Max Weber, capitalisme et liberté – « Stahlhartes Gehäuse » : l’allégorie de la cage d’acier
Par Michael Löwy le Vendredi, 14 Décembre 2012

Dans toute l’œuvre – considérable - de Max Weber, aucun passage n’est aussi souvent cité, commenté, discuté et critiqué, comme la conclusion de l’Ethique protestante, et en particulier l’image de la « cage d’acier » comme diagnostic de la société capitaliste moderne. Pour éviter tout malentendu, précisons d’emblée que Weber n’avait rien d’un adversaire du capitalisme : il le considérait comme le système économique de loin le plus rationnel et le plus efficace ; mieux : en tant que nationaliste allemand, il était favorable au développement industriel capitaliste de l’Allemagne, condition pour assurer la puissance impériale du Reich germanique. Par ailleurs, adversaire déclaré du socialisme, il ne croyait à aucune alternative au capitalisme. Et pourtant, on trouve dans ses écrits - à commencer par ces pages de l’Ethique protestante – une critique acerbe et profonde de ce système. S’agit-il d’une contradiction ? La structure antinomique et paradoxale de sa pensée est une constatation largement partagée par les spécialistes, à commencer par W. Mommsen. Nous allons nous intéresser, dans les lignes qui suivent, au moment critique, mais sans oublier l’ambivalence de sa démarche.

La première chose qui frappe dans ce texte célèbre, dont la puissance évocatrice est incontestable, c’est qu’il ne correspond en rien au principe méthodologique wéberien de « neutralité axiologique » : comme le reconnaît l’auteur lui-même, « nous entrons là dans le domaine des jugements de valeur et de croyance qui ne devraient pas hypothéquer cet exposé purement historique ». [1] Ce regret tardif apparaît à la fin du passage en question. Heureusement, Weber n’a pas réussi à « neutraliser » ses opinions et croyances : il a laissé libre cours, pendant quelques pages notables, à une vision radicalement critique, assez pessimiste, du présent et de l’avenir de la civilisation moderne.

Cette attitude, cet état d’esprit, cette Stimmung n’était pas l’apanage exclusif de l’auteur de l’EP : au contraire, elle était largement partagé par tout un courant de la culture allemande vers le tournant du siècle, souvent désigné par le terme de Kulturpessimismus. Peut-on réduire ce courant à des manifestations nationalistes, racistes et anti-sémites préparant l’avènement du Troisième Reich ? C’est la thèse soutenue, avec une grande érudition, par Fritz Stern en son ouvrage « classique », Le pessimisme culturel comme danger politique (1961), qui étudie les écrits de trois représentants de la « révolution conservatrice » : Paul de Lagarde, Julius Langbehn et Moeller van den Bruck. [2] Or, en fait le Kulturpessimismus est un style de pensée beaucoup plus ample, couvrant un large éventail politique et intellectuel, partagé par des écrivains comme Thomas Mann, des sociologues comme Ferdinand Tönnies, ou des philosophes comme Oswald Spengler.

On peut considérer ce regard désenchanté sur la modernité comme l’une des expressions de la vision du monde romantique « tardive » de la fin du siècle. Par romantisme il faut comprendre non un courant littéraire des années 1800, mais une des principales structures de sensibilité de la culture moderne : la protestation contre la civilisation capitaliste/industrielle moderne au nom de valeurs du passé. [3] L’opposition entre Kultur, un ensemble de valeurs culturelles, religieuses, esthétiques, éthiques ou politiques, et Zivilisation, l’univers de la technique, des affaires et de la bureaucratie, ou alors entre Gemeinschaft, la communauté organique du passé et Gesellschaft, la société moderne fondée sur le contrat et le marché, sont parmi les principaux thèmes du Kulturpessimismus d’inspiration romantique.

Cette démarche était particulièrement développée dans une catégorie sociale dont Weber faisait partie : le mandarinat universitaire allemand, profondément hostile à l’avènement rapide et brutal de la civilisation industrielle capitaliste en Allemagne à la fin du 19e siècle. [4]

La meilleure description de cet état d’esprit nous est fournie par un observateur contemporain dont le regard aigu en saisit d’emblée l’enjeu :

« Dans un vieux pays civilisé, l’aristocratie de l’éducation, comme elle aime être désignée, est une couche bien définie de la population sans intérêts économiques personnels ; par conséquent elle observe la procession triomphale du capitalisme de façon plus sceptique et durement critique que ce ne pourrait être le cas, de façon naturelle et juste, dans un pays comme les USA. (…) Ils regardent avec méfiance l’abolition des conditions traditionnelles de la communauté et l’anéantissement de toutes les innombrables valeurs éthiques et esthétiques liées à ces traditions. Ils doutent que la domination du capital puisse donner des garanties supérieures et plus durables à la liberté personnelle et au développement de la culture intellectuelle, esthétique et sociale qu’ils représentent (…) Il arrive donc aujourd’hui dans les pays civilisés (…) que les représentants des intérêts supérieurs de la culture tournent le dos et s’opposent avec une profonde antipathie à l’inévitable développement du capitalisme (…) ». L’auteur de cette brillante analyse n’est autre, bien entendu, que… Max Weber. [5] Sans s’identifier tout à fait à cette attitude, il n’est pas loin d’en partager certains aspects.

