Rio+20 : The future we don’t want
Par Daniel Tanuro le Mercredi, 20 Juin 2012 PDF Imprimer Envoyer

Vingt ans après le premier Sommet de la Terre, l’ONU revient à Rio pour une nouvelle conférence placée sous le signe de « l’économie verte ».  Intitulé « The Future we want », le projet de résolution ne dresse aucun bilan des décisions prises en 1992. Quant aux perspectives, la propagande officielle veut  faire croire qu’elles combinent respect des contraintes écologiques et justice sociale… Les textes révèlent un tout autre projet : l’aide massive aux entreprises pour s’accaparer et piller encore plus systématiquement les ressources naturelles, aux frais de la collectivité. Inspiré par la Banque Mondiale et l’Agence Internationale de l’Energie, notamment, The Future we want est un document radicalement ultralibéral. Il implique plus d’austérité, de misère et d’inégalités sociales, ainsi qu’une intensification dangereuse des dégradations environnementales. Un double constat  qui renforce l’urgence d’un combat écosocial pour une alternative au productivisme capitaliste.


Un bon moyen d’escamoter le bilan d’une politique consiste à aligner alternativement des aspects positifs et négatifs, en restant dans le vague et sans intégrer les deux dimensions. C’est à ce vieux truc éculé que recourt le projet de résolution pour Rio+20. Il affirme au paragraphe 10 que « les vingt ans écoulés depuis le Sommet de la Terre en 1992 ont vu progrès et changement »,  puis ajoute au suivant que « le développement non soutenable a accru le stress sur les ressources naturelles limitées de la Terre ». Et ainsi de suite pendant quelques paragraphes. Faut-il croire qu’on se rapproche de l’objectif en s’en éloignant ?

Cachez cet échec…

Puisque l’ONU n’évalue pas ses décisions, faisons-le nous-mêmes. Le sommet de 1992 avait notamment adopté la convention cadre sur les changements climatiques (CCNUCC) - d’où le protocole de Kyoto est péniblement issu. Deux années auparavant, le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) avait été formé. Le quatrième rapport (2007) de cette instance a confirmé les précédents : pour que la température de surface de la Terre ne dépasse pas trop 2°C de hausse par rapport à 1780, les émissions de gaz à effet de serre doivent commencer à baisser au plus tard en 2015 pour diminuer en quarante ans de 50 à 85% au niveau mondial, et de 80 à 95% dans les pays développés, par rapport à 1990. (En réalité, il serait prudent d’opter pour la partie haute de ces fourchettes, car le réchauffement progresse plus vite qu’indiqué par les modèles.)

Faut-il encore démontrer que ce n’est pas dans ce sens-là que nous sommes engagés ? Globalement et tous gaz confondus, les émissions ont cru d’au moins 25% depuis vingt ans. De plus, leur rythme d’augmentation annuel a triplé pour dépasser les 3% depuis 2000 (3,4% en 2011). Les objectifs plus que symboliques de Kyoto ne sont même pas respectés. Pour juguler le réchauffement, il faudrait d’urgence un nouvel accord international contraignant, volontariste et solidaire, tenant dûment compte du principe (inscrit dans la CCNUCC) des responsabilités communes mais différenciées des différents pays et groupes de pays. Mais la concurrence intercapitaliste qui fait rage, surtout depuis la crise financière de 2008, en rend la conclusion plus que douteuse.

Le sommet de Copenhague en 2009 a été un échec retentissant. Ceux de Cancun et Durban, en 2010 et 2011, n’ont fait qu’aligner de belles intentions – pour endormir la contestation- tout en accentuant les pseudo-solutions libérales basées sur la création d’un marché du carbone. Résultat : il n’est d’ores et déjà plus possible de rester au-dessous de 2°C de hausse de la température. Sur base des promesses des Etats (mais seront-elles respectées ?) on s’oriente en réalité vers un réchauffement compris entre 3,5 et 4°C d’ici la fin du siècle, voire davantage.

