Le rôle de la classe ouvrière dans la chute de Moubarak
Par LCR-Web, Hossam El-Hamalawy, Atef Saïd, Sellouma le Dimanche, 13 Février 2011 PDF Imprimer Envoyer

Tant dans les processus révolutionnaires en Tunisie qu'en Égypte, la majeure partie des médias a focalisé l'attention sur le rôle de la jeunesse et des classes moyennes utilisant Internet et ses « réseaux sociaux », présentés comme les acteurs principaux de la révolte. Cette image ne correspond que partiellement à la réalité, mais surtout elle occulte complètement le rôle décisif joué par les travailleurs en tant que classe dans la fuite de Ben Ali et dans la poussée finale pour mettre Moubarak hors circuit en Égypte.

Ainsi, en Tunisie, on oublie le rôle fondamental joué par les grèves soutenues par la centrale syndicale semi-indépendante UGTT (Union générale des travailleurs de Tunisie). C'est dès la fin du mois de décembre 2010, les travailleurs tunisiens ont commencé à rejoindre les soulèvements provoqués par l'immolation de Mohammed Bouazizi – jeune chômeur diplômé qui tentait de survivre dans le secteur informel comme vendeur ambulant de fruits et légumes. Si la révolte était née au sein des secteurs de la jeunesse précarisée et marginalisée, malgré le caractère collaborationiste de sa direction, la base  du syndicat et certaines sections régionales et locales ont par contre joué un rôle moteur dans l'animation et la coordination des luttes - dans plusieurs localités, ce sont ainsi les locaux de l'UGTT qui servaient de point de départ pour les manifestations -,  avant de déployer pleinement la capacité d'action des travailleurs par l'arme de la grève.

À la différence des soulèvements passés dans le bassin minier de Redeyef et Gafsa trois ans auparavant, qui furent une sorte de répétition générale, les manifestations se sont étendues à tout le pays. Loin d'écraser la révolte, la répression brutale ne fit qu'ajouter au fur et à mesure de nouveaux secteurs à un soulèvement qui, né dans le centre et le sud-ouest "arriéré" du pays, finira par atteindre la région côtière et la capitale. Les manifestations  ont très vites été rejointes par les avocats, également violement réprimés.  Dans certaines localités, c'est le syndicat des avocats qui a pris l'initiative de manifestations et dirigé le mouvement. Avec la rentrée des classes au début du mois de janvier, la jeunesse lycéenne descendit aussi dans la rue dans ce qui fut le mouvement de la jeunesse scolarisée le plus important depuis  le mouvement de février 1972, une sorte de « mai 68 » tunisien qui fit trembler le régime de Bourguiba.

Dans de nombreuses localités, les travailleurs et les syndicalistes de base manifestèrent devant les sièges locaux de l'UGTT afin d'exiger la grève générale. Dans d'autres cas, les sections locales ou régionales de l'UGTT soutenaient les grèves déjà initiées. Le mouvement de grève ne fut toucha pas seulement les régions où la combativité ouvrière est historiquement enracinée depuis l'époque des luttes anticoloniales des années 1930 et 1940, comme le port de Sfax (poumon économique et seconde ville du pays) ou le bassin minier de Gafsa déjà cité. La protestation ouvrière s'étendit comme une traînée de poudre dans l'ensemble du pays et fut finalement animée par la majorité des secteurs syndicaux, en premier lieu ceux qui étaient les plus opposés au régime (PTT, la santé, l'enseignement). Pour Nizar Amami, porte-parole de la Ligue de la Gauche Ouvrière (IVe Internationale en Tunisie), la gauche syndicale et certaines fédérations et unions syndicales locales ou régionales de l'UGTT, sont effectivement au coeur du processus révolutionnaire, et « ce n'est pas un hasard car depuis plusieurs années on a vu plusieurs fédérations organiser des grèves sans l'accord du secrétariat général ».

Hamma Hammami, secrétaire général du PCOT (Parti communiste des ouvriers Tunisiens) insiste sur le fait que, bien qu'il manqua un programme et une organisation centrale au mouvement dans sa première phase, ce dernier n'était pas entièrement spontané - dans le sens de l'absence de toute  forme d'organisation ou de toute forme de conscience - car il existe une conscience politique née d'une accumulation de luttes au cours de ces vingt dernières années.

