Tunisie, Egypte : les révolutions en marche. Déclaration de la Quatrième Internationale
Par IVe Internationale le Lundi, 31 Janvier 2011 PDF Imprimer Envoyer

« Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’Etat, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique. (...) L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées. » (Léon Trotsky, préface à l’Histoire de la révolution russe)

La situation, comme dans toute révolution, évolue, d’heure en heure. Telle ou telle appréciation sera sûrement dépassée dans les heures ou les jours qui viennent, mais d’ores et déjà, les peuples tunisien et égyptien sont en train d’écrire les pages des premières révolutions de ce 21e siècle. Elles provoquent une onde de choc dans tout le monde arabe, d’Alger à Ramallah, d’Amman à Sanaa au Yémen. Ces révolutions résultent, dans les conditions historiques particulières de ces pays, de la crise qui secoue le système capitaliste mondial. Des « révoltes de la misère » se combinent à une immense mobilisation pour la démocratie. Les effets de la crise économique mondiale conjugués à l’oppression des dictatures, font de ces pays, dans la conjoncture actuelle, des maillons faibles de la domination impérialiste. Elles créent les conditions pour l’ouverture de processus de révolutions démocratiques et sociales.

Manifestations, grèves, assemblées, comités d’autodéfense, mobilisations des syndicats, des associations démocratiques, mobilisation de toutes les classes populaires, « ceux d’en bas » et « ceux du milieu » qui basculent dans l’insurrection, « ceux d’en haut qui ne peuvent plus gouverner comme avant », convergences des partis d’opposition radicale contre le système, ce sont tous les ingrédients de situation prérévolutionnaire ou révolutionnaire qui sont là, présents, explosifs.

C’est aujourd’hui au tour de l’Egypte de voir des millions de travailleurs, de jeunes, de chômeurs se dresser contre la dictature de Moubarak.

En Tunisie, une dictature sanglante a été abattue. Elle a concentré la haine de toute une société, des classes populaires et surtout de la jeunesse. Il fallait en finir avec l’ordre de Ben Ali, sa répression, sa corruption, son injustice sociale, système soutenu par toutes les puissances impérialistes, la France, les USA, l’Union Européenne. C’est ce même mouvement qui submerge aujourd’hui l’Egypte.

Il y a, bien sûr, des différences historiques entre les deux pays. L’Egypte est le pays le plus peuplé du monde arabe. Elle a une place géostratégique décisive au Moyen Orient. Les structures de l’Etat, les institutions, l’Armée y sont différentes. Mais c’est un même mouvement de fond qui touche les deux pays.

Les masses tunisiennes n’en pouvaient plus, aussi, d’un système économique - « bon élève de l’économie mondiale » selon Mr Strauss-Khan - qui les affamait. L’explosion du prix des produits alimentaires de base, un chômage de près de 30 %, des centaines de milliers de jeunes formés, qualifiés sans emploi, ont constitué le terreau d’une révolte sociale qui en se combinant avec une crise politique, a débouché sur une révolution.

Il y a eu, de 2006 à 2008, une hausse dramatique des prix de tous les produits essentiels, dont le riz, le blé et le maïs. Le prix du riz a triplé en cinq ans, passant d’environ 600 $ la tonne en 2003 à plus de 1800 $ la tonne en mai 2008. L’augmentation récente du prix du grain est caractérisée par un bond de 32 % enregistré durant la deuxième moitié de 2010 dans l’indice composite des prix alimentaires. La forte hausse des prix du sucre, des céréales et des oléagineux a conduit les prix alimentaires mondiaux à un record en décembre, dépassant les coûts de 2008, lesquels avaient déclenché des émeutes à travers le monde. En même temps, le FMI, comme l’OMC, exigent la levée de toutes les barrières douanières et l’arrêt de toutes les subventions aux productions vivrières.

La récente hausse spéculative du prix des aliments a donc favorisé un processus mondial de création de la famine d’une ampleur sans précédent, qui frappe un ensemble de pays d’Afrique et du monde arabe.