Parmi ces mandarins, ces « aristocrates de l’éducation », les sociologues allemands occupent une place de choix, comme éminents représentants du Kulturpessimismus : non seulement les deux frères Weber, mais aussi Ferdinand Tönnies, Ernst Troeltsch, Georg Simmel, Werner Sombart, Robert Michels, Karl Mannheim, et plusieurs autres. Ce pessimisme peut conduire à une sorte de vision tragique du monde, fondée sur le désespoir, sur la conviction qu’il n’existe aucun moyen de contenir ou empêcher le triomphe de la civilisation capitaliste moderne, considérée comme une fatalité. [6] Un exemple, parmi d’autres : Georg Simmel, auteur d’un brillant essai sur la tragédie de la culture moderne, regrettait dans son livre La philosophie de l’Argent (1901) le pouvoir dominant de la « culture des choses » (Kultur der Dinge) sur celle des personnes, en ajoutant ceci : « La production, avec sa technique et ses résultats, apparaît comme un univers (Kosmos) avec des solides determinations et développements, qui s’oppose aux individus, comme le destin (Schicksal) face à la instabilité et irrégularité de notre volonté ». [7] Comme nous verrons plus loin, on retrouve cette idée, parfois mot par mot – Kosmos, Schicksal - chez son ami Max Weber.

Les critiques romantiques de la modernité se partagent généralement entre deux pôles : les « passéistes », ou traditionalistes, qui rêvent d’un retour au paradis pré-capitaliste, et les utopistes, qui investissent la nostalgie du passé dans une projet d’avenir. Weber avait de la sympathie pour les deux - aussi bien pour le poète Stefan George, chantre du passé germanique glorieux, que pour Georg Lukacs, le juif révolutionnaire (futur communiste). Mais lui-même et plusieurs de ses amis sociologues, appartiennent à une autre catégorie : celle des romantiques résignés, c’est-à-dire ceux qui ne croient ni à la possibilité de restaurer les valeurs pré-modernes, ni à celle d’une utopie future . Le romantisme résigné en Allemagne se développe surtout à la fin du 19e siècle, quand le processus d’industrialisation capitaliste du pays apparaît comme irréversible ; dans cette perspective, il faut accepter la modernité capitaliste comme une fatalité inévitable, un destin inexorable auquel on ne peut pas échapper. Sans abandonner ses critiques, souvent très profondes et mordantes, de cette civilisation, le sociologue va prêcher une « résignation héroïque », le refus de toute illusion et l’acceptation du destin moderne.

Un des lieux de rencontre des adeptes du Kulturpessimismus romantique était le « Cercle Weber de Heidelberg », qui réunissait les dimanches, au cours des années 1906-1918, chez Max et Marianne, une brillante pléiade d’intellectuels et universitaires, parmi lesquels les sociologues Ferdinand Tönnies, Werner Sombart, Georg Simmel, Alfred Weber (le frère de Max), Robert Michels, Ernst Troeltsch, Paul Honigsheim, l’esthète Friedrich Gundolf (ami de Stefan George), les philosophes Emil Lask et Karl Jaspers, et les futurs jeunes revolutionnaires Georg Lukacs, Ernst Bloch et Ernst Toller. Voici le témoignage de P. Honigsheim sur la Stimmung de ces rencontres : « une tendance à s’éloigner du mode bourgeois de vie, la culture de la ville, la rationalité instrumentale, la quantification, la spécialisation scientifique, et tous les autres éléments considérés alors comme des phénomènes répugnants (…) Ce néo-romantisme, si l’on peut l’appeler ainsi, était relié au vieux romantisme par des multiples, même si occultes, petits courants d’influence (…) Le néo-romantisme sous ses formes diverses était représenté à Heidelberg (…) et ses adhérents savaient à quelle porte frapper : la porte de Max Weber ». [8] Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que l’auteur de l’Ethique Protestante partageait toutes les opinions de ses invités...

