Forum social européen: Trouver un second souffle
Par Léonce Aguirre le Samedi, 13 Mai 2006

L’enjeu du quatrième Forum social européen (FSE), qui se tient à Athènes du 4 au 7 mai, est d’impulser des mobilisations à l’échelle du continent contre la politique de l’Union européenne et de débattre des alternatives au libéralisme. Mais il s’agit aussi de donner un deuxième souffle à un processus qui, en Europe, est paradoxalement confronté à un risque d’enlisement.

Les quatre premiers FSE (Florence en 2002, Paris en 2003, Londres en 2004 et Athènes en 2006) ont d’abord permis de constituer un cadre commun regroupant des organisations syndicales représentatives, une partie substantielle du mouvement social et associatif, en y associant des courants politiques, essentiellement la mouvance communiste et les courants de la gauche anticapitaliste et autogestionnaire. Cette association se fait dans la durée. Les FSE se sont élargis, tant géographiquement - notamment aux pays d’Europe centrale et orientale - que socialement, en direction de celles et ceux qui vivent dans la précarité, même si beaucoup reste à faire pour assurer leur présence dans la préparation et le déroulement des forums eux-mêmes (lire l’interview d’Annie Pourre ci-contre).

Les FSE ont participé à la constitution de réseaux thématiques sur des questions comme la santé, l’éducation, la défense des services publics, la précarité, l’oppression des femmes, l’immigration, réseaux qui fonctionnent régulièrement et menant des campagnes et des activités communes.

Enfin, l’assemblée générale des mouvements sociaux, qui se tient dans le cadre des forums mais sans impliquer leur responsabilité, a initié la mobilisation contre la guerre et les manifestations du 15 février 2003 qui ont regroupé plus de quinze millions de manifestants dans le monde. De même, le FSE a été partie prenante de la mobilisation contre la directive Bolkestein et de la manifestation de Bruxelles du 19 mars 2005.

Mais, aujourd’hui, ces acquis sont insuffisants pour assurer, à eux seuls, la pérennité du FSE. En témoigne une diminution du nombre de participants aux réunions de préparation, notamment au niveau syndical. Les FSE ont une particularité par rapport à d’autres forums continentaux : l’Union européenne intensifie, sur une série de questions, les politiques libérales de délocalisation, de remise en cause des services publics, des droits sociaux ou démocratiques. Cela donne d’ailleurs une certaine homogénéité aux politiques menées dans les différents pays de l’Union européenne, même si la traduction pratique de cette politique se fait souvent suivant des rythmes propres à chaque pays et rend plus difficile, de ce fait, l’organisation de mobilisations à l’échelle européenne. Mais, en retour, les forums doivent être un élément utile pour développer les mobilisations et les résistances contre la politique de l’Union européenne et des divers gouvernements. Sinon, les choses se passeront ailleurs et les forums perdront de leur crédibilité.

Antilibéralisme

Pour commencer, cela implique qu’il faut se donner les moyens d’y assurer la présence des multiples pratiques militantes, des expériences multiformes de mobilisation qui ont lieu, le plus souvent, de manière éclatée, pays par pays, avec l’ambition de créer de véritables synergies, notamment pour leur donner une dimension et une visibilité européennes. Mais, pour que ce soit réellement possible, il faut davantage ancrer les forums sociaux dans les réalités nationales, régionales et locales, de manière à ce qu’ils regroupent, à tous ces niveaux, l’ensemble des résistances au libéralisme. Sinon, le risque est grand de construire un mécano à l’échelle européenne, détaché de la réalité du mouvement et des luttes sociales.

Ceci dit, le FSE ne peut se contenter d’être un simple lieu de convergence des luttes réellement existantes en Europe. Il doit être également un lieu qui favorise l’émergence de mobilisations contre le noyau dur de la politique menée par l’Union européenne, que ce soit - pour ne prendre que deux exemples - la directive Bolkestein ou le traité constitutionnel européen. Or, il faut bien reconnaître que sur cette dernière question, il n’a joué qu’un rôle marginal. Aujourd’hui, et dans les années qui viennent, la question décisive sera de savoir si les forces antilibérales conséquentes seront susceptibles, à l’instar des dockers européens ou de la campagne du « non » de gauche contre le traité européen, d’impulser des mobilisations victorieuses, dans lesquelles le FSE prendrait toute sa place.

Danger

Si, en premier lieu, le FSE doit être un instrument utile pour les mobilisations et pour celles et ceux qui luttent quotidiennement, parallèlement, il doit aussi être un cadre qui permette d’approfondir le débat stratégique - qui reste pour l’instant assez superficiel - sur les moyens à mettre en œuvre pour imposer les exigences sociales portées par les mouvements sociaux et les mobilisations. Le but n’est pas de mettre tout le monde d’accord, mais de faire en sorte que le débat ait lieu, sans tabou ni exclusive. Ainsi, il n’est plus possible de bannir la réflexion sur la nécessité ou non de l’appropriation sociale comme alternative à la propriété privée, afin de résoudre des problèmes aussi essentiels que la malnutrition, les épidémies ou la crise du logement. Parallèlement, la question « qui décide et qui contrôle ? » ne peut plus être éludé, notamment après les expériences malheureuses du passé.

Il faut enfin résoudre ce problème lancinant de la participation des partis politiques au FSE. La charte de Porto Alegre, qui exclut les partis politiques de l’organisation des forums sociaux, est caduque dans les faits et relève, pour partie, de l’hypocrisie. En effet, outre la présence massive du Parti des travailleurs, cette règle n’a pas empêché les leaders des partis politiques de faire le voyage à Porto Alegre pour être visibles et médiatisés à peu de frais, d’autant qu’ils n’avaient pas à expliquer et à justifier la politique menée par leur parti, souvent contradictoirement avec les objectifs affichés du Forum social mondial.