Ce n’est pas de changement mais de basculement climatique qu’il s’agit. Il aura des conséquences graves et irréversibles sur le niveau des océans, la productivité agricole, l’approvisionnement en eau, la biodiversité, la santé… Des centaines de millions d’êtres humains en subiront les conséquences, en premier lieu les pauvres dans les pays pauvres. Dans le projet de résolution, ce constat d’échec est balayé sous le tapis en trois phrases creuses : on répète que « le changement climatique est un des plus grands défis de notre temps », on « se félicite du résultat de la Conférence de Durban », et on exprime « une profonde préoccupation pour les pays en développement, qui sont particulièrement vulnérables ».

Le paragraphe 70 du projet de résolution est le seul  à proposer des objectifs chiffrés et des échéances précises. On y lit ceci : « Nous proposons d’améliorer l’efficience énergétique à tous les niveaux en vue de doubler son taux annuel d’augmentation d’ici 2030 et de doubler la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique d’ici 2030 ». Repris des scénarios de l’Agence Internationale de l’Energie, ces objectifs relatifs ne garantissent évidemment pas une réduction absolue des émissions globales de (50 à) 80%. Tout dépend de l’évolution de la demande d’énergie. Or l’AIE mise sur un doublement en trente ans… et ajoute que la part des fossiles restera prédominante.

L’amélioration de l’efficience énergétique et de la part des renouvelables ne sont que des moyens pour atteindre des objectifs – notamment limiter la hausse de la température à tel niveau, d’où découle la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans telle proportion. Le sommet de Cancun a adopté l’objectif de limiter la hausse de température à 2°C, voire 1,5°C… sans préciser les moyens à mettre en œuvre. Pour Rio+20, c’est l’inverse : le projet de résolution détermine des moyens… sans avoir fixé d’objectif.

Economie verte

Pourquoi ce cafouillage? Parce que la préoccupation du sommet n’est pas « d’éradiquer la pauvreté dans le cadre d’un développement soutenable », comme dit la propagande onusienne. Il est d’ouvrir des débouchés à l’énorme masse de capitaux excédentaires qui tournent dans le ciel comme des vautours, à la recherche de profit. La spéculation sur les monnaies, sur les dettes et sur les matières premières ne suffisant plus à assouvir leur appétit, les grands groupes misent de plus en plus sur l’industrie verte et sur la transformation des ressources naturelles en marchandises. Vendre les biens et des services que la nature met à notre disposition - transformer ces valeurs d’usage en valeurs d’échange, tel est leur objectif.

C’est dans ce cadre qu’a émergé le nouveau concept à la mode : la dite « économie verte ». Sa définition est tellement fumeuse (1) que certains n’y ont vu qu’une nouvelle étiquette sur la vieille bouteille du développement durable. Erreur. Comme dit le rapport que le PNUE a édité pour Rio+20, « ce concept ne remplace pas le développement durable, néanmoins il est de plus en plus largement reconnu que la réalisation du développement durable dépend presqu’entièrement d’une bonne approche économique  (…). Le développement durable demeure un but vital à long terme, mais pour l’atteindre un verdissement de l’économie est nécessaire »(2).

En d’autres termes, l’insoutenabilité du développement n’est pas due au franchissement des limites écologiques : elle découle simplement du fait que les décideurs n’avaient pas compris la nécessité de commencer par adopter « une bonne approche économique ». Plutôt que de perdre du temps à chercher des « compromis » entre le social, l’environnemental et l’économique -comme le recommande le «développement durable » - il suffit de se concentrer sur l’économie, de la verdir, et le reste en découlera « presqu’entièrement ». Le PNUE l’écrit noir sur blanc : « l’inévitabilité d’un compromis entre durabilité environnementale et progrès économique constitue l’idée fausse la plus répandue » car « il existe de multiples opportunités d’investissement, et donc d’augmentation de la richesse et des emplois, dans de nombreux secteurs verts ».

