To Reach or not to Reach
Par Daniel Tanuro le Samedi, 14 Mai 2005 PDF Imprimer Envoyer

Cent mille produits chimiques circulent dans l'Union Européenne. La plupart (99% en volume!) n'ont jamais étés testés pour leur (éco)toxicité. La Commission a proposé un programme, baptisé REACH (1). Les patrons s'y sont violemment opposés. Avec succès: de concession en amendement, REACH n'est plus que l'ombre de lui-même…

Cent mille molécules que l'industrie répand ou a répandu aux quatre vents, on trouve trois catégories très toxiques. 1° Les Poly Bromo Diphényl Ethers. Utilisés dans le textile, l'ameublement, l'automobile, la construction électrique et électronique, les PBDE sont incorporés aux plastiques et aux mousses de polyuréthane, dont ils retardent la combustion en cas d'incendie. 2° Les Poly Chloro Biphényls (PCB). Interdits depuis 1996 (leur combustion libère de grandes quantités de dioxines), ils empoisonneront encore longtemps les boues marines et les estuaires(2). 3° Les pesticides organo-chlorés (POC). Leur plus célèbre représentant, le DDT, est banni (sauf dans les pays pauvres où il est encore pulvérisé contre le vecteur de la malaria). Mais c'est un polluant persistant et ses petits frères sont vendus en toute légalité. Au-delà de ces trois catégories, il est probable que beaucoup d'autres substances seraient classées comme dangereuses, si elles étaient testées(3). 

La toxicité des produits chimiques n'est pas toujours bien connue. Mais ce qu'on sait est très inquiétant. Les PBDE, PCB et POC provoquent des cancers, détraquent le système hormonal, favorisent des mutations génétiques, déforment le fœtus, engendrent des maladies neurologiques. A cause d'eux, des mollusques changent de sexe, les goélands deviennent hermaphrodites, les coquilles d'oeufs des rapaces sont trop fragiles, les phoques perdent leurs défenses immunitaires, etc. Beaucoup de produits restent toxiques même en quantité infime, pour peu que l'exposition soit prolongée. Médecins et biologistes sonnent le tocsin face à la multiplication de maladies qui pourraient être dues à la pollution, comme le syndrome ADHD chez l'enfant(4). Les normes -quand il y en a- ont souvent été établies par rapport aux mâles adultes et en bonne santé. Or, le fœtus, les enfants et les femmes enceintes sont plus sensibles. Parce que les POC, liposolubles, s'accumulent dans les graisses (notamment les cellules graisseuses du lait). Et parce que l'organisme en croissance absorbe davantage les polluants: le plomb contenu dans les aliments est absorbé à 50% par un enfant, à 10% par un adulte. Idem pour les PCB… 

Les fonctionnaires de la Commission ont donc rédigé un Livre Blanc: Stratégie pour la future politique des substances chimiques. Adopté en 2001, il proposait de mettre sur pied, en onze ans, un système d'enregistrement, d'évaluation et d'autorisation des substances: REACH. Le coût (30 milliards d'Euros sur 20 ans) devait être à charge de l'industrie. Qu'elle puisse payer, voilà qui ne fait guère de doute puisque son chiffre d'affaires annuel est de 528 milliards d'Euros. Mais accepterait-elle ? Les eurocrates ont voulu croire que oui. Ils ont mis en balance les 30 milliards de coût, d'une part, et les 54 milliards d'économies que REACH génèrerait dans l'assurance-maladie, d'autre part. Et ils ont doctement exposé les avantages compétitifs qu'une chimie européenne propre gagnerait sur le marché mondial. Surréaliste, non ?

Inutile de dire que les patrons ne l'ont pas entendu de cette oreille ! Ils se sont mobilisés à fond, autour de deux axes de bataille: 1° Rien n'est prouvé en matière de toxicité (adieu, principe de précaution !); 2° Nous donnons de l'emploi à trois millions de travailleurs. Les Allemands ont agité le spectre de licenciements massifs. Les Français ont promis de 1,7 à 3,2% de recul du PNB. Le britannique Elementis (leader mondial du chrome) a menacé de délocaliser 40% de sa production vers l'Asie. Cette mobilisation s'est avérée très efficace. 