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Pour comprendre la signification de l’allégorie de la « cage d’acier » - traduction inexacte, comme l’on sait - il faudrait relire attentivement le passage – à peine deux pages – dans la conclusion de l’Ethique protestante où Weber propose son diagnostic de la civilisation moderne. Comme le reconnaît l’auteur, ces pages contrastent fortement avec le reste du texte, par leur caractère personnel et axiologiquement engagé. On pourrait les désigner comme « La Digression Valorative », pour les dissocier de ce que Weber appelle « l’exposé purement historique » du livre.

Le passage commence avec une référence à Goethe : le travail spécialisé de l’économie moderne exige « le renoncement (…) à l’universalité de l’homme de type faustien », c’est-à-dire – comme l’avait compris Goethe «  au sommet de sa sagesse », dans son roman Wilhelm Meister – le « renoncement à l’âge d’un type d’humanité belle et accomplie, qui ne se répétera pas davantage, dans le cours de notre culture, que ne s’est répétée, dans l’Antiquité, l’époque de l’apogée d’Athènes ». [9] L’argument est typique du romantisme résigné : il oppose, comme les critiques romantiques de la modernité, la laideur du présent - la spécialisation bornée - à la beauté et l’accomplissement d’une époque passée ; mais il refuse toute illusions d’une retour, ou d’une « répétition » de cette plénitude. A quelle époque se réfère Weber ? Il ne s’agit pas de l’Antiquité grecque, mentionnée à titre de comparaison. Le texte ne donne aucune précision, mais on peut supposer, par la référence à Faust, qu’il s’agit de la Renaissance. Le ton est donné : un regard nostalgique sur un âge d’or qui ne reviendra plus jamais, et donc l’inévitable renoncement.

« Le puritain voulait être un homme de la profession-vocation ; nous sommes contraints de l’être ». Nous sommes toujours dans le regret de la perte d’universalité au profit d’un Beruf spécialisé, mais l’insistance est mise sur la contrainte, c’est-à-dire la perte de liberté, l’absence de choix. Weber poursuit en évoquant « le puissant cosmos de l’ordre économique moderne qui, lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste, détermine aujourd’hui, avec une force contraignante irrésistible, le style de vie de tous les individus qui naissent au sein de cette machinerie - et pas seulement de ceux qui gagnent leur vie en exerçant directement une activité économique ». De quel « ordre économique moderne » s’agit-il ? Bien entendu, c’est le capitalisme industriel ; le mot « capitalisme » apparaît d’ailleurs quelques lignes plus bas. Ce « cosmos », cette « machinerie » (Triebwerk) exerce sur « tous les individus » une contrainte « irrésistible » : c’est donc l’ensemble de la société qui est soumise aux impératifs de l’ordre économique capitaliste, enfermée dans le carcan mécanique du système.

« Peut-être le déterminera-t-il, jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé ». Cette affirmation est intéressante à plusieurs égards. Weber semble lier le destin du capitalisme à celui des énergies fossiles, c’est-à-dire, essentiellement, le charbon et le pétrole. L’épuisement de ces ressources signifierait donc la fin du capitalisme ? Celui-ci est donc historiquement limité, destiné, tôt ou tard, à disparaître ? Weber ne le dit pas, mais la question est posée. En tout cas, son hypothèse gagne aujourd’hui une étonnante actualité : la crise écologique, en posant la question d’une urgente sortie de la dépendance envers les énergies fossiles – sans égard pour les lois du marché - ne met-elle pas en question le capitalisme lui-même ? [10]

« Aux yeux de Baxter, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints que comme ‘un manteau léger que l’on pourrait rejeter à tout instant’. Mais la fatalité (Verhängnis) a fait que ce manteau est devenu un habitacle dur comme l’acier (Stahlhartes Gehäuse). ». Je reviendrais plus loin sur l’ « habitacle ». Le terme Verhängnis – destin, ou plutôt fatalité, dans le double sens de l’inévitable et du funeste – est chargée de toute l’inquiétude du Kulturpessimismus wéberien. Il désigne ici les « conséquences involontaires » du puritanisme anglais (Baxter), qui a donné naissance, à son insu, à un système économique « mécanique » et impersonnel qui s’est refermé sur les individus comme un piège.

« Tandis que l’ascèse entreprenait de transformer le monde et d’y être agissante, les biens extérieurs de ce monde acquéraient sur les hommes une puissance croissante et finalement inexorable , comme jamais auparavant dans l’histoire. » Weber semble adopter la terminologie désuète des puritains - « biens extérieurs » - pour désigner le monde des marchandises, des machines et du capital. Par la puissance – impitoyable, inexorable, impersonnelle – de ces objets sur les êtres humains qui les ont crées, le capitalisme est un système sans précedent dans l’histoire humaine.

