La révolution culturelle de la Révolution russe
Par Michel Lequenne le Lundi, 09 Octobre 2000

Toute grande révolution a une dimension culturelle. Nul n'a pu nier l'importance de celle qui a accompagné la révolution russe. Mais en ce qui la concerne, deux conceptions opposées unilatérales se sont heurtées et sont à écarter : celle qui attribue le magnifique essor culturel et artistique des années 20 à une fusion harmonieuse des révolutions sociale et artistique, aussi bien que celle qui insiste sur ce que la novation était commencée dés le début du siècle et qu'au contraire la révolution l'a détruit au profit d'un populisme qui débouche sur le réalisme socialiste. La réalité est beaucoup plus complexe.

En Russie comme dans le reste de l'Europe, c'est au début de la seconde décennie du siècle que la modernité fait son entrée fulgurante dans les lettres et les arts. Certes, en Russie, le coup d'envoi vient de l'Occident, particulièrement de France et d'Italie - le premier groupe de Maïakovski ne s'appelle-t-il pas cubo-futurisme ? - mais l'originalité des courants russes est incontestable. Si Chagall est à Paris en 1910, ce n'est pas là qu'il trouve sa manière, il ne fait que la tremper. Il en va de même pour Kandinski à Munich au même moment. Mais, en Russie même, c'est une vraie révolution culturelle, qui tient à la violence de la polémique où les jeunes modernistes se posent en s'opposant aux courants plus ou moins spiritualistes, dont ne sont pas absents certains révolutionnaires, tels Bogdanov et... Lounatcharski, qui tentaient en quelque sorte de rationaliser l'esprit slave profondément empreint de religiosité.

La radicalité de cette rupture s'exprime aussi bien en poésie que dans l'art, voire dans la vie quotidienne et, en particulier, par un féminisme d'avant-garde. Le 18 décembre 1912 paraît à Moscou, imprimé sur gros papier d'emballage, Une gifle au goût du public, dont le manifeste, signé par D.Bourliouk, Aleksander Kroutchonykh, Vladimir Maïakovski, et Victor Khiebnikov, proclame: « Nous seuls sommes le visage de notre Temps », et appelle les poètes « à une haine irrépressible envers la langue existant avant eux. » Dans des textes ultérieurs on trouve des affirmations telles que: « Une nouvelle forme verbale crée un contenu nouveau et non l'inverse », « Nous avons disloqué la syntaxe », « Nous sommes en proie à de nouveaux thèmes : l'inutilité, l'absurdité, le mystère de la nullité puissante sont chantés par nous », « Souvent seule la barbarie peut sauver l'art », « jeter les ex-grands par-dessus bord du paquebot de l'époque actuelle » (Notons que, parmi ces ex-grands, sont rangés Blok et Gorki...). Tout ceci ressemble furieusement à ce que sera Dada quelques années plus tard, et, de même, ne vise ni à la subversion sociale, ni même à y fusionner.

Le futurisme a ses artistes plastiques, dont Malévitch qui, en 1916, créera le suprématisme et qui va d'un primitivisme (qu'il oppose à celui de Larionov) jusqu'au bout de l'abstraction avec ses carrés monochromes (sans s'y enterrer comme ses singes, nos contemporains). Mais il n'est pas seul : toutes les formes de l'abstraction géométrique naissent là (qu'on ne retrouvera chez nous qu'après la Deuxième Guerre mondiale), avec Klyun, Olga Rosanova, Lyuba Popova (proche de Léger), Archipenko, dont l'abstration est cubiste, les reliefs de Tatlin, de Puni, et les sculptures de Vladimir Baranov (auprès desquelles celles de nos conceptuels accusent leur misère).

Toute cette révolution culturelle est bien présente dans les six années qui précèdent Octobre. Il n'en reste pas moins que la révolution sociale va lui donner à la fois un formidable coup d'accélérateur et un infléchissement net qui va l'ouvrir à un immense public et lui donner un écho non moindre hors des frontières de l'Etat soviétique. Pourtant, ce n'est pas que les dirigeants de la Révolution soient proches des avant-gardes poétiques et artistiques. Tous sont de formation classique et occidentale.

On sait que Lénine, ami de Gorki, mettait Tolstoï au plus haut de la littérature russe, bien qu'en montrant les déterminations qui le limitaient. Même les plus attentifs, voire sensibles, au nouveau surgissant, tels Boukharine ou Lounatcharsky commissaire du peuple à l'Instruction publique, et de ce fait quasi en charge de toute l'activité culturelle, l'abordent à la lumière d'une critique qui vient de Lafargue et de Plékhanov.