Dans la ville minière de Redeyef, c'est aujourd'hui le local de l'UGTT (qui a rompu ses liens avec la direction nationale à Tunis) qui est le véritable siège du pouvoir; le maire corrompu est retenu chez lui dans l'attente de son procès, la police et la plupart des autorités ont disparu et la ville est auto-gérée par des conseils.  Comme l'explique Adnan Hayi, secrétaire général de l'UGGT de Redeyef dans les « Chroniques de la révolution tunisienne: « Grâce à l'expérience de la lutte et de l'unité de ces dernières années, nous sommes parvenus à former des Conseils dans tous les secteurs pour mobiliser la population dans la défense de ses droits et pour la gestion de sa vie quotidienne. Notre organisation syndicale sert aujourd’hui de colonne vertébrale à la mobilisation populaire. » Evoquant la situation à une échelle plus globale, il souligne avec lucidité les limites et les défis du processus: « Le problème est que l'impressionante spontanéité de la révolution ne s'est pas cristallisée dans un projet politique parce que, malheureusement, le niveau d'organisation était, et est toujours, très faible dans le reste de la Tunisie. Mais je ne suis pas pessimiste. Il y a des forces et des personnalités capables d'articuler et de coordonner les politiques populaires. À Redeyef, nous sommes en train d'établir une direction régionale unique avec d'autres villages de la région. Il y a des discussions et des contacts dans ce sens avec d'autres centres urbains où l'organisation est moins consolidée. Mais il ne faut pas oublier que les négociations et les accords entre des directions locales ne servent à rien si l'on est pas capables de convaincre et de mobiliser le peuple. La révolution est incomplète et nous ne pourrons la compléter qu'en combinant l'organisation et la mobilisation. »

Grâce à la pression de la mobilisation populaire, l'aile gauche de l'UGTT, très souvent animée par des militants révolutionnaires, a pu vaincre l'orientation de la direction et du secrétaire général du syndicat qui voulait servir de planche de salut pour l'ancien régime.  C'est elle qui a poussé le comité exécutif de l'UGTT à soutenir les grèves générales organisées dans plusieurs régions et à appeller à la grève générale à Tunis pour la journée 14 janvier, qui a vu la fuite du dictateur. C'est elle encore qui a forcé le retrait des trois ministres UGTT dans le premier gouvernement provisoire. Malheureusement, la direction a depuis lors reconnu la "légitimité" du gouvernement remaniée du premier ministre Ghannouchi, décision fortement contestée par plusieurs fédérations, dont celle de l'enseignement.

Le mouvement ouvrier égyptien

Tout comme en Tunisie, le processus actuel en Égypte a été préparé par plusieurs vagues de luttes ouvrières qui ont secoué  le pays depuis 2006  (voir ci-dessous les articles de Atef Saïd et Sellouma). Dans un article publié plusieurs jours avant la chute de Moubarak, l'intellectuel marxiste Samir Amin affirmait que la jeunesse diplômée urbaine était la composante essentielle du mouvement en Égypte, appuyée par des secteurs des classes moyennes cultivées et démocratiques et il ajoutait que « les choses pourraient changer si la classe ouvrière et les mouvements paysans entrent en scène, mais pour le moment cela ne semble pas être à l'agenda. »

Or, à partir du dimanche 6 février, avec l'appel au retour à la normalité et au travail martelé par le régime lui-même, un tournant a commencé à s'opérer avec l'entrée progressive du prolétariat égyptien sur la scène des événements. L'une après l'autre, plusieurs villes du pays ont vu s'engager des grèves et des occupations d'entreprises.

Dans une interview publiée le dimanche 6 février, Hossam el-Hamalawy, journaliste, bloggueur du site 3arabawy et membre du Centre d'études socialistes  au Caire pointait déjà quatre premiers foyers: "Cela fait déjà deux jours que les travailleurs ont déclaré qu'ils ne retourneront plus au travail jusqu'à la chute du régime. Il y a quatre foyer de lutte économique. Une grève à l'usine sidérurgique à Suez, une fabrique de fertilisants à Suez, une usine de textile près de Mansoura à Daqahila, où les travailleurs ont expulsés le manager et autogèrent l'entreprise. Il y a également une imprimerie au sud du Caire où le patron a été viré et qui fonctionne en autogestion".

