Egypte: Le ministre belge des affaires étrangères Vanackere regarde-t-il Al Jazeera?
Par Ludo De Witte le Mardi, 01 Février 2011 PDF Imprimer Envoyer

Dans cet article, Ludo De Witte, auteur et journaliste, revient sur les implications géopolitiques du processus révolutionnaire qui secoue actuellement l'Egypte et plus largement le monde arabe. Il met surtout le doigt sur l'hypocrisie de la diplomatie belge, complice et complaisante envers la dictature de Moubarak, et qui se cache encore aujourd'hui sous le parapluie de l'Union européenne pour justifier sa position. (LCR-Web)

J’ai passé les derniers jours dans le divan, terrassé par la grippe. Mais je ne me suis pas embêté: un portable sur le ventre, j’ai regardé le live stream d’Al Jazeera, la télé panarabe qui suit non stop la situation en Egypte. Un ami journaliste à Paris m’a mailé entre-temps qu’il part pour Le Caire la semaine prochaine. Irais-je avec lui ? J’ai hésité, puis décidé de ne pas le faire : je suis plongé dans la rédaction d’un nouveau livre sur le Congo. D’ailleurs, avec Al Jazeera, c’est presque comme si on était sur place.

Donc, si les réflexions ci-dessous paraissent un peu excitées, cher lecteur, prière de m’en excuser: j’ai passé les derniers jours au milieu des dizaines de milliers de manifestants, au milieu de voitures de police en feu et à proximité du quartier général du parti de Moubarak en flammes, accompagné une patrouille de citoyens qui contrôlaient les voitures (car il y a des pillages, notamment par des thugs du régime, qui cherche à créer le chaos), occupé des carrefours et fraternisé avec des soldats sur des tanks. Et tout cela au Caire, à Suez et à Alexandrie, à partir de ma chambre!

2011, ou 1989 revisité

Ce que le monde arabe – j’écris presque: la nation arabe- a vécu ces dernières semaines n’est rien de moins qu’un gigantesque développement aux répercussions mondiales, un tremblement de terre du calibre de celui qui a fait s’effondrer les régimes staliniens en 1989.

Car la charge populaire contre les dictatures arabes – pour le moment encore dans deux pays, mais le mécontentement grandit aussi dans d’autres – va changer les paramètres de la géopolitique: si les dictateurs tombent, toutes les relations et toutes les données de base sont mis sous pression : les prix pétroliers sont déjà à la hausse, les transactions financières massives entre les élites arabes corrompues et l’Occident vont fondre en partie, les rapports de forces dans la Palestine historique et entre Israël et l’axe Syrie-Hezbollah-Iran vont changer en profondeur, la viabilité de la monarchie saoudienne sera mise en question et les relations entre le Moyen-Orient, l’Europe, la Turquie, les USA et l’Iran changeront d’allure.

L’homme qui a mis le feu aux poudres s’appelait Mohammed Bouazizi, un pauvre marchand de rue tunisien. Après que sa carriole ait été confisquée parce qu’il n’avait pas de quoi verser un bakchich, que le personnel municipal l’ait humilié, que le gouverneur ait refusé de l’écouter, Mohammed Bouazizi s’est immolé par le feu, de désespoir et de rage. Il est mort des suites de ses blessures, le 4 janvier, 18 jours après son acte, mais, entre-temps, il avait plongé toute la Tunisie dans la révolution.

Et voilà que le vent du changement soulève l’Egypte, le plus grand pays arabe, le plus peuplé, et le plus important géostratégiquement. Le vent soufflera-t-il encore plus loin vers l’Est, jusqu’en Palestine, et au-delà? Cela semble possible, car les peuples bougent aussi ailleurs, surtout en Jordanie et au Yémen pour le moment.

Le feu qui a tué Bouazizi a enflammé tout le monde arabe – un monde où d’immenses frustrations attendent depuis longtemps une excuse, un prétexte, un appel pour mettre les masses en mouvement.

Le pétrole et Israël, Israël et le pétrole

Car la matière explosive est là en abondance, au Maghreb et au Machrek, et les ingrédients sont connus: sous-développement économique, une vie publique asphyxiante, et surtout, surtout, un manque totale de perspective d’un quelconque progrès, du fait de la chappe de plomb des régimes répressifs qui maintiennent le statu quo – la Pax Americana – à coups de corruption, de stocks d’armes et de chambres de torture. Ces régimes sont doublement utiles pour l’Occident, ils sont même indispensables, et leur chute ou leur affaiblissement met en danger ces avantages stratégiques.