Bien que Lounatcharsky ait eu une véritable amitié pour Maïakovski, c'est aux classiques russes, de Pouchkine et Gogol à Dostoïevski et Tchékhov qu'il consacrera ses dernières études, alors qu'il s'est plié au joug de Staline, n'étudiant les contemporains qu'après décès, et s'efforçant en 1931 de nier toute influence politique dans le suicide de Maïakovski. Trotsky lui-même, bien que plus sensible qu'aucun autre au surgissement du nouveau dans l'art, l'abordait sur la base d'une culture classique filtrée par une analyse de classes marxiste, plus fine que celle de ses prédécesseurs, d'où ses jugements aigus de Littérature et Révolution, et qui peuvent nous sembler souvent sévères, mais qui n'excédaient en rien la critique littéraire et n'impliquaient aucune intervention politique (ce qu'il est nécessaire de préciser à l'encontre des ordinaires critiques d'amalgame entre période révolutionnaire et période stalinienne).

Le dernier ouvrage paru en France sur la vie littéraire des années vingt, celui de Varlam Chalamov, qui porte précisément ce titre, « Les Années 20 », vient d’une façon pradoxale confirmer les jugements de Trotsky. Paradoxale, compte tenu du fait que l’auteur, qui les vécut comme jeune sans-parti, fut déporté une première fois de 1929 à 1931, et écrivit ce livre dans les années 60 après dix-sept ans dans l’univers concentrationnaire de Kolyma. Le monde littéraire, et plus généralement de la culture de la Russie de cette décennie qu’il nous rend, apparaît comme un beau chaos, une admirable tour de Babel, où « A l’Université et dans les établissements d’enseignement supérieur, ces «mouvements-courants» écumaient naturellement sans aucune contrainte ».

A l’époque on n’entrait pas dans ces établissements pour y bénéficier d’une formation, acquérir une spécialisation ou une profession, mais parce qu’ils constituaient une excellente plate-forme, le tremplin le plus haut et le plus sûr d’où ceux qui partaient à l’assaut du ciel pouvaient réaliser «leur saut dans le cosmos.» Tout était alors remis en question, de la science à la vie quotidienne. C'est que le choc de la Révolution avait ouvert tout le champ de la liberté et qu'en même temps il traçait au couteau la ligne de partage entre partisans et adversaires. Mais entre tous ceux qui accueillaient la Révolution comme une prometteuse ère nouvelle, de nombreuses attitudes culturelles s'opposaient.

Quant au Parti, son programme ne comporte que la nécessité de l'élévation de la culture des masses, en commençant par la liquidation de l'analphabétisme. Quand Trotsky écrira en 1924: « L'art n'est pas un domaine où le Parti est appelé à commander » et « Le marxisme offre diverses possibilités: évaluer le développement de l'art nouveau, en suivre toutes les variations, encourager les courants progressistes au moyen de la critique ; on ne peut guère lui demander davantage », il exprime au fond une pensée alors partagée par la direction. Chalamov nous montre les plus hauts dirigeants participant aux débats publics, affrontant des contradicteurs qui s'expriment en toute liberté. Certes, ils prennent vivement parti, mais c'est à titre personnel. « Lounatcharski faisait la chasse aux imaginistes, à Essénine en particulier. Sosnovski et Boukharine hurlaient aussi contre Essénine.

Le problème n'est pas de savoir qui a tort, qui a raison, mais le fait qu'en l'occurence, chacun se battait pour son spécialiste, son poète attitré », écrit Chalamov, qui enchaîne en notant que, dès 1932, Staline, lui, tranchera, dissolvant l'Association russe des écrivains prolétariens (le RAPP, qu'il avait longuement encouragé et qui s'était mis sous son égide), avant qu'« un peu plus tard il les fit disparaître tous : Averbakh, Kirchone, Leievitch. »

Mais dans ces années vingt, la violence critique ne vient pas du Parti. Ainsi, même quand le ton s'élève chez Lénine, c'est pour calmer le jeu. C'est à la fois contre les fronts opposés du proletkult et du futurisme qu'il se lève, en dénonçant, comme Trotsky d'un côté l'impossibilité d'une culture prolétarienne surgissant toute armée du front de la Révolution, de l'autre la nécessité, loin d'une coupure radicale avec le passé, de «prendre toute la culture laissée par le capitalisme et bâtir avec elle le socialisme,..] prendre toute la science, la technique, toutes les connaissances, tout l'art [et] nous mettre à l'école de nos ennemis. »

La violence critique vient alors des courants qui s'opposent. Et il ne s'agit pas de simples querelles d'écoles, comme il y en eut de tout temps, où les affrontements sont ceux des personnes et des styles. Il s'agit de savoir ce que doit être l'art et la littérature dans la Révolution, pour contribuer à son mouvement. Et la question n'est pas simple. Que la révolution prolétarienne doive enfanter une culture et un art totale-ment nouveaux, au fond, tous sont d'accord. Mais quels et comment ? Aux extrémités des deux ailes opposées, d'un côté ceux qui rêvent d'une culture et d'art prolétariens, à faire surgir spontanément de la classe ouvrière, et qui vont former le « proletkult » avec Bogdanov, et auront le sou-tien de Lounatcharsky, de l'autre les radicaux futuristes qui ont derrière eux la lutte pour la destruction de la culture et de l'art bourgeois, et qui vont former les successifs LEF (Front gauche de l'art).