Une brève mise en perspective éclairera la portée de cette citation. Il y a quarante ans, le  Club de Rome plaidait pour une « croissance zéro ». Son rapport soulevait de nombreuses critiques, souvent justifiées (car les auteurs flirtaient avec Malthus), mais il avait l’avantage de dire l’évidente impossibilité d’une croissance matérielle illimitée dans un monde fini. Quinze ans plus tard, le rapport Brundlandt tentait de résoudre la question en avançant la notion de développement durable. Une réponse inconsistante -elle ne mettait en cause ni le productivisme inhérent au capital, ni le productivisme bureaucratique de l’URSS - mais les limites restaient présentes,  à travers l’insistance sur la consommation prudente des ressources. A Rio en 1992, cette insistance était diluée dans la théorie des « compromis inévitables » entre les « trois piliers ». « L’économie verte » représente un nouveau glissement : désormais, foin de compromis, on laisse faire le business. Le capital refuse de se plier aux limites des ressources, ce sont les ressources qui doivent se plier sans limites aux besoins du capital.

La percée du concept d’économie verte constitue donc une victoire pour les idéologues néolibéraux. Depuis plus de vingt ans, ils mènent bataille contre l’idée même de limites au développement (pour les plus fanatiques d’entre eux) et contre la nécessité de « compromis » entre l’économie et les autres « piliers ». Un de leurs arguments est que l’appropriation et l’exploitation capitalistes des ressources dans un cadre réglementaire clair garantiraient leur utilisation écologiquement soutenable et socialement utile. La Banque Mondiale met ces idées en pratique avec zèle à travers ses multiples fonds et projets « verts ». Récemment, elle y a également consacré un rapport (3). Le PNUE se rallie complètement à cette doctrine.

Cependant, il y a loin de la coupe aux lèvres. Plusieurs problèmes se posent. 1°) Une proportion importante de l’industrie verte n’est que potentiellement rentable ; la plupart des sources d’énergie renouvelables, en particulier, ne sont pas compétitives par rapport aux fossiles, et ne le seront pas dans les quinze à vingt années qui viennent. 2°) Des masses de capitaux colossales sont bloquées dans le système énergétique actuel, où les investissements sont de long terme ; deux exemples : le coût global du remplacement  des centrales électriques fossiles et nucléaires est estimé entre 15 et 20 trillions de dollars (un quart à un tiers du PIB mondial !), et les réserves prouvées de combustibles fossiles - qui font partie des actifs des lobbies du charbon, du gaz et du pétrole - sont cinq fois supérieures au budget carbone que l’humanité peut encore se permettre de brûler (c’est la « bulle du carbone »)… 3°) une bonne part des ressources naturelles sont propriétés publiques ou n’appartiennent à personne, et ne sont pas mesurables en termes monétaire.

Enclosures, le retour

Le capital ne peut donc atteindre son eldorado vert que si les Etats lui ouvrent la voie. Le PNUE le dit sans ambages : « Les secteurs de la finance et de l’investissement contrôlent des billions de dollars et sont en mesure de fournir l’essentiel du financement. (…) Les fonds de pension et les compagnies d’assurance envisagent de plus en plus la possibilité de réduire les risques ESG (environnemental, social et de gouvernance) par la constitution de ‘portefeuilles verts’ (…)». Mais les taux de profit sont insuffisants, de sorte que « le financement public est essentiel pour enclencher la transformation de l’économie ». Dès lors, la « bonne approche économique » consiste à mener les « réformes nécessaires pour déverrouiller le potentiel de production et d’emploi d’une économie verte » qui agira « comme un nouveau moteur et non comme un ralentisseur de la croissance ».

Conformément à la thèse ultralibérale de la « tragédie des communs », la privatisation des ressources figure en tête de ce programme de « déverrouillage ». Pour le PNUE, en effet, « la sous-évaluation, la mauvaise gestion et, au final, la perte » des « services environnementaux »  ont été « entraînés » par leur « invisibilité économique », qui découle du fait qu’il s’agit « principalement de biens et de services publics ». Nous y voilà : si les forêts, l’eau, l’atmosphère, les sols, le rayonnement solaire, les ressources halieutiques, le vivant en général et la gestion des déchets étaient totalement privatisés, leurs propriétaires en assureraient la soutenabilité  écologique –car  celle-ci conditionnerait la durabilité de leurs profits – et le coût-vérité empêcherait la surconsommation.