« Aujourd’hui, l’esprit de cette ascèse s’est échappé de cette carapace definitivement ? Le sait-on ? Dans tous les cas, depuis qu’il repose sur une base mécanique, le capitalisme vainqueur n’a plus besoin de cet étal ».

Le passage est interrogatif, comme souvent chez Weber. Mais il ne constate pas moins que le capitalisme fonctionne très bien selon sa propre logique « d’acier », sans avoir nécessité de l’éthique protestante et de son ascétisme. En fait, il n’a besoin d’aucune éthique : en tant que système rigoureusement et impitoyablement impersonnel il est radicalement imperméable à une quelconque régulation morale ; il n’est pas anti-éthique, il est tout simplément an-ethique (anethisch). [11]

Il s’est glissé dans cette phrase une erreur de traduction qui mérite réflexion. La traduction de Jean-Pierre Grossein est excellente, sans doute la meilleure jusqu’ici de l’EP. Mais la traduction de Gehäuse par « carapace » est inadéquate. Pour plusieures raisons : a) certes, le mot « carapace » ou « coquille » est une des traductions possibles. Mais, de toute évidence, la carapace ou la coquille d’un escargot – c’est le contexte habituel du terme allemand – n’a rien de la « dureté de l’acier » ; bien au contraire, elle est extrêmement fragile ! b) en choisissant un autre terme que « habitacle », on casse l’unité, la cohérence de ce passage ; le lecteur français ne saurait pas que dans les deux cas il s’agit du même mot allemand, Gehäuse ; c) la carapace est une image « organique », elle fait partie de l’organisme vivant (l’escargot). Or, toute la terminologie de ce passage insiste sur le mécanique, la machinerie, bref des constructions artificielles. La signification politique est tout à fait distincte : dans un cas, c’est un phénomène« naturel », indissociable du corps, dans l’autre, une structure historiquement construite.

Je saute sur quelques passages, pour aller à la deuxième occurrence de l’ « habitacle » : « Personne ne sait encore qui, à l’avenir, logera dans cet habitacle ; et si, au terme de ce prodigieux développement, nous verrons surgir des prophètes entièrement nouveaux où une puissante renaissance de pensées et d’idéaux anciens, voire – si rien de tout cela ne se produit - une pétrification [mecanisée], parée d’une sorte de prétention crispée ». Ces lignes étonnantes semblent contredire l’argument du capitalisme comme fatalité, destin inévitable de l’humanité moderne. L’avenir reste donc ouvert ? Une des possibilités, la plus inquiétante, serait celle d’une pétrification mécanisée : le processus de « chosification » – réification – des rapports sociaux et des esprits aurait atteint son étape ultime. Mais Weber envisage aussi une autre possibilité, qui a, de toute évidence, sa sympathie : la possibilité d’échapper, malgré tout, à l’habitacle. Celle-ci peut prendre deux formes, pas nécessairement contradictoires : tout d’abord, l’avènement de prophètes « entièrement nouveaux ». Nous savons que le prophétisme hébraïque de l’Antiquité était, aux yeux de Weber, le début de la entzauberung der Welt, du processus de substitution de la magie par l’éthique, qui va conduire à la rationalité occidentale. Il ne s’agit pas, dans cet avenir imaginaire rêvé par le sociologue, d’un retour au prophétisme ancien, mais de quelque chose tout à fait nouvelle. Quel serait le rôle éthique de ces nouveaux prophètes ? Contre quelle magie devraient-ils se lever ? Pourraient-ils, comme Moïse, guider l’humanité vers la sortie de l’ « Egypte », c’est-à-dire du Stahlhartes Gehäuse ? A moins que leur tâche ne soit de faire advenir « une puissante renaissance de pensées et d’idéaux anciens ». Lesquels ? S’agirait-il des idéaux aristocratiques – l’héroisme, l’honneur, la grâce, la dignité , l’esprit chevaleresque (Ritterlichkeit) - admirés par Weber, comme par son mentor philosophique, Nietzsche ? C’est l’hypothèse proposée par Arthur Mitzman, dans sa notable biographie intellectuelle de Weber. [12]

