Comment le gouvernement belge fit tirer sur la résistance en 1944
Par La Gauche le Dimanche, 16 Juillet 1972

L'étude monumentale que Gérard Libois et Gotovitch viennent de consacrer à « L'An 40 » - et sur laquelle nous espérons revenir prochainement - relate avec une remarquable netteté comment la structure réelle de l'Etat bourgeois fut dévoilée en 1940 lorsque tous les détenteurs de pouvoir se précipitèrent auprès du gouverneur de la Société Générale de Belgique, Galopin, pour déterminer l'attitude à prendre envers l'occupant nazi.

La seule résistance réelle à ce moment - exception faite d'individus - est celle de la classe ouvrière, pourtant trahie par sa direction traditionnelle, qui déclenche un héroïque mouvement de grève dès 1940 en Wallonie, en 1941 en Flandre.

Il faut indiquer ici, le rôle d'avant-garde que jouèrent nos camarades dans l'organisation de la Résistance. Car, c'est surtout d'ignorance, qu'est entretenue la malveillance et la calomnie à l'égard du trotskysme et des militants marxistes révolutionnaires. Ignorance particulièrement scandaleuse quand on sait que ces combattants résolus du socialisme ont été les principales victimes de la répression aussi bien fasciste, capitaliste que stalinienne.

Honnêtement, Jules-Gérard Ubois et José Gotovitch signalent quoique brièvement le rôle qu'ont pu jouer les trotskystes et la répression dont ils ont été l'objet. Mais, à la R.T.B., par exemple, lors d'un débat consacré à « L'An 40 », il n'en a pas été question.

C'est l'occasion de rappeler qu'en Belgique, comme dans le restant de l'Europe occidentale, sitôt parties les troupes nazies, on vit s'installer, avec l'aide des Anglo-Saxons, un gouvernement des notables d'avant '40 ayant comme souci majeur d'évincer les forces populaires nouvelles issues de la Résistance et de rétablir le vieil appareil d'Etat bourgeois. Sans revêtir en Belgique une ampleur comparable à celle qu'elle eut en France, en Grèce ou en Italie la Résistance avait impulsé un puissant mouvement anticapitaliste, incarné notamment dans le Mouvement Syndical Unifié qu'animait André Renard dans le bassin liégeois.

La participation du Parti communiste au gouvernement Pierlot, revenu en Belgique dans les fourgons de l'armée britannique, facilita grandement la mise au pas du prolétariat et le désarment des milices. Dès que fut ainsi étouffé cet embryon de double pouvoir que constituaient les travailleurs en armes, la bourgeoisie, assistée des troupes du général canadien Erskine, n'hésita pas à faire ouvrir le feu contre une manifestation des communistes et de partisans du Front de l'Indépendance à Bruxelles, rue de la Loi, le 26 novembre 1944.

Ce fut possible parce que la Résistance et le P.C. avaient déjà renoncé à toute agitation de rues et accepté le désarmement des résistants. L'offensive Von Runstedt permit opportunément de refaire l'unité nationale. Pourtant les masses continuèrent au cours des mois suivants à démontrer leur volonté de dépasser la légalité bourgeoise : en pourchassant et en arrêtant les fascistes rentrés d'Allemagne (mai 1945), en organisant des grèves pour défendre leurs droits syndicaux, passant outre aux décrets Van Acker (juin), en défilant à dix mille à Charleroi derrière le mot d'ordre de «République», malgré les dirigeants ouvriers, et en libérant les militants arrêtés (juillet), en faisant la grève pour arracher la gestion de l'entreprise au patronat dans la métallurgie liégeoise (août), en s'apprêtant à lancer le mot d'ordre de grève générale dès la première rumeur d'un attentat fasciste contre Van Acker.

Cette volonté révolutionnaire de même que les potentialités explosives de la question royale furent habilement canalisées par les dirigeants réformistes et staliniens dont le mot d'ordre était le redressement économique. La bourgeoisie se redressa en effet, mais l'élan des masses retomba, une magnifique occasion de perdue.