Comme l'a informé le journal « Al-Ahram Online », les luttes ouvrères ont surtout commencé à gagner en intensité dans la ville-clé de Suez, avec en pointe les travailleurs du textile qui ont organisé une manifestation rassemblant 2000 travailleurs pour le droit à l'emploi à laquelle se sont joints 2000 jeunes. Dans le courant les jours suivants, les travailleurs ont occupé l'usine textile « Suez Trust » et 1000 ouvriers de la fabrique de ciment Lafarge entraient en grève tandis que leurs collègue de la cimenterie de Tora organisaient un sit-in pour protester contre leurs conditions de travail.

Dans le ville industrielle de Mahalla, l'étincelle est partie avec plus de 1500 ouvriers de l'entreprise Abu El-Subaa, qui ont manifesté en coupant les routes afin d'exiger le paiement des salaires. Ce sont ces mêmes travailleurs qui organisent régulièrement des sit-in depuis deux ans pour leurs droits.

Plus de 2000 travailleurs de l'entreprise pharmaceutique Sigma dans la ville de Quesna, se sont déclarés en grève afin d'exiger de meilleurs salaires et le versement de leurs bonus, suspendus depuis plusieurs années. Les travailleurs demandent également la destitution de la direction de l'entreprise qui menait une politique de répression brutale des activités syndicales.

Le mardi 8 février, les enseignants universitaires ont réalisé une marche de soutien à la révolution qui a rejoint les occupants de la Place Al-Tahrir. Les travailleurs des télécommunications du Caire ont alors entamé une grève au Caire, tandis que plus de 1500 travailleurs du secteur du nettoyage et de l'embellissement des espaces publics ont manifesté face au siège de leur administration à Dokki. Leurs revendications incluaient une augmentation salariale mensuelle pour atteindre 1200 livres égyptiennes. Ils demandaient aussi la généralisation des contrats à durée indéterminée et le renvoi du président du conseil d'administration.

L'éviction des bureaucrates syndicaux liés au régime et la conquête des libertés syndicales sont également au cœur des ces luttes ouvrières: d'après Al-Ahram, « le Vice-président du Syndicat des travailleurs égyptiens est séquestré depuis lundi (7 février) par des employés qui exigent sa démission immédiate ». Le mercredi 9 février, des journalistes se rassemblèrent au siège de leur syndicat pour exiger la destitution de leur responsable syndical nommé par le régime, Makram Mohamed Ahmed.

Le personnel technique ferroviaire à Bani Souweif engagea une grève qui s'étendit à tout le reste du secteur. Au moins deux usines d'armement à Welwyn se mirent en grève tandis que plusieurs milliers de travailleurs du secteur pétrolier ont organisé une manifestation face au Ministère du Pétrole à Nasr City et  à partir du jeudi 10 février, ils furent rejoint par des collègues venant du reste du pays. (1)

C'est surtout à partir du mercrdi 9 février que la vague de grève se généralise dans tout le pays après l'annonce faite par Moubarak d'une augmentation des salaires de 15% pour les fonctionnaires. Ce jour là également,  les trois premiers syndicats indépendants du régime (celui des collecteurs d'impôts, des techniciens de la santé et de la fédération des retraités) ont manifesté ensemble face au siège de la Fédération égyptienne des syndicats afin d'exiger des poursuites judiciaires contre son président corrompu et pour la levée de toutes les restrictions imposées à l'encontre de la création de syndicats indépendants. Ce sont ces trois premiers syndicats autonomes qui, ensemble avec des travailleurs indépendants d'autres secteurs, ont créé le 30 janvier dernier la première Fédération égyptienne des syndicats indépendants (voir leur déclaration ci dessous).