Mais on pourrait aussi penser à l’idéal de l’universalité faustienne, détruite par la spécialisation moderne. En tout cas, il s’agit d’idéaux « anciens », c’est-à-dire, de valeurs pré-modernes, pré-capitalistes, antérieures au processus de mécanisation de l’esprit : valeurs religieuses, éthiques, esthétiques, culturelles ou politiques, désagrégées ou supprimées par l’avènément du cosmos économique capitaliste, par le règne absolu de la marchandise (les « biens extérieurs »). Nous sommes ici en plein « romantisme tardif », sur le terrain de l’espérance utopique d’une renaissance, sous une forme nouvelle, de formes culturelles du passé. Certes, Weber n’a rien d’un utopiste, toute son argumentation plaide pour le renoncement à toute illusion, pour la résignation héroïque face au destin ; ce passage lui-même n’est que hypothétique. Mais il explique peut-être l’attirance pour Weber de la part de jeunes utopistes (Juifs) incorrigibles comme Georg Lukacs, Ernst Bloch et Ernst Toller…

Voici maintenant la dernière phrase, la conclusion de la « Digression » : « Dans ce cas, à coup sûr, pour les « derniers hommes » de ce developpement culturel, la formule qui suit pourrait se tourner en vérité : « Spécialistes sasn esprit, jouisseurs sans cœur ; ce néant s’imagine s’être élevé à un degré de l’humanité encore jamais atteint ».

Dans une « note du traducteur » au sujet de ce passage, Jean-Pierre Grossein propose un commentaire qui me semble tout à fait pertinent : « Si la référence aux « derniers hommes » est indubitablement nietzschéenne, le passage qui suit n’est pas une citation du Prologue de Ainsi parlait Zarathustra ; ce n’est pas même une citation de Nietzsche ». [13] Alfred Mommsen pense qu’il s’agit de la « paraphrase » d’une idée de Nietzsche dans le Zarathustra, mais la phrase de celui-ci qu’il cite n’a aucun rapport, même lointain, avec le passage de l’EP. [14] Peut-être s’agit-il de la citation d’un autre auteur ? Jusqu’ici personne n’a trouvé une source quelconque. C’est donc Weber lui-même qui en est l’auteur ? Mais alors, s’il ne s’agit pas d’une citation, pourquoi la phrase se trouve-t-elle entre guillemets ? Autant de questions sans réponse…

Le regret face à la spécialisation bornée renvoie au début de cette « Digression Valorative » ; il se réfère, explicitement, à deux valeurs « anciennes », chères aux romantiques, menacées de disparition dans ce sombre avenir pétrifiée : l’esprit et le cœur. Le terme « néant » (Nichts) pour désigner l’espèce humaine de cet âge dégradé est lui aussi, probablement, d’inspiration nietzschéenne ; il s’oppose, de façon directe, au terme qui désigne l’humanité « accomplie » ou « pleine » (vollen) de l’âge d’or perdu du premier paragraphe. La boucle est bouclée, le présent a été contraint de renoncer à la plénitude du passé, et l’avenir risque d’être un vide sidéral. [15]

Quelques commentaires maintenant sur le terme Stahlhartes Gehäuse. 
Le mot Gehäuse est curieusement polisémique : il peut désigner à la fois le cœur d’un fruit, la coquille ou carapace d’un escargot, le boîtier d’une montre, le coffre d’une horloge, un habitacle. Pour ce texte de Weber, le terme « habitacle » est sans doute préférable à « coquille », ou « carapace », pour les raisons mentionnées ci-dessus, mais aussi parce qu’ il a une racine commune avec « habitation », de la même forme que Gehäuse avec Haus (maison).

Comme l’on sait, la traduction de Stahlhartes Gehäuse par « cage d’acier » (iron cage) est l’œuvre de Talcott Parsons. Il s’agit sans doute d’une erreur, mais il est vrai que les deux termes - habitacle et cage – renvoient, de façon analogue, à l’idée d’un « enserrement ». Il faut reconnaître que le terme est entré dans le langage sociologique et philosophique ; comme le constate Peter Baehr, « l’expression s’est révélée remarquablement productive et résonante. Elle a touché une veine profonde d’ intelligibilité et reconnaissance », et a fini par gagner « une dynamique propre ». [16]

Il est possible – probable même - que Weber se soit inspiré de la iron cage of desperation, puissante image inventée au XVIIe siècle par l’écrivain puritain Bunyan, dans son œuvre célèbre Pilgrim’s Progress. C’est la thèse suggéré il y a plusieurs années par un chercheur nord-américain, Tiryakian. [17] Certes, l’argument qu’il avance est bien discutable : Bunyan aurait fait une profonde impression sur Weber, qui percevait un parallélisme entre le héros de cette épopée puritaine et son propre itinéraire. Mais on n’a pas besoin de cette hypothèse hasardeuse : il suffit de constater que Weber connaissait très bien cet ouvrage, puisqu’il le cite 13 fois dans l’EP, en soulignant qu’il s’agit du « livre de loin le plus lu de toute la littérature puritaine ». [18]