Les premiers s'imposent d'abord : leur utopie, à la fois généreuse et démagogique n'est-elle pas séduisante ? Leur mouvement atteindra 400.000 membres. Mais s'il participe à l'élévation culturelle du prolétariat, il sera d'une stérilité littéraire et artistique totale. Les futuristes, eux, ont un véritable redressement à faire, car n'ont-ils pas manifesté un élitisme, totalement fermé aux masses, rompant avec toute référence au réel ? « Comment concilier ces deux exigences contradictoires: l'engagement sincère dans la Révolution et la fidélité aux principes du futurisme? [...] Et ils surent y répondre. Ils furent assez ingénieux pour parvenir à démontrer non seulement que leur conception de la poésie et de l'art était conciliable avec les exigences de la Révolution, mais même qu'elle était la seule que la révolution pût et dût admettre», écrit Agnès Sola.

Il est clair maintenant que c'est eux qui marquèrent cette période en créant un grand art révolutionnaire : l'art abstrait, qui semblait si loin de la compréhension des masses, devint, par la force de ses magnifiques affiches, où les mots essentiels étaient portés par la force des couleurs et des symboles hautement abstractisés, le cri Révolution, et la poésie de Maïakovski sa voix, y compris par les outrances vers l'assaut du ciel. Seul le temps n'a pas permis que se développe leur architecture révolutionnaire.

Mais cette exigence de chaque courant à se faire reconnaître comme le seul qui exprimât la Révolution, les condamnations violentes qui s'échangeaient (et qui, pour les futuristes, par exemple, purent aller jus-qu'à accuser Pilniak d'être leur plagiaire vulgarisateur !) n'eurent-elles pas une responsabilité dans les interdictions et les mesures de répression qui réglèrent ces conflits dès que Staline commença à assurer son pouvoir ?

Il n'est pas sûr que l'on doive croire à la lettre Benjamin Goriély qui écrivait en 1934, dans un livre qui se termine par la « Résolution du Parti dans le domaine des belles-lettres » (laquelle ouvre l'ère du « réalisme socialiste »), que les conflits des années vingt allèrent jusqu'à des « rixes dans les lieux de réunions et dans les cafés », des batailles dans la rue « où les groupes bigarrés des futuristes et ceux des proletkultistes, vêtus de blouses d'ouvriers ou de capotes de soldats, échangeaient des coups de poing et de bâton à l'appui de leurs thèses poétiques. » Cela sent la post-justification de la répression. Dans son programme « Pourquoi combat le LEF », Asséev, Arvatov, Brik, Kouchner, Maïakovski, Trétiakov et Tchoujak, n'écrivaient-il pas: « Nous ne prétendons pas au monopole de l'esprit révolutionnaire en art. On verra par l'émulation. »

Quant à Bogdanov, il terminait une résolution parue dans le n°5 du 20 octobre 1918, de la Culture prolétarienne : « Toutes les organisations, toutes les institutions qui se consacrent au développement du nouvel art, doivent être fondées sur une collaboration amicale, qui élève ses membres dans l'idéal socialiste. » Les excès polémiques tenaient au climat du temps, non des appels à la répression. On doit donc en croire Chalamov qui nous montre des années de débats intenses, où la violence est celle de la passion, mais où les controverses sont argumentées de façon serrée, la critique souvent fine, l'humour presque toujours présent.

Lui-même, par exemple très critique à l'égard de la poésie de Maïakovski, et qui nous parle longuement d'oeuvres et de créations théâtrales dont nous ignorons presque tout pour la bonne raison qu'elles ont été enterrées dans les mêmes fosses communes que leurs auteurs avant d'avoir le temps de nous parvenir, le fait avec un humour retrouvé, que nous ne lui connaissions pas, fondu à la passion éteinte d'une émotion nostalgique. De ces créateurs révolutionnaires brillants dont il nous a parlé, quelques-uns sont morts à temps pour ne pas connaître la contre-révolution des années trente, un tiers a réussi à s'exiler, un tiers s'est trahi en capitulant (ce qui ne les a pas protégés tous de la liquidation, tel Trétiakov), un tiers a fini liquidé.

A sa dernière page, ce soupir : « Qui eût pu dire, dans les années vingt, quelles seraient les épreuves réservées à chacun. ». La coupure de la contre-révolution en Russie est aussi nette, aussi sanglante dans la vie culturelle que dans la vie politique et sociale. Ne faut-il pas être aveugle pour ne pas la voir ?

Inprecor n°418, novembre 1997

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