L’Egypte a subi aussi les effets de cette explosion des prix alimentaires. L’économie ne parvient pas à créer assez d’emplois pour subvenir aux besoins des Egyptiens. Les politiques néolibérales mises en œuvre depuis les années 2000 ont provoqué l’explosion des inégalités et un appauvrissement de millions de familles. Malgré une croissance économique de 5%, 25% de la population vit au dessous du seuil de pauvreté. Près de 40% des 80 millions d’Egyptiens continuent de vivre avec moins de deux dollars par jour. Et 90% des chômeurs sont des jeunes de moins de 30 ans. L’autre élément remarquable est que la fédération syndicale nationale égyptienne — dirigée par des personnes engagées par le gouvernement — a partiellement lâché le gouvernement pendant les 2 semaines suivant l’insurrection tunisienne. Ils voulaient un contrôle des prix, une augmentation des salaires et un système de distribution subsidié pour la nourriture, les gens n’arrivant pas à trouver des produits de base comme le thé ou l’huile. Que les dirigeants du syndicat demandent cela est sans précédent parce que ces gens ont soutenu le néolibéralisme. C’est cela l’impact de la Tunisie

Dans ce pays, cette révolution vient de loin : Le mouvement social actuel est l’aboutissement d’un cycle de mobilisations et de mouvements qui puisent leur force dans l’histoire des luttes du peuple tunisien et de ses organisations, en particulier, le mouvement étudiant, les multiples associations pour les droits et libertés démocratiques et des syndicats comme nombre de secteurs de l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens). Les luttes de certaines personalités pour leurs libertés d’expression et de voyage en 1999, les mouvements lycéens, en 2000, les mobilisations contre la guerre en Irak en 2001, la deuxième Intifadha en 2002-2003, les grèves et manifestations de Gafsa en 2008, Ben Guerdane, en Juin 2010, et Sidi Bouzid, qui fin 2010 ouvre la voie à la révolution.

C’est un mouvement historique qui a commencé avec cette combinaison de révolte sociale et de renversement d’une dictature mais qui aujourd’hui cherche ses voies pour aller plus loin. C’est une révolution démocratique radicale qui a des exigences sociales anticapitalistes.

Ben Ali a du s’enfuir, mais l’essentiel de son régime policier est resté en place. La force de la mobilisation a contraint les anciens bénalistes à partir progressivement du gouvernement, mais à l’heure où ce texte est écrit, le Premier ministre est toujours le bénaliste Ghannouchi.

Et la révolution veut, justement aller plus loin : « RCD dégage ! », « Ghannouchi, dégage ! », derrière ces revendications, c’est tout le système politique, toutes les institutions, tout l’appareil de répression qu’il faut éradiquer. Il faut en finir avec tout le système Ben Ali, et établir tous les droits et libertés démocratiques : droit d’expression, droit de grève, droit de manifestation, pluralisme des associations, syndicats et partis.

Liquidation de l’institution présidentielle et instauration d’un gouvernement provisoire révolutionnnaire !

En finir avec la dictature comme avec toutes les manoeuvres qui veulent sauver le pouvoir des classes dominantes, exigent aujourd’hui l’ouverture d’un processus d’élections libres pour une Assemblée constituante. Pour ne pas être confisqué par un nouveau pouvoir des oligarchies, ce processus doit s’appuyer sur l’organisation de comités, coordinations et conseils populaires qui ont émergés de la révolution.

Dans ce processus, les anticapitalistes défendront les revendications clé d’un programme de rupture avec l’impérialisme et le système capitaliste:

  • la satisfaction des besoins vitaux des classes populaires - le pain, les salaires, l’emploi
  • réorganisation de l’économie en fonction des besoins sociaux fondamentaux - les services publics de qualité et gratuit, l’école, la santé
  • les droits des femmes
  • une réforme agraire radicale
  • la socialisation des banques et des secteurs clé de l’économie
  • l’élargissement des protections sociales - chômage, santé, retraite -
  • annulation de la dette, et souveraineté nationale et populaire

Voilà le programme d’un gouvernement démocratique qui serait au service des travailleurs et de la population.