Tout d’abord, ces régimes sont des représentants de commerce occidentaux qui assurent que le pétrole continue de couler sans interruption vers l’Occident. Le ministre US des affaires étrangères, Henry Kissinger, ne disait-il pas que le pétrole est une chose trop importante pour être laissée aux mains des Arabes ?

Ensuite, ils collaborent ouvertement ou en secret avec Israël, afin que ce pays puisse tranquillement atteindre ses objectifs sionistes: construire un gigantesque « porte-avion », poste avancé de l’Occident, amarré au monde arabe, aux dépens du peuple palestinien et des Etats arabes voisins. Moubarak et Cie collaborent à fond avec Israël, contre la volonté de leur peuple.

Les amis d’Israël

Aluf Benn écrit carrément dans le quotidien israélien Haaretz que la chute de Moubarak serait une grave défaite pour Tel Aviv: “Le pouvoir déclinant du président Hosni Moubarak crée des soucis stratégiques en Israël. Sans Moubarak, Israël reste pratiquement sans amis ». Amir Oren se demande dans le même journal “qui protègera Israël sur le front égyptien” si le peuple de ce pays prend son sort en mains.

Aluf Benn exagère un peu, car les rois d’Arabie saoudite et de Jordanie sont toujours sur le trône. Mais pour combien de temps? De plus, la soi disant Autorité Palestinienne de Mahmoud Abbas aussi est toujours là: une clique brutale qui opprime la résistance à l’occupation israélienne et maintient un régime de terreur sur la rive occidentale du Jourdain, en collaboration avec la CIA et son équivalent sioniste. Mais les choses ne vont certainement pas bien pour Tel Aviv.

L’an passé, quelque chose de substantiel s’est cassé dans les relations avec la Turquie, et, la semaine dernière encore, le Hezbollah a marqué un point au parlement libanais en trouvant une majorité pour le remplacement du premier ministre Hariri, corrompu et pro-occidental par un autre, plus proche de la résistance anti-israélienne. La chute du dictateur Moubarak sera certainement un coup dur pour Tel Aviv.

Moubarak n’est-il pas un collaborateur enthousiaste du blocus de Gaza par Israël? Ce blocus fait partie intégrante de la stratégie américano-israélienne pour mettre à genoux le Hamas, qui a pourtant gagné les élections palestiniennes de 2006, et remettre la gestion de la bande de Gaza entre les mains du sous-traitant Abbas. Les Palestine Papers (1600 documents secrets diffusés récemment par Al Jazeera en The Guardian montrent clairement que la division entre Hamas et Fatah, puis l’isolement de Hamas et son étranglement sont des objectifs poursuivis dans le cadre d’une stratégie bien élaborée par une coalition où collaborent étroitement les USA, Israël, Abbas et l’Egypte de Moubarak.

Moubarak, notre "partenaire respecté"

Nous vivons aujourd’hui le début de la fin de cette période néocoloniale stable. Les peuples arabes exigent leur souveraineté et chassent les dictateurs qui les ont frustrés du développement économique et de la solidarité avec le peuple palestinien.

Pensant à tout ce qui se passe là-bas, avec Al Jazeera à l’arrière-plan, je me demande pourquoi notre ministre des Affaires étrangères Steven Vanackere ne rassemble pas son courage et ne fait pas ce qu’il peut pour aider ce gigantesque mouvement d’émancipation ?

Cela semblerait évident, à la lecture des orientations politiques de Vanackere, telles qu’elles figurent sur le site du Ministère: « La Belgique attache beaucoup d’importance à la poursuite des des droits civils et politiques dans tous les pays. Ces libertés garantissent entre autres le caractère démocratique d’un Etat. Le respect de ces droits est par ailleurs étroitement lié avec le respect d’un certain nombre d’autres droits de l’homme. Tous ces droits sont liés entre eux et indivisibles. »

Mais il y a de toute évidence encorer quelques obstacles entre les paroles et les actes...

Depuis toujours, l’élite belge soutient les régimes arabes autoritaires et le régime sioniste en Israël, et reste ainsi bien cadrée dans la stratégie américaine. Sur le website des Affaires étrangères, on peut lire ce que le ministre Vanackere pense de la dictature de Moubarak – ou plutôt, ce qu’il pensait depuis des années et jusqu’à récemment mais ne répètera probablement plus aujourd’hui :

« Les relations bilatérales entre la Belgique et l’Egypte sont bonnes et il y a des conacts bilatéraux réguliers et haut plus haut niveau à Bruxelles et au Caire. Sur le plan du développement économique et de la coopération, la missions princière a été très importante et cette mission a montré qu’il est possible d’encore approfondir ces relations. Par ailleurs, la Belgique reconnaît le rôle important que joue l’Egypte en tant que médiateur dans le conflit israélo-palestinien et en tant qu’important acteur régional avec une population nombreuse. »

Bref, la Belgique entretenait de bonnes relations avec un partenaire respecté. Jusqu’au moment où cette fichue population égyptienne est venue cracher dans la soupe!

