Les sophismes de Serge Latouche
Par Daniel Tanuro le Vendredi, 22 Décembre 2006 PDF Imprimer Envoyer

La croissance capitaliste est excluante et agresse la biosphère. Face à cette réalité, on voit se multiplier des actions concrètes qui remettent radicalement en question le productivisme. Ces actions sont souvent à soutenir et à propager, mais les théories de la « décroissance », dont elles se réclament parfois, sont critiquables, voire suspectes.

L’achat groupé de produits bio chez les agriculteurs; les actions contre la pub; la dénonciation des propriétaires de 4x4 ; les réseaux d’entraide non-marchande ; les initiatives en faveur de transports publics gratuits : on ne peut que soutenir ces actions, et y participer dans la mesure du possible.

Mais la théorie de la « décroissance », qui fait fureur ici et là, c’est une autre paire de manches ! Prenons Serge Latouche, un des théoriciens de ce courant. Dans « Survivre au développement » (1), il commence par écrire qu’on ne peut pas sortir « le développement » de son contexte historique, sans quoi le concept signifierait « tout et son contraire ». OK ! Mais, au lieu de poursuivre dans cette bonne voie, au lieu d’analyser la spécificité du développement capitaliste, Latouche fait le contraire : il généralise les traits du développement capitaliste au développement en général… et en conclut qu’il faut rejeter tout développement.

Pour réussir ce tour de passe-passe, Latouche définit le développement comme « une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises ». Or, si on ne dit pas que cette définition s’applique exclusivement au développement capitaliste, alors les inventeurs de la pierre taillée, de l’agriculture et de la roue, qui ne produisaient pas de marchandises mais des utilités, sont mis dans le même sac que James Watt et sa machine à vapeur, ou que Bill Gates et ses logiciels, et il faudrait regretter de ne pas être resté au stade des pêcheurs-cueilleurs.

A l’appui de son raisonnement, Latouche prétend que le développement (capitaliste) serait le seul développement « réellement existant », qu’il n’y en a pas d’autre possible : « un autre développement, c’est un non-sens », écrit-il. C’est un sophisme. On pourrait tout aussi bien « prouver » que la seule démocratie « réellement existante » est capitaliste, qu’il n’y en a « pas d’autre possible ». Idem pour la justice, la liberté, la paix, la culture… Faut-il exiger de « sortir » de la démocratie, de la justice, de la liberté, etc ? C’est ridicule et absurde.

Les ultra-gauches ont pour tout programme un slogan : « une seule solution, la révolution ». La méthode de Latouche est identique et sa conclusion est similaire : « une seule solution, sortir du développement ». Conclusion radicale ? Pas du tout : le fait de condamner « le développement » en général, en l’amalgamant au capitalisme, conduit en réalité Latouche à… escamoter le capitalisme. En effet, ce système perd ici toute historicité, de sorte que ses lois semblent faire partie de la nature du développement. On ne dénonce plus le capitalisme, on dénonce « le développement » (abusivement assimilé à « la croissance »). La solution ne réside plus dans des revendications collectives et concrètes de dé-marchandisation mais dans une vague « décroissance ». Bien qu’elle se dise volontaire et basée sur des « valeurs, cette décroissance est mesurée par l’indicateur purement quantitatif du capitalisme (le PIB), et flirte avec la politique d’austérité : la déclaration de l’INCAD (2), signée par Latouche, revendique de « réduire le revenu par tête dans les pays du Nord au niveau de 1960 ». La défense des plus faibles n’est même pas mentionnée !

La croissance capitaliste est une folie, et les actions de « décrochage » par rapport à cette croissance sont justifiées. Mais ces actions doivent être couplées à des revendications globales contestant les choix au niveau de la société dans son ensemble, internationalement, et pas à une « décroissance » tous azimuts. Oui à la décroissance radicale de la voiture individuelle, oui à la suppression de l’industrie de l’armement et de la publicité. Mais oui aussi à l’installation de panneaux solaires thermiques et photovoltaïques sur tous les logements, oui au développement de transports en communs non-polluants, oui à un transfert massif de technologies énergétiques propres pour permettre à la fois le développement du Sud et le sauvetage du climat. Et oui à un plan public pour faire tout cela, car le privé ne le fait qu’au nom du profit, pas en fonction des besoins de l’humanité.

Faute d’un tel couplage on est conduit, pour faire le pont entre les actions minoritaires et une alternative de société, à miser sur « la pédagogie des catastrophes ». L’expression est de Latouche. Selon lui, « pour douloureuses qu’elles soient », les catastrophes permettront « d’impulser le nécessaire changement de l’imaginaire, condition au triomphe des alternatives ». Cette « pédagogie » sent son Malthus à plein nez. Tout comme l’auteur de l’immonde « Principe de population », Latouche estime que « la capacité de charge de la terre est largement dépassée ». Il ne nous dit pas combien de vies humaines les catastrophes devront supprimer pour que la pédagogie soit efficace. Mais nous n’avons pas besoin de ce chiffre pour tirer la conclusion : cette « pédagogie » n’est pas de gauche !


(1) S. LATOUCHE, « Survivre au développement », Ed. Mille et une Nuits, 2004. (2) Réseau international pour des alternatives culturelles au Développement

Voir ci-dessus