Il faut souligner ici le remarquable manifeste des métallos de la ville sidérurgique d'Helwan, qui ont organisé une grande marche le vendredi 11 février jusqu'à la place Al-Tahrir. Ce manifeste demandait:

"1) Le départ immédiat du pouvoir de Moubarak et de tous les représentants du régime et la suppression de ses symboles

2) La confiscation, au profit du peuple, de la fortune et des propriétés de tous les représentants du régime et de tous ceux qui sont impliqués dans la corruption

3) La désaffiliation immédiate de tous les travailleurs des syndicats contrôlés par le régime ainsi que la création de syndicats indépendants et la préparation de leurs congrès afin d'élire leurs structures organisationnelles

4) La récupération des entreprises du secteurs public qui ont été privatisées, vendues ou fermées et leur nationalisation au profit du peuple, ainsi que la formation d'une administration publique pour les diriger, avec la participation des travailleurs et des techniciens

5) La formation de comités pour conseiller les travailleurs dans tous les lieux de travail et pour superviser la production , pour la fixation et la répartition des prix et des salaires

6) Convoquer une Assemblée constituante représentant toutes les classes populaires et tendances afin d'approuver une nouvelle constitution et élire des conseils populaire sans attendre le résultat des négociations avec le régime actuel."

Mais ce qui aura sans doute été déterminant dans la chute de Moubarak, c'est qu'à partir du jeudi 10 février les travailleurs de la Compagnie du Canal de Suez des villes de Suez, Port-Saïd et Ismaïlia ont lancé une grève avec occupation illimitée des installations portuaires, menacant de perturber ainsi le trafic de navires. Plus de 6000 travailleurs se sont rassemblés également devant le siège de l'entreprise jusqu'à la satisfaction de leurs revendications salariales, contre la pauvreté et la déterioration des conditions de travail. Le canal de Suez est une source vitale de devises étrangères pour l’Egypte et un milllion et demi de barils de pétrole y transitent quotidiennement. Sa fermeture obligerait les cargos à faire le tour de l’Afrique et donc à rallonger leur voyage de sept à dix jours, ce qui aurait un impact sur les prix du pétrole et tous les échanges commerciaux en Europe et dans le monde.

Il ne fait aucun doute que cette vague de grèves massives et la perspective d'un Canal de Suez bloqué ont été les éléments décisifs qui ont précipité la chute de Moubarak en renforcant la pression de Washington et des chefs de l'armée,  peu rassurés quant à capacité et à l'obéissance des troupes du rang d'écraser ces grèves par une répression sanglante.

Quelles perspectives?

Comme l'évoque Hossam El-Hamalawy dans l'article ci-dessous, les grèves se poursuivent et se multipllient toujours dans tout le pays et dans tous les secteurs. Comme dans toute lutte ouvrière contre une dictature, les revendications sociales pour les salaires, les conditions de travail sont étroitement liées aux demandes pour les libertés syndicales et démocratiques, contre un régime corrompu et parasitaire qui accapare au profit d'une élite minoritaire les richesses, plongeant dans la misère l'immense majorité sociale.

Tout comme en Tunisie, la chute du dictateur provoque en Égypte une explosion de luttes sectorielles, d'autant plus fortes qu'elles furent depuis trop longtemps contenues et étouffées par l'absence de liberté syndicale. Ces luttes ouvrières exacerbent à leur tour les contradictions de classe, y compris au sein de la coalition anti-Moubarak, entre les tenants d'une révolution démocratique et sociale qui va jusqu'au bout, jusqu'à la satisfaction de l'ensemble des exigences populaires, et les secteurs bourgeois ou petits-bourgeois qui veulent au contraire y mettre un terme le plus rapidement possible.

L'enjeu clé pour offrir une issue favorable aux masses dans ces deux processus révolutionnaires, qui ont remporté une première victoire magnifique, mais qui sont encore inachévés (les dictateurs ont été chassés, mais les régimes dictatoriaux sont toujours en place, bien que fragilisés), c'est bien entendu le développement, la généralisation et la centralisation de cette auto-organisation encore embryonnaire, mais déjà bien réelle, des luttes des travailleurs. Cette généralisation et centralisation peut en effet ouvrir une situation de « dualité de pouvoirs » qui posera, de facto — mais sans pour autant en garantir l'issue — la question de la prise du pouvoir par les travailleurs afin de réaliser pleinement l'ensemble de leurs exigences démocratiques et sociales face à l'incapacité de ces régimes, soi-disants « de transition », à les satisfaire.

