteQuatrième Internationale de 1948 à 1979. Ingénieur dans la chimie, Frank est un des premiers trotskistes français, travaillant avec le surréaliste Pierre Naville et le syndicaliste Alfred Rosmer. En 1930, il rejoint Trotsky sur l'ile de Prinkipo (au large d'Istanbul) pour être un des membres du secrétariat qui préparera l'une des premières conférences de « l'Opposition de Gauche Internationale ». À son retour en France, il est un des leaders de la Ligue Communiste, l'organisation trotskiste française dans les années 1930. Après la montée du gouvernement du Front Populaire français en 1934, Frank constitue avec son ami Raymond Molinier une minorité qui décide de rester à l'intérieur de la SFIO, malgré la décision de la majorité de son groupe de partir en accord avec les conseils de Trotsky. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Frank est envoyé en Grande-Bretagne afin de continuer à publier légalement les textes du mouvement. Il réussit à publier un journal intitulé International Correspondence (Inprecor) mais, étant un étranger en situation irrégulière, il sera placé dans un camp de prisonniers britannique. À la fin de la Seconde Guerre Mondial il retourne en France où il prend part à la campagne de réunification des trotskistes français. Il rejoint la direction du Parti Communiste Internationaliste (PCI). Au Congrès Mondial de 1948 il rejoint la direction de la Quatrième Internationale, qui inclut entre autres Ernest Mandel et Michel Pablo. Il joue un rôle important dans le maintien du PCI dans les années 1950 et 1960. Il est aussi élu au Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale en 1963 et devient un des éditeurs de la « Presse Intercontinentale ». Quand le PCI se transforme en Ligue Communiste en 1968, puis en Ligue Communiste Révolutionnaire en 1973, il reste un de ses dirigeants et ce jusqu'à sa mort. français. Il a servi le secrétariat de la


[1] Voici ce qu'a écrit de Gaulle dans ses mé­moires sur la pré­sen­ce des dirigeants du P.C.F. dans son gou­ver­nement en 1945 :« Compte tenu des circonstances d'antan, des événe­ments sur­ve­nus depuis, des nécessités d'au­jourd'hui, je considère que le retour de Maurice Thorez à !a tête du parti communiste peut com­­porter actuellement plus d'avantages que d'incon­vénients...Dès lors qu'au lieu de la révolution, les com­munistes pren­nent pour but la prépondérance dans un régime parlementaire, la société court moins de risques...Quant à Thorez, tout en s'efforçant d'avancer les affaires du com­munisme, il va rendre en plusieurs occasions service a l'intérêt public.Dès le lendemain de son retour en France il aide à mettre fin aux dernières séquelles des « milices patriotiques » que cer­tains parmi les siens s'obs­tinent à maintenir dans une nou­vel­le clandestinité. Dans la mesure où le lui permet la sombre et dure rigidité de son parti il s'oppose aux tenta­tives d'empiè­te­ment des comités de libération et aux actes de violence aux­quels cherchent à se livrer des équipes surexcitées. A ceux - nom­breux - des ouvriers, en particulier des mineurs, qui écoutent ses harangues, il ne cesse de don­ner pour con­si­gne de travailler autant que possible et de produire coûte que coûte. Est-ce simple­ment par tactique politique ? Je n'ai pas à le démêler. II me suffit que la France soit servie.» (Le Salut, p. 100-101.)


[2] On ne saurait oublier que la direction de l'U.N.E.F. et la direction de la C.G.T. n'ont pu s'entendre parce que la direc­tion de la C.G.T. refusait de condamner la mesure gou­verne­mentale frappant Cohn-Bendit d'interdiction de séjour. Quelle autorité auront demain les protes­tations du P.C.F. ou de la C.G.T. quand le gouver­nement expulsera les ouvriers étran­gers ? La haine des «gauchistes» chez eux a pris le pas sur la solidarité envers les militants étrangers frappés par des mesures administratives. Il est vrai que les staliniens ne défen­dent jamais les opposition­nels traqués par la bour­geoisie.

[3] Sur ces questions, voir les publications: Après de Gaulle? Programme de transition; Où va la France? de Léon Trotsky

Voir ci-dessus