L'article reproduit ci-dessous est l'éditorial que consacra à la fusillade de la rue de la Loi « La Voie de Lénine », hebdomadaire du Parti Communiste Révolutionnaire qui regroupait à ce moment les trotskystes belges, dans son numéro 8 du 2 décembre.

La Gauche n°1, 7 janvier 1972


IL FAUT BRISER LA REACTION!

Trois mois à peine après la « libération», les ministres de la bourgeoisie belge, appuyés par les renégats socialistes d'union sacrée, n'ont pas hésité à faire tirer sur vous sous prétexte que vous aviez franchi la zone neutre !

Ce qu'ils n'avaient pas osé ou pas voulu faire contre la vermine rexiste, lorsqu'elle envahissait aussi la zone neutre avant la guerre, ils l'ont osé contre vous, les héros de la lutte contre la Gestapo, les S.S. et leurs sinistres, serviteurs belges !

Voilà comment la bourgeoisie belge vous remercie et récompense votre héroïsme et vos sacrifices au service de la « patrie ». Vous avez sauvé ses coffres-forts, vous avez rendu à ses valets leurs grasses prébendes, et trois mois après vous ne pouvez même plus défiler devant SES ministères!

La bourgeoisie s'est servie de vous pour parvenir è ses fins. Maintenant elle vous rejette avec mépris, elle vous écrase, elle vous massacre.

Telle est la première, l'inappréciable leçon à retenir de ces événements: c'est qu'entre la bourgeoisie et vous, il n'y a absolument rien de commun, c'est que, pour sauver ses coffres-forts, la bourgeoisie n'hésitera même pas à recourir aux méthodes du fascisme, à s'allier à des hitlériens avérés contre ceux qu'elle appelait hier à la lutte contre Hitler. Mais il y a une autre leçon à tirer de ces événements.

Si la bourgeoisie belge et son gouvernement ont osé déclarer la guerre à la Résistance et au Parti communiste, s'ils ont osé défier à ce point le sentiment populaire, c'est parce que la Résistance et le Parti communiste ont fait preuve, à l'égard de la réaction, d'une faiblesse impardonnable et véritablement criminelle.

La Résistance et le Parti communiste ne devaient pas accepter de rendre les armes, ils ne devaient pas accepter l'intégration des milices, même en bloc, dans l'armée et surtout dans la gendarmerie, car c'était déjà les mettre à la merci de la bourgeoisie, c'était déjà se mettre soi-même à la merci de la bourgeoisie.

Il fallait faire de ces milices l'armée de la Révolution, il fallait les intégrer avec leurs armes, non pas dans l'armée et dans la police du capital, mais dans l'armée de la classe ouvrière, dans la milice ouvrière. Liées à la classe ouvrière, appuyées par son action, par ses luttes, par ses grèves, ces milices auraient pu défier n'importe quel gouvernement, même soutenu par les canons et les tanks des armées anglo-américaines.

Telle fut la faute capitale des dirigeants de la Résistance et du Parti communiste. Cette faute ne fut pas accidentelle. Elle fut l'aboutissement de toute la ligne politique suivie par le Parti communiste, âme de la Résistance, avant et après la « libération ». C'est parce que le Parti communiste mène, depuis des années, une politique de compromis et d'alliance avec la bourgeoisie, une politique nationaliste et patriotique, une politique d'union sacrée, qu'il a été acculé à désarmer les milices. On ne peut pas s'allier à la bourgeoisie et en même temps armer les ouvriers. C'est pour gagner les bonnes grâces de leurs alliés bourgeois du ministère que les chefs de la Résistance ont trahi les milices.

C'est le ministre communiste Marteaux lui-même qui a signé, deux jours avant de quitter le ministère l'arrêté scélérat qui donne au ministre de la Défense nationale le droit d'« ordonner la remise des armes et des munitions ». Le droit d'interdire et de réprimer toutes les manifestations, tous les meetings, toutes les publications susceptibles de troubler l'« ordre ».