De tels objectifs ne peuvent se concrétiser qu'autour d'un programme révolutionnaire, d'une organisation et d'une direction de classe, non seulement sur le terrain syndical, mais aussi — et surtout — sur le terrain politique. L'absence actuelle de ces éléments essentiels indique que le processus de maturation et de décantation peut être relativement long, avec des phases de flux et de reflux au rythme des tentatives contre-révolutionnaires qui appelleront à leur tour une réaction et une nouvelle poussée des masses. Mais une chose est certaine: vu l'élévation inouïe de la combativité, de la conscience démocratique, sociale et de classe qui s'est condensée en quelques semaines d'une lutte colossale, qui a laissé plus de 400 morts, les processus révolutionnaires sont encore loin d'être terminés dans ces deux pays. D'autant plus que leur onde de choc dans le monde arabe n'en est visiblement qu'à ses débuts et que ses conséquences en Algérie, au Yémen ou au Maroc agiront également en retour sur ces processus initiaux.

D'après les articles, reportages et interviews de

Mario Hernandez: « La caída de Mubarak y el papel de los trabajadores »

Wassim Azreg: Révolution tunisienne : « Le peuple veut dissoudre ce gouvernement »

Alma Allende, « Chronique de la révolution tunisienne: Trois jours dans le sud du pays (Gafsa, Redeyef, Moularès, Kasserine) »

Hama Hammami: « Tunisie : une démocratie en construction »

Hossam al-Hamalawy: « Révolution 2.0 : un blogueur révolutionnaire sur la place Tahrir »

Hossam al-Hamalawy: « Depuis 2006, notre pays connaît les plus grandes grèves ouvrières depuis 1946 »

Note:

(1) Pour un tour d'horizon des différentes grèves recensées le 10 février, voir ici


Les travailleurs, la classe moyenne, la junte militaire et la révolution permanente

Par Hossam El-Hamalawy, (Centre d'Etudes Socialistes, Le Caire)

Depuis hier, et même avant, des militants de classe moyenne exhortent les égyptiens à suspendre les manifestations et à reprendre le travail, au nom du patriotisme, en chantant quelques unes des berceuses les plus ridicules du style « construisons une nouvelle Egypte », « travaillons encore plus dur qu’avant », etc… Au cas où vous ne le sauriez pas, les égyptiens sont en fait parmi les peuples les plus travailleurs de la planète déjà… [1]

Cette couche militante-là veut que nous nous fiions aux généraux de Moubarak [2] pour mener à bien la transition à la démocratie – la même junte qui a constitué la colonne vertébrale de cette dictature durant les trente dernières années. Et alors que je crois que le Conseil Suprême des Forces Armées, lequel reçoit 1,3 milliards de dollars par an des Etats-Unis, orchestrera éventuellement la transition à un gouvernement « civil », je n’ai aucun doute qu’il s’agira d’un gouvernement qui garantira la continuité d’un système qui ne touchera jamais aux privilèges de l’armée, maintiendra les forces armées comme l’institution qui aura le dernier mot à dire en politique (comme en Turquie par exemple), s’assurera que l’Egypte continuera à suivre la politique étrangère étasunienne qu’il s’agisse de la paix dont personne ne veut avec l’état d’apartheid d’Israël, le passage sans risque pour la marine militaire étasunienne à travers le canal de Suez, la continuation du siège de Gaza et les exportations de gaz naturel à Israël à prix subventionné. Un gouvernement « civil » n’a rien à voir avec des ministres qui ne portent pas d’uniforme militaire. Un gouvernement civil signifie un gouvernement qui respecte entièrement les souhaits du peuple égyptien sans intervention par les chefs militaires. Et je crois que ça, ce sera difficile que ce soit mis en place ou permis par la junte.

L’armée est l’institution dirigeante dans ce pays depuis 1952. Ses dirigeants font partie de l’establishment. Et alors que les jeunes officiers et les soldats sont nos alliés, nous ne pouvons pour une seule seconde faire confiance aux généraux. Par ailleurs, on doit enquêter sur ces chefs militaires. Je veux savoir plus sur leur participation dans le domaine des affaires.