Le PNUE passe donc tous ces domaines en revue en pointant les politiques à décider afin que les différents éléments du « capital naturel » puissent être transformés en marchandises, aux frais de la collectivité. En matière forestière, par exemple, il plaide pour  «une affectation de 0,03% du PIB entre 2011 et 2050 à la rémunération des propriétaires fonciers pour la conservation de leurs forêts et à des investissements privés dans le reboisement », afin d’accroître « la valeur ajoutée de l’industrie forestière de plus de 20% ». Dans le secteur de l’eau, il note que « l’écart important et non durable entre l’approvisionnement et les prélèvements ne peut être comblé que par des investissements dans les infrastructures et une réforme des politiques de l’eau, autrement dit le verdissement du secteur de l’eau ». « Verdissement »  signifie « amélioration des systèmes de droits de propriété et d’affectation, généralisation du paiement pour service environnementaux,  baisse des subventions aux intrants et amélioration de la facturation de l’eau et des dispositifs financiers ». Tout est à l’avenant. C’est la répétition à l’échelle mondiale et dans tous les domaines des « enclosures » qui, en Angleterre, ont jeté les paysans dans la misère en les chassant des terres, créant ainsi le prolétariat.

Mais il n’y pas que les privatisations. La transition vers l’économie verte signifie que les gouvernements doivent « poser des règles du jeu plus favorables aux produits écologiques, autrement dit abandonner progressivement des subventions d’un autre temps, réformer leurs politiques, adopter des mesures incitatives, renforcer l’infrastructure des marchés et les mécanismes économiques, réorienter l’investissement public et verdir les marchés publics ». Toute la panoplie des réformes néolibérales est ainsi convoquée, depuis le système des permis d’émission échangeables jusqu’aux paiements pour services environnementaux  (avec REDD et REDD+ cités en exemples pilotes), en passant par la libéralisation du commerce mondial. Comme l’économie verte doit être compétitive et « cost effective », le programme comporte aussi la flexibilité, la précarité du travail, et la baisse des « charges sociales » - à compenser éventuellement par des écotaxes, à l’exemple de ce qui se fait en Allemagne.  Tout cela au nom de l’emploi, bien entendu.

Lutte écosocialiste

Sans rire, The Future we want appelle à une « approche holistique du développement soutenable qui guidera l’humanité vers une vie harmonieuse avec (sic) la nature ». Quel blabla, quel cynisme !

En matière sociale, étant donné l’endettement colossal des Etats, le financement de la soi-disant « économie verte » implique forcément l’accentuation de la brutale offensive que le patronat, les gouvernements, le FMI, la Banque Mondiale et autres institutions mènent contre « les 99% » de la population, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest de la planète.

En matière environnementale, il n’y a pas photo non plus. Pour tracer le chemin de la transition vers l’économie verte, le PNUE se base principalement sur le scénario Blue Map de l’AIE, pour réduire les émissions de moitié d’ici 2050. D’une part, en supposant que cet objectif soit atteint, il serait plus que probablement insuffisant. D’autre part, Blue Map dépend de façon déterminante des technologies d’apprentis sorciers que sont le nucléaire, les agrocarburants et le soi-disant « charbon propre » (avec capture et séquestration du carbone) : il faudrait construire chaque année, pendant plus de quarante ans, 32 centrales nucléaires de 1 000 MW ainsi que 45 nouvelles centrales au charbon de 500 MW équipées de CCS…

Rio+20 représente assez  exactement « The Future we don’t want », celui où conduit la destruction sociale et écologique capitaliste. L’intérêt des exploité-e-s et des opprimé-e-s est d’y faire barrage par des luttes écosocialistes, en contreposant systématiquement à la logique de la croissance et du profit la logique alternative de la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés dans le respect prudent des écosystèmes.

(1) Lire notamment United Nations, World Economic and Social Survey 2011, « The Great Green Technological Transformation », p. V.

(2) PNUE, « Vers une économie verte », 2011.

(3) World Bank, 2011, « Inclusive Green Growth : The Pathway to Sustainable Development »

Daniel Tanuro, 19 juin 2012

A paraître dans Le Sarkophage




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