Sur la signification de l’affaire Fortis
Par M. Lievens le Lundi, 16 Mars 2009 PDF Imprimer Envoyer

Nous n’aurions pas pu le prévoir il y a quelques années: qu’à court terme le néolibéralisme connaîtrait un tel échec idéologique, personne n’aurait osé le jurer. Mais nous le voyons de nos propres yeux: le marché fait la place à une intervention massive de l’État. Ce qui en adviendra, l’avenir nous le dira, mais il n’y a aucun doute qu’il est question ici d’une césure historique.

Est-ce un retour aux recettes d’avant le tournant néolibéral de Thatcher et Reagan au début des années ‘80? Le débat sur le retour du keynesianisme fait rage. Qu’est-ce que le keynesianisme? Est-ce la politique de Roosevelt des années ‘30, ou celle de la reconstruction de l’Europe après la seconde guerre mondiale? Le succès de ce soi-disant keynesianisme n’était-il pas dû à l’énorme choc externe de la guerre et du fascisme? Les plans actuels ne sont-ils pas trop limités et symboliques pour avoir un effet comparable à la politique de stimulation du keynesianisme?

Les principes sacrés détrônés

Le changement de cours actuel n’est pas soutenu par une lutte sociale massive par en-bas. Au contraire, c’est la bourgeoisie elle-même qui change son fusil d’épaule. Tous les principes sacrés sont détrônés. Ce qui vient à la place n’a pour le moment aucune cohérence idéologique, c’est le pragmatisme le plus pur. À l’origine on a essayé de manier les méthodes néolibérales du “slash and burn” à l’égard de la crise: laisser les entreprises faibles couler, les fortes prendront leur place dans le système de telle sorte qu’il en ressorte renforcé. Lehman Brothers en a été la victime. Les énormes remous que cette faillite a provoqués ont sonné le glas de cette méthode. Une intervention massive des autorités vint à la place.

Partout dans le monde les États organisent et financent la restructuration des banques et la compétitivité des secteurs économiques comme l’automobile (même si ce n’est que par des garanties bancaires et des réductions de charges). C’est l’État lui-même qui est en train d’organiser la poursuite de la centralisation et de la concentration du capital qui seront la conséquence de cette crise. L’État belge est à l’avant-garde avec le rachat de Fortis par BNP-Paribas.

L’actionnariat de Fortis était très large. Au total Fortis avait environ 500.000 actionnaires. L’”action de bon père de famille” de Fortis ne semblait pas être aux mains d’une série d’investisseurs rusés, mais aussi de Belges relativement aisés qui cherchaient un meilleur rendement pour leurs économies. Cela a fait que pas mal de politiciens se sont sentis interpellés pour venir en aide du petit épargnant ou du petit investisseur quand Fortis coula.

Une question de pouvoir et de privilèges

Une intervention massive de l’État n’est pas évidente avec comme point de départ le cadre néolibéral. Pendant des années, on a développé une énorme batterie de mesures qui servaient à rendre les marchés libres, les autorités devaient s’en tenir éloignées et le pouvoir des actionnaires était bétonné. Un changement de cap dans la direction de plus d’intervention de l’État, même s’il s’agit de mesures limitées et temporaires qui doivent surtout sauver le système tel quel, doit aussi entrer en conflit avec ce vieux cadre et avec les intérêts de ceux qui en profitaient. Les récents événements autour de Fortis en donnent un exemple évident.

La crise financière et économique s’est heurtée jusqu’à présent à peu de résistance sociale dans notre pays, contrairement à ce qui s’est passé en Grèce, en France ou ailleurs. Au contraire, la protestation la plus importante est venue de ceux qui ont des privilèges à perdre du fait du changement de cap qui a lieu sous nos yeux. Les actionnaires ont vécu pendant des années dans du coton sous le néolibéralisme. Les rapports de force entre travailleurs, management et actionnaires se déplaçaient fondamentalement au profit de ces derniers. Avec la crise ces rapports de force sont sérieusement sous pression. L’intervention unilatérale des autorités chez Fortis symbolise le déclin de statut et de pouvoir que subissent ces actionnaires.

Les événements chez Fortis ont donc aussi une signification politique. L’intervention des autorités qui ont «nationalisé» Fortis pour ensuite la revendre, signifie rien moins qu’une atteinte au sacro-saint droit de propriété des actionnaires. C’est cela, et rien d’autre, qui est fondamentalement en jeu.

Ce n’est pas un hasard si la principale critique des actionnaires contre l’action du gouvernement prit la forme d’une défense de l’État de droit. Pas de la démocratie, mais de l’État de droit! Une vraie convulsion du néolibéralisme: c’est de Friedrich von Hayek que vient le plaidoyer contre la démocratie (qui comporte toujours le risque de se mêler de la propriété privée) et pour l’État de droit (qui bétonne la propriété privée).

Un détail significatif est que les autorités belges et chinoises ont signé un accord qui prévoit une indemnisation en cas de nationalisation. L’État belge voulait surtout sécuriser les propriétés d’investisseurs belges en Chine, mais ne pouvait évidemment pas soupçonner que les investisseurs chinois de Fortis seraient les premiers à faire appel à cet accord...

Patate chaude

On peut certes beaucoup dire sur la manière maladroite avec laquelle le gouvernement a abordé l’affaire Fortis. Les journaux en sont pleins. Certains voient un agenda idéologique dans la volonté obstinée de Reynders de vendre Fortis aux Français. Mais est-ce si simple? Ne s’agit-il pas plutôt d’un comportement incohérent dans un contexte où toutes les balises ont disparu? Imaginez-vous: un gouvernement terriblement endetté hérite d’une banque dont le bilan total atteint presque trois fois le PNB belge et qui est confrontée à d’énormes problèmes. Reynders ne voulait rien d’autre que relancer la patate chaude.

Les partisans de la nationalisation complète (y compris des libéraux comme De Grauwe) pensent principalement à la stabilisation du système financier sur une base capitaliste. Le prix qu’ils sont prêts à payer pour cela est une énorme saignée des finances publiques. Pour eux il n’est pas question de faire un changement de cap politique complet et de plaider pour de vraies banques publiques.

Mais le plus intéressant n’est pas la politique pragmatique d’essais et d’erreurs des autorités dans cette affaire, mais bien la lutte des actionnaires pour sauvegarder leurs privilèges. Deux affaires étaient en cause. D’abord le fait que les actionnaires comme facteurs de pouvoir étaient totalement acquis aux décisions de nationalisation et de vente. Et ensuite une question de répartition: combien reçoivent les actionnaires avec la vente forcée, et avec combien de mauvais crédits restent-ils? Pour les actionnaires qui ces dernières années avaient vraiment été dans le coton (Fortis faisait en 2007 encore 4 milliards de bénéfice, et pouvait payer un beau dividende), c’était une douche froide.

Pour la première fois depuis longtemps, le pouvoir de la propriété capitaliste risquait le tout pour le tout, même si c’est encore d’une manière très prudente. La protestation est symptomatique. Beaucoup sont conscients de quel effet idéologique cela pourrait avoir...

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