Se cacher derrière l’Europe

Les protestations de plus en plus larges en Egypte ont amené le ministre à faire un commentaire le 27 janvier : il s’associe à l’appel lancé par la Haute Représentante de l’Union Européenne Catherine Ashton aux manifestants et aux services de maintien de l’ordre afin qu’ils fassent preuve de retenue, et que les manifestants pacifiques qui ont été emprisonnés soient relâchés rapidement. Il espère que les préoccupations exprimées maintenant par la population pourront renforcer le processus de démocratisation et de réformes socio-économiques en Egypte. Dans ce contexte, le ministre souligne l’importance de la liberté de presse et d’expression.

A l’aune de ses propres orientations politiques, Vanackere est trop court. Cela ne va pas de se cacher derrière l’Union Européenne pour mettre les manifestants et la garde prétorienne du régime sur le même pied, en appelant les uns et les autres à la « retenue ».

La population doit être félicitée et encouragée pour ses actions héroïques. Les citoyens égyptiens, hommes et femmes, affrontent la dictature à mains nues. Il y a des morts, et au moment où j’écris ces lignes, on parle de 4000 blessés. Pour empêcher que plus de sang coule le régime doit être mis à genoux le plus vite possible et Moubarak contraint à la démission. La pression occidentale est plus qu’utile, car l’Occident est le pilier du régime.

Mais Vanackere ne l’entend pas de cette oreille en ce moment. Vendredi dernier, le ministre trouvait le temps de condamner le meurtre d’un opposant ougandais, militant des droits de l’homme. Très bien, mais dans le même temps des dizaines d’Egyptiens ont été tués par les fidèles de Moubarak. Plus de cent morts sont tombés. Où se trouve la condamnation claire du régime?

Le vague appel à un “processus de democratisation” est à des lieues de distance de ce qui serait nécessaire. Cette invitation fait le jeu du régime, car elle prépare la voie à des mesures telles que l’intégration d’opposants au régime, ou la préparation d’élections avec une opposition téléguidée. C’est un projet qui vise à sauver l’essentiel de la dictature, éventuellement et à terme sans Moubarak.

Ce point de vue est partagé par tous les alliés occidentaux du régime : des changements minimaux à la structure du régime, avec une continuité et une stabilité politique maximale. Le président Obama – certains disent Moubarak Obama- a dit dans le même sens avoir eu un échange téléphonique avec Moubarak, au cours duquel il lui a demandé de transformer ses promesses de meilleure démocratie et d’amélioration socio-économique en « actions et étapes concrets ». Le lendemain, les dirigeants de Grande-Bretagne, de France et d’Allemagne appelaient de même Moubarak à « un processus de changement qui doit mener à un gouvernement disposant d’un large soutien et à des élections libres et honnêtes ».

Vanackere ne doit pas continuer à courir derrière Obama et Sarkozy, mais respecter les souhaits du peuple égyptien. Et ce peuple n’exige pas des étapes et des actes concrets ou des concessions du régime visant à sauver celui-ci mais une rupture radicale avec le régime : le départ de Moubarak, la dissolution de son parti et le démantèlement des forces de répression (entre parenthèses : le parti de Moubarak est membre de l’Internationale Socialiste, comme le parti travailliste israélien et est donc la parti frère de du PS. Allo : Elio ?)

Le gouvernement belge doit reconnaître la légitimité de ces revendications et tout faire pour qu’elles aboutissent, au plus vite. Vanackere répliquera sans doute qu’il ne peut rien faire et que l’on agit au niveau de l’UE. Exactement comme De Gucht au moment où Israël écrasait le peuple de Gaza. Mais ce n’est pas vrai : le ministre peut commencer par rappeler l’ambassadeur de Belgique au Caire et expulser les représentants du dictateur en Belgique. Mais cela demande un peu de cran, car Washington a le bras long et puissant.

Dimanche 30 janvier, 14 heures

Ludo De Witte est auteur et journaliste

Article rédigé pour www.apache.be et www.sap-rood.be. Traduction française pour www.lcr-lagauche.be

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