En même temps, que cela soit pour organiser la défense des quartiers, chasser les dirigeants RCD de l’administration ou des grandes entreprises, réorganiser la distribution des produits alimentaires, les salarié-e-s et les jeunes se dotent de leurs propres assemblées et comités. Les secteurs les plus combatifs et les plus radicaux doivent appuyer, stimuler, organiser et coordonner toutes ces structures d’auto-organisation. Ce sont des points d’appui pour établir un pouvoir démocratique des classes populaires.

En Egypte, à l’heure où nous écrivons cette déclaration, le pays est en état d’insurrection. Malgré une répression sanglante, les vagues de  la mobilisation du peuple s’amplifient. Des millions de manifestants sont dans les rues, du Caire mais aussi d’Alexandrie ou de Suez. Les locaux du parti au pouvoir et les symboles de la dictature sont mis à bas. La haine du système Moubarak, le rejet total de la corruption, l’exigence de la satisfaction des revendications sociales vitales contre la hausse des prix ont créé et stimulé la mobilisation de toutes les classes populaires.

Le pouvoir vacille. L’Etat major de l’armée appuyée par les USA tente un auto-coup d’Etat en flanquant Moubarak d’Omar Souleiman, chef des services secrets, et pilier du régime actuel. Cette armée est aujourd’hui sous tension. On a vu ces scènes de fraternisation entre le peuple et les soldats. Mais face à la détermination des Egyptiens, la direction de l’armée peut aussi choisir l’affrontement et la répression sanglante. L’exigence de millions et millions est nette et claire : il faut en finir avec la dictature. Moubarak doit partir, mais c’est toute la dictature, tout l’appareil de répression qu’il faut abattre, et instaurer un processus démocratique avec tous les droits et libertés fondamentales.

Le mouvement actuel est le plus important depuis les émeutes du pain de 1977, mais là aussi le mouvement vient de loin. Depuis 30 ans, Moubarak maintient un régime dictatorial, emprisonnant et assassinant les opposants, réprimant toute expression indépendante du mouvement social et de l’opposition politique. La mascarade électorale de novembre 2010, entièrement contrôlée par le PND qui en est ressorti avec plus de 80% des sièges, en est le dernier exemple. Les dernières années ont vu le développement d’importants mouvements de grève, notamment autour des ouvriers textiles de El-Mahalla, des grèves générales, manifestations  et protestations de diverses catégories sociales, d’importantes mobilisations anti-impérialistes contre l’occupation militaire de l’Irak et de l’Afghanistan en 2004, marquant le désaveu et l’isolement d’un régime soutenu à bout de bras par les USA et l’UE.

L’Egypte est, avec Israël et l’Arabie saoudite, un des trois piliers de la politique impérialiste dans la région. Les USA, Israël et l’Europe vont s’arc-bouter pour empêcher que l’Egypte n’échappe à leur sphère d’influence et feront tout pour s’opposer à un développement révolutionnaire de la protestation

La révolution tunisienne a embrasé la région arabe. C’est aussi pour toute une génération leur première révolution. Tout peut basculer aujourd’hui avec le soulèvement du peuple égyptien. La mobilisation, aura, sans aucun doute, des répercussions dans toute la région, et en premier lieu en encourageant le peuple palestinien, et ce malgré les déclarations honteuses de Mahmoud Abbas.

Il faut aujourd’hui un mur de solidarité autour des processus révolutionnaires qui déferlent sur la Tunisie et l’Egypte, relayés par une solidarité active avec les mobilisations de tout le monde arabe. On ne peut écarter les mauvais coups de l’appareil de répression de Ben Ali, ou les menaces de son ami Khadaffi. De même, si le régime décide l’affrontement, l’Etat major de l’Armée peut déclencher une répression sanglante.

Face à l’approfondissement du processus révolutionnaire, les puissances occidentales comme les classes dominantes peuvent essayer de reprendre la main en brisant cet immense espoir.

Les peuples tunisien et égyptien, doivent compter sur l’ensemble du mouvement ouvrier international, sur tout le mouvement altermondialiste. Dans les syndicats, les associations, les partis de gauche, il faut soutenir les luttes de ces peuples et la révolte qui gronde dans la région arabe !

Vive les révolutions tunisiennes et égyptiennes!

Solidarité avec les luttes populaires dans le monde arabe !

Le bureau de la IVe Internationale

Le 30 janvier 2011

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