Convergence

L’intention de départ était certainement louable : éviter une instrumentalisation des forums par des partis politiques ou leur transformation en champ de bataille entre courants politiques. Le problème est réel - on le voit dans le cadre des assemblées de préparation du FSE, où de petits groupes ne font que les utiliser comme une tribune politique -, et c’est pour cela qu’il faut que les forums se dotent de règles de bonne conduite. Mais ne pas inclure les forces politiques qui s’inscrivent dans la lutte contre la mondialisation est une double erreur. D’abord, parce que cela conforte une vision désastreuse selon laquelle les mouvements sociaux s’occupent des mobilisations sociales et les partis politiques des questions de pouvoir, alors que le problème est de construire une alternative au libéralisme et au social-libéralisme, de défendre une perspective émancipatrice, cela passant, sans que l’on sache aujourd’hui les formes que cela prendra, par un processus incluant des acteurs du mouvement syndical, du mouvement social et des militants de partis politiques. Ensuite, parce que, ces dernières années, les principales mobilisations ont été le fait de cadres unitaires qui ont regroupé mouvements sociaux, syndicats et partis politiques, que ce soit contre la guerre, contre la directive Bolkestein, contre le traité constitutionnel européen, ou contre le contrat première embauche. Pour tirer les leçons de ces mobilisations afin de les faire fructifier, tous les acteurs doivent se retrouver dans un même cadre. Les FSE doivent être un tel cadre ou, du moins, l’un d’entre eux.

Athènes sera, à coup sûr, un succès, de par la participation et la qualité des débats qui s’y dérouleront. Pourtant, l’avenir du FSE n’est pas assuré, comme le révèle d’ailleurs le fait qu’à ce jour, aucun pays ne s’est proposé pour organiser le suivant, alors que, pour les quatre premiers, tout le monde se bousculait au portillon. Toute régression serait dommageable, et il est de la responsabilité de l’ensemble des composantes du FSE de lui donner un deuxième souffle, en l’enracinant dans chacun des pays, en poursuivant son élargissement social et géographique, en en faisant un véritable lieu d’échanges et de confrontations, sur toutes les questions touchant à la lutte contre le libéralisme. Surtout, il convient d’en faire un véritable centre d’initiatives permettant de faire converger l’ensemble des résistances sociales et d’impulser des mobilisations à l’échelle européenne contre toutes les dimensions de la politique de l’Union européenne.


Annie Pourre du réseau No-Vox

« On n’est pas consensuel et on ne veut pas l’être »

Peux-tu nous décrire ce qu’est le réseau No-Vox ?

Annie Pourre - C’est un réseau qui est investi dans les luttes concernant les « sans ». En France, No-Vox regroupe les associations de chômeurs (AC !, Apeis, MNCP), Vamos, le Dal, le Comité des sans-logis, Droits devant !! et les Marches européennes. On travaille en permanence avec des partenaires comme Génération précaire et Stop précarité. Au Portugal, No-Vox s’est construit via l’association Solidarité migrante. Nous avons aidé à la construction d’un réseau No-Vox dans les huit bidonvilles qui entourent encore Lisbonne, avec un projet de développement local et national sur la question des bidonvilles et du mal-logement. On a fait un grand travail en Guyane sur la base de villages qui se sont autoconstruits et auto-organisés, et qui ont décidé de se regrouper dans un réseau No-Vox. Le réseau existe également au Brésil, au Japon, en Inde, au Mali et, bientôt, au Burkina Faso. No-Vox est un réseau et non une association. Il n’y a pas de charte. C’est une organisation horizontale, auteur d’actes de solidarité concrets, des échanges de savoir-faire, chacun gardant son autonomie.

Quel est l’investissement de No-Vox dans les forums sociaux ?

A. Pourre - On y participe, mais on a toujours un pied dedans et un pied dehors. Il y a le problème de la fréquentation, qui est assurée, à 80%, par des couches sociales moyennes et supérieures se souciant plus de l’appropriation du savoir que de la participation de ceux qui se trouvent en situation d’exclusion et de relégation sociale ou culturelle. Il y a aussi cette difficulté liée à une certaine volonté verticale des associations, des syndicats et des partis, qui ne prend pas en compte les mouvements de base et leurs alternatives, alors que, pour nous, le mouvement se construira par la base, afin de faire émerger des alternatives. Cela ne viendra pas d’en haut, avec des formes très modélisées de campagnes et de journées d’action. Ils ne veulent pas non plus reconnaître nos pratiques politiques comme étant des pratiques politiques à part entière du mouvement et, aussi, parce que cela fait de l’ombre à des alliances et que cela gêne le consensus alors qu’il y a des dissensions. Nous, on n’est pas consensuel et on ne veut pas l’être.

Et Athènes ?

A. Pourre - On est assez content, car nos préoccupations, cette année, se trouvent d’avantage au cœur du forum. Dès le début, on a proposé l’axe précarité-pauvreté-exclusion et, aujourd’hui, d’autres reconnaissent que cette question doit être centrale. La précarité ne se résume pas à la précarité au travail. L’autre avancée, c’est la participation plus importante de l’Europe centrale et de l’Europe orientale. Et, enfin, nous avons, cette fois, un espace dans le cadre du forum où il y aura des expositions, des ateliers pratiques sur nos savoir-faire, des échanges sur la manière d’organiser la désobéissance civile. Ceci dit, on participera aussi à l’espace autonome car, s’il y a eu des progrès, il reste encore beaucoup à faire pour que les exclus aient toute leur place dans les forums.

Propos recueillis par L. A.

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