Le mot Gehäuse apparaît encore une fois dans l’EP, dans un passage bien antérieur au chapitre dont nous discutons :

“L’ordre économique capitaliste actuel est un immense cosmos dans lequel l’individu est immerge en naissant et qui, pour lui, au moins en tant qu’individu, est donné comme un habitacle (Gehäuse) de fait et immuable dans lequel il lui faut vivre. Dans la mesure où l’individu est intriqué dans le réseau du marché, l’ordre économique lui impose les normes de son agir économique. » [19] La dureté de l’habitacle n’est pas évoquée, mais on trouve déjà l’idée d’un immense « cosmos immuable », qui impose ses inexorables contraintes à tout individu. Le nom de cet univers qui enferme les être humains dans ses grilles est directement et explicitement énoncé : « l’ordre économique capitaliste actuel ».

On trouve plusieurs autres occurrences du mot Gehäuse dans l’œuvre de Weber. Dans le célèbre article sur le Parlement en Allemagne (1917) il sert à condamner, dans un seul mouvement, le capitalisme, le système de travail industriel, le machinisme, et la bureaucratie : 
« Une machine sans vie, c’est de l’esprit qui s’est figé. Or, c’est seulement parce qu’elle est cela qu’elle a le pouvoir de contraindre les gens à se mettre à son service, le pouvoir de déterminer et de dominer le quotidien de leur vie de travail aussi fortement qu’elle le fait à l’usine. La machine vivante que représente l’organisation bureaucratique (…) est aussi de l’esprit figé. En association avec la machine morte, elle travaille à fabriquer l’habitacle de cette servitude des temps futurs, dans lequel un jour peut-être, comme les fellahs dans l’Etat de l’Egypte ancienne, les gens réduits à l’impuissance seront contraints de venir se loger (…) ».

« Habitacle de la servitude des temps futurs » : l’expression a eu une fortune considérable dans la réception des écrits de Weber. Elle évoque un construction artificielle - « fabriquée » - qui sert aux gens de logement contraint : l’analogie entre Gehäuse et Haus est évidente. Weber évoque, pour rendre palpable cet « habitacle de la servitude » les fellahs de l’Egypte ancienne. Ne pourrait-on pas voir dans cette formule une référence à l’Egypte décrite par l’Ancien Testament, ce lieu mythique d’asservissement du peuple Juif ? Dans Le judaïsme antique, il est question de « l’horreur » des habitants de Palestine pour l’Egypte, comparée à une « maison d’esclavage » ou à un « creuset de fer ». [20] L’analogie avec la terminologie du sociologue est frappante. Par contre, l’utilisation du mot arabe fellahs est curieuse, parce qu’il ne correspond à rien dans l’Egypte ancienne, qui avait d’autres termes pour désigner les paysans ou les serfs.

Ce passage sur « l’habitacle de la servitude » est précédé de quelques paragraphes par un autre, qui concerne moins l’ordre économique dans son ensemble que le travail industriel, que ce soit dans le capitalisme privé ou dans une « économie collectivisée » bureaucratique :

“Une mise à l’écart toujours plus marquée du capitalisme privé serait théoriquement pensable (…). Croit-on qu’on verrait voler en éclats l’habitacle d’acier [stählernen Gehäuse] du travail industriel moderne ? » Le terme utilisé est presque identique à celui de l’EP. Dans les lignes qui suivent, Weber explique son hostilité à toute nationalisation des entreprises privées, qui ne ferait qu’aggraver le processus de centralisation bureaucratique.

Cet argument est avancée aussi dans une autre article sur l’Allemagne, de decembre 1917 :

“(…) c’est justement l’éthique rationnelle d’entreprise de type capitaliste proper à cette seconde forme de capitalisme, à savoir l’éthique du devoir et de l’honneur professionnels, qui a construit et conserve cet habitacle d’acier [eherne Gehüase] qui confère au travail économique son caractère et son destin actuels, et qui les luis conférera à l’avenir encore plus et de manière encore plus définitive, dès lors qu’à la place de l’opposition entre bureaucratie capitaliste privée et bureaucratie d’Etat, une bureaucratie sera crée par la « gestion collective » des entreprises, bureaucratie à laquelle seraient uniformément subordonnés les travailleurs et qui n’aurait en face d’elle aucun contre-pouvoir qui lui soit extérieur ». [21]

La traduction ici est légèrement inexacte – eherne Gehäuse signifie habitacle d’airain et non d’acier – mais l’idée est bien la même : c’est le capitalisme qui a crée l’habitacle inexorable, mais son remplacement par une sorte de « capitalisme d’Etat » ou de « collectivisme bureaucratique » ne ferait qu’aggraver le mal. [22]