Toutes les classes sociales en Egypte ont pris part au soulèvement. A la place Tahrir on pouvait voir des fils et des filles de l’élite égyptienne, ensemble avec des travailleurs, des citoyens issus des classes moyennes, et les pauvres vivant dans les villes. Moubarak a réussi à aliéner toutes les classes sociales de la société y compris une bonne partie de la bourgeoisie. Mais rappelez-vous que ce n’est que lorsque les grèves de masse ont démarré il y a trois jours que le régime a commencé à vaciller et l’armée a dû obliger Moubarak à démissionner parce que le système était sur le point de s’écrouler.

Certains ont été surpris de voir les travailleurs se mettre en grève. Je ne sais vraiment quoi dire. C’est complètement idiot. Les travailleurs ont organisé la vague la plus longue et la plus soutenue de grèves dans l’histoire de l’Egypte depuis 1946, partie de la grève à Mahalla en décembre 2006. Ce n’est pas la faute aux travailleurs si vous n’y avez pas fait attention. Chaque jour durant les trois dernières années il y a eu une grève dans une usine, qu’elle soit au Caire ou en province [3]. Ces grèves n’étaient pas seulement économiques, elles étaient aussi de nature politique [4].

Depuis le premier jour de notre soulèvement, la classe ouvrière a participé aux manifestations. Qu’étaient selon vous les manifestants à Mahalla, à Suez et à Kafr el-Dawwar par exemple ? Cependant, les travailleurs y participaient en tant que « manifestants » et non nécessairement en tant que « travailleurs » - ce qui veut dire qu’ils n’étaient pas impliqués de façon indépendante. C’était le gouvernement, et non les manifestants, qui avait arrêté l’économie par le couvre-feu, par la fermeture des banques et des entreprises. C’était une grève capitaliste dont l’objectif était de terroriser les égyptiens. Ce n’est que quand le gouvernement a tenté de ramener le pays à la « normale » dimanche dernier que les travailleurs sont retournés à leurs usines, ont discuté de la situation et commencé à s’organiser massivement et à bouger comme un seul bloc.

Les grèves menées par les travailleurs cette semaine englobaient aussi bien des revendications économiques que politiques. A certains endroits les travailleurs n’ont pas inclus la chute du régime parmi leurs revendications, mais ils ont utilisé les mêmes slogans que ceux utilisés par les manifestants à Tahrir et dans de nombreux cas, au moins ceux dont j’ai pu être mis au courant et je suis sûr qu’il y en a d’autres, les travailleurs ont mis en avant une liste de revendications politiques en solidarité avec la révolution [5].

Ces travailleurs ne vont pas rentrer chez eux de sitôt. Ils ont fait démarrer des grèves parce qu’ils ne pouvaient plus nourrir leurs familles. Ils ont été enhardis par le renversement de Moubarak et ne peuvent retourner à leurs enfants pour leur dire que l’armée a promis de leur apporter de la nourriture et leurs droits dans je ne sais combien de mois. Beaucoup de grévistes ont déjà commencé à mettre en avant des revendications supplémentaires pour la création de syndicats libres en dehors de la fédération syndicale égyptienne, corrompue et soutenue par l’état.

Aujourd’hui, j’ai déjà commencé à recevoir l’information que des milliers des travailleurs dans les transports publics sont en train de protester à el-Gabal el-Ahmar. Les travailleurs intérimaires à Helwan Steel Mills en font de même. Les techniciens du rail continuent à arrêter les trains [6]. Des milliers de travailleurs à el-Hawamdiya Sugar Factory sont en train de protester et les travailleurs du pétrole vont faire démarrer une grève demain [7] avec des revendications économiques et aussi pour demander l’inculpation du ministre Sameh Fahmy et pour arrêter les exportations de gaz à Israël. Et d’autres informations encore arrivent d’autres centres industriels [8].