En 2003, au moment de couler les intentions du Livre Blanc en actes, la Commission recule: pas d'enregistrement au-dessous d'une tonne par an, pas de tests au-dessous de 10t/an, exemption pour les polymères et les produits intermédiaires. En tout, REACH ne concernerait plus que 30.000 produits -un tiers. Et encore: des exceptions sont possibles si les poisons sont employés "dans des conditions adéquates". Le coût pour l'industrie est ramené de 0,6% à moins de 0,1% du chiffre d'affaires. Critique des ONG environnementales. Satisfaction des syndicats, qui se félicitent d'un "bon compromis"(5). 

Mais les patrons ne veulent pas de compromis ! Encouragés par leur succès, ils augmentent la pression. Sur trois terrains: 1° Ils alertent leurs collègues américains. Craignant de perdre des marchés en Europe, redoutant que REACH fasse école outre-Atlantique, ceux-ci frappent à la porte de Colin Powell, qui mobilise contre REACH les ambassades et les représentations commerciales US dans le monde entier(6). Capitalistes de tous les pays, unissons-nous ! 2° Ils appellent leurs amis politiques à la rescousse. Résultat immédiat: en septembre 2003 Blair, Chirac et Schröder écrivent à Prodi que REACH ne tient pas bien compte de la compétitivité. 3° Par une série d'astuces de procédure, les lobbyistes patronaux au Parlement européen obtiennent le report de l'examen de REACH après les élections de juin 2004. L'industrie mise sur l'élargissement pour se faire encore mieux entendre… 

Cette triste saga n'est plus très loin de sa conclusion. Les déclarations récentes de Guenter Verheugen ne laissent guère de doutes sur les intentions de l'équipe Barroso: "Nous sommes disposés à revoir notre position, disait en janvier le nouveau commissaire à l'industrie. Le résultat des études pourrait déboucher sur des modifications profondes. La Commission n'a pas adopté de position dogmatique"(7). La critique contre le "dogmatisme" semble viser l'ancienne commissaire à l'environnement, Margot Wallström. A la demande du WWF, Wallström avait accepté de se prêter à une analyse de son propre sang, pour démonter l'utilité de REACH. L'analyse avait révélé la présence de 28 polluants sur les 77 produits recherchés(8). Ignorant délibérément ces résultats "dogmatiques", Verheugen aurait l'intention de réduire le nombre de produits visés par REACH de 30.000 à… 5.000. 

Un enfant sur 500 en Europe est atteint de leucémie avant l'âge de 15 ans et 55% des cancers sont dus à la pollution chimique. Les vampires de la chimie s'en lavent les mains et les hommes politiques leur donnent raison: le profit d'abord !
 

(1) Registration, Evaluation Authorisation of Chemicals. / (2) Un million de tonnes de PCB ont été produites au XXe siècle. / (3) Actuellement, et depuis la catastrophe de Seveso, les tests sont obligatoires seulement pour les nouveaux produits. L'industrie a sorti à peine 1 700 nouveaux produits depuis lors, mais 70% d'entre eux ont été classés "dangereux". / (4) Syndrome de déficit de l'attention et d'hyperactivité. / (5) Alors que les travailleurs sont les principales victimes de la pollution: en Grande-Bretagne, par exemple, une étude a montré que 82% des cancérigènes émis dans l'atmosphère le sont par des entreprises situées dans les régions défavorisées. / (6) Us Intervention in EU Chemical Policy, Env. Health Fund, sep. 2003. / (7) La Libre Belgique, 20/1/05. / (8) Notamment du DDT, deux PBDE récemment interdits et des PCB.

Voir ci-dessus