On peut donc considérer le Stahlrhartes Gehäuse , tel que le terme apparaît dans L‘Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme comme une sorte d’allégorie de la civilisation capitaliste industrielle moderne – et non pas, comme on le croit souvent, du processus de bureaucratisation. Il ne s’agit pas non plus, comme le prétend une bonne partie de la littérature, d’une prévision de l’avenir, mais d’ un diagnostic du présent. Il faut comprendre « allégorie » dans le sens que donnait Walter Benjamin à ce concept, pour le distinguer de celui de « symbole » : « dans l’allégorie, c’est la facies hippocratica de l’histoire qui s’offre au regarde du spectateur comme un paysage primitif pétrifié ». [23] La similitude avec les formules de Weber est surprenante….

Ce que l’« habitacle » signifie avant tout, c’est la perte d’une valeur chère à Weber, ce libéral atypique : la liberté, et en particulier la liberté individuelle. Ce n’est donc pas étonnant qu’il définisse, dans Economie et sociétdé le capitalisme comme « esclavage sans maître », (herrenlose Sklaverei), c’est-à-dire un système de domination à la fois absolu et impersonnel. [24] Contrairement à la doxa libérale dominante, Weber ne croit nullement à une « affinité élective » entre le capitalisme et la liberté. Dans un article de 1906 sur la Russie – dont la portée est beaucoup plus générale – il va, non sans une ironie mordante, montrer l’opposition foncière entre les deux. Le point de départ c’est le rôle des intérêts matériels – c’est-à-dire économiques – dans la gestion, que ce soit aux USA, en Allemagne ou en Russie, de l’habitacle d’un nouvel esclavage :

“Les chances de la ‘démocratie’ et de l’’individualisme’ seraient aujourd’hui compromises au plus haut point si nous devions nous en remettre à l’effet, “conforme à des lois” que produiraient des intérêts matériels. Car ces derniers montrent aussi clairement que possible la voie opposée : dans le « benevolent feudalism » américain, dans les prétendues « institutions » allemandes de « bienfaisance », dans le statut des usines russes - partout, l’habitacle pour la nouvelle servitude (Gehäuse für die neue Hörigkeit) est d’ores et déjà prêt (…) ».

Par la suite, il suggère, d’une façon tout à fait précise - en se référant notamment au modèle américain - la difficulté, voir l’impossibilité, d’assurer la démocratie et la liberté dans le cadre du capitalisme : « Il est parfaitement ridicule d’attribuer à l’actuel capitalisme à son apogée tel qu’il existe en Amérique et tel qu’il est actuellement importé en Russie – phénomène “inéluctable” de notre évolution économique – une affinité élective avec la “démocratie” ou même avec la « liberté » (en quelque sens du terme que ce soit), alors que la seule question qui se pose est de savoir comment, sous sa domination, toutes ces choses seront, à la longue, « possibles ». [25]

Voici donc le dernier paradoxe : c’est à cause de son libéralisme, de son démocratisme, de sa soif de liberté individuelle que Weber va dénoncer, dans les dernières pages de l’Ethique protestante, le capitalisme comme un destin tragique, un habitacle « dur comme l’acier » où se trouve enfermée, sans porte de sortie, l’humanité toute entière. A moins que…

Notes

[1] Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003, trad. Jean-Pierre Grossein, p. 252.

[2] Fritz Stern, Kulturpessimismus als politische Gefahr, Eien Analyse nationaler Ideologie in Deutschland, Munnich, DTV, 1986.

[3] Voir à ce sujet M. Löwy et R. Sayre, Révolte et Mélancolie, le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1999.

[4] Fritz K. Ringer, The Decline of German Mandarins. The German Academic Community 1890-1933, Cambridge, Harvard University Press, 1969.

[5] Max Weber, « Capitalism and Rural Society in Germany », 1906, in From Max Weber : Essays in Sociology, edited by H.H.Gerth and C. Wright Mills, London, Routledge, 1967, p. 371-372.

[6] Voir l’essai de Kurt Lenk, « Das tragische Bewusstsein in der Deutschen Soziologie », Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, 16 Jahrgang, Köln, 1964.

[7] G. Simmel, Philosophie des Geldes, Munnich, Verlag Duncker & Humblot, 1920 [1901], Dritte Auflage, p. 531.

[8] P. Hongisheim, On Max Weber, New York, Free Press, 1968, p. 79.

[9] Max Weber, Ethique Protestante p. 250.

[10] C’est en tout cas ce qu’affirme l’écologiste allemande Elmar Altvater, dans son livre Das Ende des Kapitalismus, wie wir ihn kennen, Münster, Westfalisches Dampfboot, 2005.