C'est le ministre communiste Marteaux lui-même qui a signé l'arrêté permettant au chef de la Mission d'Affaires civiles de «faire procéder de jour et de nuit» à des perquisitions domiciliales et à des fouilles corporelles sur tous les citoyens dans la rue. (Que ceux qui en doutent consultent le « Moniteur officiel » du 15 novembre, page 915.)

En réintroduisant chez nous ces mœurs hitlériennes, le Parti communiste est le plus grand responsable des progrès de la réaction fasciste.

Travailleurs! Si l'on veut briser l'offensive de la réaction, si l'on veut en finir avec le gâchis économique, avec l'impuissance gouvernementale dans tous les domaines, il faut rompre tout de suite avec ces combinaisons ministérielles pourries. Car la nouvelle combinaison proposée par le Parti communiste sous le signe de la « concentration démocratique » ne vaudra pas mieux que les autres. Si elle aboutit, elle ne sera qu'une nouvelle alliance avec des pantins manœuvres par les banques ou par l'archevêque de Malines.

Les travailleurs en ont assez de ces comédies parlementaires qui ne leur ont rapporté depuis vingt-cinq ans que des déceptions, qui n'ont fait que prolonger et aggraver leur misère. Les travailleurs en ont assez de l'union sacrée pour la guerre des capitalistes. C'est avec cette chanson qu'on leur fait accepter toujours de nouveaux sacrifices et de nouvelles privations.

C'est au nom de la guerre contre Hitler (soi-disant) que l'on est en train de leur imposer un régime qui ressemble de plus en plus à celui de Hitler. Hitler et le fascisme ne peuvent être abattus définitivement que par la lutte des travailleurs de tous les pays contre le capitalisme. Car le fascisme est le produit naturel et inévitable du capitalisme en agonie. Sans la révolution, après Hitler viendront d'autres Hitler. Ce qui se passe aujourd'hui en Belgique est un avertissement assez clair.

Les travailleurs veulent un gouvernement qui leur donnera d'abord à manger, qui leur donnera du travail, qui expropriera les banques, les trusts, les mines et les usines, qui réorganisera toute l'économie sous la direction de la classe ouvrière aidée par les techniciens et les intellectuels, selon un plan rationnel, en vue de la satisfaction des besoins de tous et non plus en vue de la guerre. L'économie planifiée a fait des miracles en Russie. Inspirons-nous de l'exemple russe.

Les travailleurs veulent un gouvernement qui brisera les reins à la réaction, qui mettra enfin un terme aux manœuvres scélérates des collaborateurs, des fascistes et pro-fascistes de tout poil par le seul moyen efficace, par l'armement de toute la population travailleuse, par le désarmement de l'armée bourgeoise et de ses cadres réactionnaires.

Il est évident qu'un tel gouvernement ne peut s'appuyer sur un parlement pourri, composé en majorité de catholiques et de libéraux. Ce gouvernement ne peut être que l'émanation directe des organisations ouvrières, des partis ouvriers qui rompront ouvertement et catégoriquement avec la bourgeoisie, des syndicats, des comités ouvriers, des comités de paysans pauvres. Il ne peut être responsable que devant la classe ouvrière. Il ne peut s'appuyer que sur la milice ouvrière.

Travailleurs! Ouvriers socialistes et communistes! Exigez que vos dirigeants rompent définitivement avec leur politique d'union sacrée pour la guerre des capitalistes, d'alliance avec la bourgeoisie réactionnaire et pro-fasciste! Exigez qu'ils prennent immédiatement le pouvoir! Assez d'hésitations, assez de manœuvres, assez de duperies ! En avant pour le seul gouvernement démocratique digne de ce nom! En avant pour le GOUVERNEMENT OUVRIER!

Parti Communiste Révolutionnaire, décembre 1944

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