Delphi : nouveau laboratoire d'une politique anti-ouvrière
Par Charles-André Udry le Jeudi, 16 Février 2006

Depuis le début octobre 2005, aux Etats-Unis, s'accélère un assaut contre un des derniers bastions syndicaux du privé: celui des entreprises automobiles américaines. Un véritable cas d'école. Dans une branche marquée par une surproduction d'ampleur (trop de capacités productives et/ou d'usines), le Capital redéfinit, avec violence, ses rapports au Travail. Il le fait dans un contexte d'organisation mondialisée d'une production.

Le 8 octobre 2005, le premier équipementier d'automobiles américain, Delphi, se met en faillite. Son nouveau patron, en place depuis juillet, est Robert S. "Steve" Miller. Delphi a été créée en 1995, comme une division séparée de General Motors (GM). Toutefois, Delphi avait gardé, pour l'essentiel, les contrats de travail passés antérieurement avec le principal syndicat de GM : l'United Auto­mobile Workers (UAW). Ces contrats constituent une des cibles sur laquelle tire la nouvelle direction. Les salaires horaires ou mensuels et les "avantages sociaux" - fonds de pension et couverture santé, des actifs et des retraités - sont au centre de l'offensive.

Delphi emploie 185.000 travailleurs et travailleuses à l'échelle mondiale. Aux Etats-Unis et au Canada on en compte 50.600, dont 34.750 sont payés à l'heure et les 15.850 restants sont mensualisés ; l'UAW en organise 24.000. Au total, Delphi opère dans 38 pays, avec 167 usines et 48 sociétés en participation (joint-venture). En 1995, son chiffre d'affaires s'élevait à environ 31,7 milliards de dollars ; en 2004, il se situe peu au-dessus des 28,5 milliards.

Chapitre 11: instrument antisyndical

Le terme faillite ne convient pas exactement pour cerner la phase ouverte le 8 octobre. Delphi a placé ses activités aux Etats-Unis sous la protection du chapitre 11 du Code des faillites. Aux termes du chapitre 11, les entreprises rencontrant des difficultés financières peuvent obtenir du Tribunal de faillite l'homologation d'un plan de remboursement de leurs créanciers. Le débiteur (ici Delphi) continue à exploiter son entreprise sous la supervision du Tribunal. Le but du chapitre 11 est de faire homologuer le plan de réorganisation, sans être pourchassé par les créanciers.

Suite à diverses modifications de cette loi, dès 1978, le chapitre 11 - "la mise en faillite" - est devenu un instrument utilisé par les directions pour remettre en cause, frontalement, les accords du passé avec les syndicats. L'activité syndicale elle-même est visée, pour autant qu'elle ne soit pas alignée sur les choix stratégiques du patronat. Le chapitre 11 est de moins en moins un instrument pour se protéger des créanciers - ceux censés perdre dans une faillite - et de plus en plus un outil visant à réviser drastiquement à la baisse les contrats de travail, sous la menace de la faillite pendante.

Une fois placées sous la "protection" du chapitre 11, les directions disposent de deux mois pour négocier, "en toute bonne foi", de nouveaux contrats. Les salaires, les contributions patronales aux "caisses de retraite" et le versement pour couverture santé sont présentés comme la cause majeure des difficultés financières - supposées ou réelles - de la firme.

Miller, l'as de la faillite

Au cours des dernières années, banques et cabinets d'avocats - à l'ombre de Wall Street - manifestent un intérêt grandissant pour ces faillites-restructurations. Elles peuvent permettre d'obtenir des gains significatifs. Une fois syndicalement "assainie" et "redressée", l'entreprise peut être jugée viable, dès lors poursuivre ses activités ou être revendue, car obéissant au potentiel de rentabilité exigé par les tenants de la "valeur actionnariale".