[11] Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, JCB Mohr, 1922, p. 800.

[12] Arthur Mitzman, The Iron Cage. An Historical Interpretation of Max Weber, New York, Universal Library, 1971, p. 244. Cf. aussi p. 269 : “Que Weber - comme Nietsche, Sorel et George - attribuait une haute valeur au style de vie aristocratique ne peut pas être nié par quiconque a lu avec attention son œuvre ». Il s’agirait d’une attitude « néo-romantique » et « anti-moderniste », partagée avec le cercle littéraire autour de Stephan George et Friedriich Gundolf (pp. 69-70).

[13] In Max Weber, Ethique protestante, p. 252.

[14] A. Mommsen, “Max Weber’s Political Sociology and his Philosophy of World History”, in Dennis Wrong, Max Weber, New Jersey, Prentice Hall, 1970, p. 186. La citation de Nietzsche : “Hélas, le temps arrive où l’être humain ne sera plus capable de bander l’arc de ses désirs au délà de l’humanité, et aura oublié comment tirer la corde de l’arc ».

[15] Il existe une curieuse analogie avec un passage de Marx dans les Grundrisse – donc inconnu de Weber - sur le romantisme : « A des stades antérieurs de développement, l’individu singulier apparaît plus complet (…). Il est aussi ridicule d’avoir la nostalgie de cette plénitude originelle que de croire qu’il faille en rester à cette totale vacuité. Le point de vue bourgeois n’a jamais dépassé l’opposition à cette vue romantique, et c’est pourquoi c’est cette dernière qui constitue légitimement le contraire des vues bourgeoises et les accompagnera jusqu’à leur dernier souffle ». (K.Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Editions Sociales, 2011, p. 121.

[16] Peter Baehr, “The « Iron Cage » and the « Shell as Hard as Steel » : Parsons, Weber, and the Stahlhartes Gehäuse Metaphor in the Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism’ History and Theory, Vol. 40, No. 2 (May, 2001), pp. 153-169. Cependant, il me semble que l’auteur se trompe en proposant le terme “coquille” (shell) comme traduction de Gehäuse. L’argument qu’il avance : la coquille est organique, « elle fait partie de l’organisme » est précisénique » de la métaphore wébérienne.

[17] Edward Tiryakian « The Sociological Import of a Metaphor : Tracking the Source of Max Weber’s ’Iron Cage.’ » Sociological Inquiry 5 1,1 : 1981, 27-33. L’essai de Tiryakian a suscité beaucoup de débats. Dans un article critique, Stephen Kent - “Weber, Goethe, and the Nietzschean Allusion : Capturing the Source of the « Iron Cage »Metaphor” Sociological Analysis, Vol. 44, No. 4 (Winter, 1983), pp. 297-319 - rappelle que Gehäuse peut aussi signifier l’habitacle d’un moteur ou d’une pompe, ce qui correspond à la terminologie “mécanique” du passage. Kent fait valoir, à juste titre, que Goethe et Nietzsche sont, dans ce passage de l’EP, les principales sources du pessimisme wéberien concernant la modernité, mais il n’a aucun argument pour démontrer que ces deux auteurs sont, plutôt que Bunyan, la source du Stahlhartes Gehäuse.

[18] Max Weber, Ethique protestante p. 110.

[19] Max Weber, EP p. 29.

[20] Max Weber, Le judaïsme antique, trad. Freddy Raphael, Paris, Pocket Agora, 1998, p.19.

[21] Max Weber, « Droit de vote et démocratie en Allemagne », dec. 1917 in Œuvres Politiques p. 261-62

[22] Il est interessant d’observer que des penseurs marxistes hétérodoxes - dissidents du coursant trotskyste - ont, à partir des années 1940, défini l’URSS stalinienne comme une forme de « capitalisme d’Etat » (Tony Cliff) ou de « collectivisme bureaucratique » (Max Schachtmann) ; Weber ne figure pas parmi leurs références théoriques.

[23] W.Benjamin, Origine du Drame Baroque Allemand, Paris, Flammarion, 1985, trad. Sybille Muller, p. 178.

[24] M.Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, JCB Mohr, 1922, p. 800.

[25] Max Weber, « A propos de la situation de la démocratie bourgeoise en Russie », 1906, in Œuvres Politiques (1895- 1919), Paris, Albin Michel, 2004, trad. Elisabeth Kauffmann, Jean-Philippe Mathieu, Marie-Ange Roy, p.172-173-173. Cf. Max Weber, « Zur Lage der bürgerlichen Demokratie in Rußland », GPS, p. 63.

Cet article a été publié sur : http://www.europe-solidaire.org

 

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