Ainsi, Delphi déclare une perte de 700 millions de dollars pour l'année en cours, tout en disposant de liquidités à hauteur de 1,6 milliard. Elle se voit même avancer des lignes de crédits de 2 milliards par les banques. C'est donc la "mise en faillite" d'une entreprise assise sur 4 milliards de dollars ! Les pertes enregistrées sont en grande partie le résultat du refus de GM de payer des sommes plus élevées pour les composants achetés, malgré l'incidence de la hausse du prix des matières premières. GM place donc Delphi dans les chiffres rouges. Cela facilite l'opération faillite-remise en question des contrats de travail.

"Changer de vie": précarité et risque de pauvreté

"Des centaines de milliers de personnes devront changer totalement leur vie". Miller résume ainsi le futur des travailleurs de l'automobile. En 2003, la direction de l'UAW avait déjà accepté que Delphi et Visteon abaissent les salaires d'embauche de 10 dollars. Elle espérait que le syndicat garderait ainsi les anciens membres, mieux payés et donc aptes à verser des cotisations élevées. L'appareil syndical envisageait donc un déclin maîtrisé. Miller et consorts agissent selon d'autres rythmes.

L'UAW est passée de 1,5 million de membres en 1979 à quelque 700.000 actuellement. Ses difficultés pour prendre racine dans les entreprises étrangères de l'automobile sont grandes. Dès lors, pour le patronat de Delphi (ou de GM et Ford), il est temps que les ouvriers de l'automobile entrent "dans les catégories des bas salaires, comme s'ils produisaient des sèche-cheveux", souligne un expert des "relations industrielles", Gary N. Chaison.

Les "concessions" exigées par Miller sont à la hauteur du "changement de vie" (des ouvriers) qu'il veut imposer. Le 16 novembre, l'UAW a confirmé que la direction de Delphi avait annoncé la réduction, sur trois ans, de 24.000 emplois (soit l'équivalent de la fermeture de 12 usines), sur les 34.000 existant aux Etats-Unis. Le salaire horaire direct ne passera que de 27 dollars à 12,5 dollars pour les anciens et 10,5 dollars pour les nouveaux embauchés (qui ne seront certainement plus syndiqués); et non plus à 9,5 dollars! Le total du salaire (salaire direct plus contributions santé et retraite) doit, lui, passer de 65 dollars à 21 dollars; ce qui est considéré comme entrant dans la fourchette compatible avec les exigences de la concurrence, selon la direction! La direction de Delphi met le couteau sous la gorge des travailleurs : si un accord n'intervient pas avant le 16 décembre 2005, une demande de mise en faillite effective sera déposée devant le juge Robert Drain. Il en découlera que tous les contrats seront annulés... Ensuite, des jours fériés seront supprimés. Une réorganisation du temps de travail limitera au maximum le paiement du nombre d'heures supplémentaires. La participation des travailleurs aux "frais" d'assurance maladie augmentera ; les soins dentaires et d'oculiste ne seront plus couverts. Enfin, le système de retraite sera adapté aux nouveaux et bas salaires et les retraités seront soumis à la diète.

La vie va changer. Pour s'en assurer, la direction de Delphi veut réduire le nombre de délégués syndicaux et supprimer l'exigence, lorsqu'une usine est vendue, que le repreneur assume les anciens contrats. Une juriste du travail de Detroit, Mary Ellen Gure­witz, conclut : "Ces exigences envers le syndicat sont extraordinaires. Vous arrivez à un niveau où les dispositions affaiblissent à tel point le syndicat que les personnes se demanderont: pourquoi avoir un syndicat ?"

Sources : Financial Times, 11.11.05 ; Anderson Economic Group (AEG): "Working Paper 2005-10" ; Executive Intelligence Review, 11.11.05, entretien avec Mark Reutter ; Executive Intelligence Review, "Delphi in Advance Planning for Shutdowm", Richard Freeman, 11.11.05 ; Washing­ton Post, 29.10.05, entretien avec Robert S. "Steve" Miller ; Wall Street Journal, 17.10.05, entretien avec Robert S. Miller ; Wall Street Journal, 13.10.05, "The Oracle of Delphi" ; Labor Notes, novembre 2005 ; New York Times, 10.10.05 ; Wall Street Journal, 4.11.05 ; Wall Street Journal, 28.10.05 ; Business Week, 10.10.05 "A run on Detroit's parts makers".

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