Au moment où nous sommes, l’occupation de la Place Tahrir va probablement être levée. Mais nous devons porter Tahrir aux usines maintenant. A mesure qu’avance la révolution une polarisation de classe va inévitablement se produire. Nous devons rester vigilants. Nous ne devrions pas nous arrêter là… Nous détenons les clés de la libération de la région entière, pas seulement de l’Egypte… En avant avec une révolution permanente [9] qui donnera le pouvoir au peuple de ce pays au moyen d’une démocratie directe par en bas!

Traduit par Christakis Georgiou

[1] http://www.almasryalyoum.com/en/news/who-you-callin%E2%80%99-lazy

[2] http://www.guardian.co.uk/world/2011/feb/09/egypt-army-detentions-torture-accused

[3] http://groups.diigo.com/group/egyptianworkers

[4] http://www.arabawy.org/2010/06/04/politicization_workers/

[5] http://www.arabawy.org/2011/02/09/jan25-public-transportation-workers-call-for-overthrowing-mubarak/

[6] http://www.youm7.com/News.asp?NewsID=350453

[7]http://ayman1970.wordpress.com

[8] http://tadamonmasr.wordpress.com/2011/02/12/strikes/

[9] http://pubs.socialistreviewindex.org.uk/isj83/rees.htm (traduction française ici:

http://quefaire.lautre.net/ancien/archive/reesimperialismeresistance5.html )


La longue histoire du mouvement ouvrier égyptien

Par Atef Saïd

La classe ouvrière égyptienne est une des plus anciennes de la région avec une longue histoire de solidarité internationale. En 1947 par exemple, les dockers et les marins ont boycotté les navires néerlandais sur le canal de Suez en solidarité avec la lutte pour l'indépendance des Indonésiens. Le syndicats des travailleurs a publié un communiqué contre le colonialisme en général. Ils n'autorisaient pas les bateaux à se ravitailler ou à traverser le canal malgré les efforts faits par les administrateurs anglais et français.

Le début du XXe siècle a commencé avec une vague de grèves, en partie en réaction contre les politiques discriminatoires adoptées par l'administration coloniale britannique qui favorisait les travailleurs européens face aux travailleurs égyptiens. En 1900, le premier syndicat a été fondé, « la Ligue des fabricants de cigarettes ». En 1919, les travailleurs égyptiens ont joué un rôle important dans les manifestations anti-coloniales et 2 ans plus tard, 90 syndicats ont fondé la Fédération nationale des travailleurs égyptiens.

Cette fédération a été dissoute par le gouvernement en 1924 à cause de l'impact de l'activisme syndical sur l'extension des manifestations anti-coloniales et de l'idéologie socialiste. Mais les travailleurs ont malgré tout continué à manifester contre leurs mauvaises conditions de travail et le colonialisme pendant les 20 années suivantes. À la fin des années 40, il y avait près de 500 syndicats. En 1946, les travailleurs et les étudiants ont fondé ce qui est connu comme le « Haut comité pour les étudiants et les travailleurs contre l'occupation britannique ». Mais, critique importante, durant les années 40 et 50, la gauche a adopté la stratégie de la bourgeoisie nationale [1].

Une des périodes les plus controversées de cette histoire de la gauche et de la classe ouvrière a été la période de Gamal Abdel Nasser (1954-1970). Le régime de Nasser se réclamait de la justice sociale. Connu dans le Moyen-Orient arabophone et dans l'Afrique sub-saharienne comme un meneur du mouvement des pays « non-alignés » dans le contexte de la guerre froide, Nasser était vu également comme un défenseur du mouvement de libération du tiers-monde (anti-colonialiste). Mais pour la classe ouvrière égyptienne, Nasser a une image bien plus compliquée et contradictoire.

D'une part, Nasser a été le dirigeant qui a nationalisé l'économie égyptienne, en transformant l'Égypte en une économie socialiste d'État. En théorie, la classe ouvrière égyptienne était « propriétaire » des moyens de production. Tout en donnant beaucoup de droits aux syndicats, Nasser s'est assuré que ces derniers soient organisés de manière hiérarchique afin de les mettre sous contrôle du parti au pouvoir. Un événement significatif de l'ère de Nasser qui peut révéler l'attitude du régime face aux travailleurs est la peine de mort qui a été appliquée contre 2 travailleurs : Mustafa Khamees et Abdel Rahman al-Baqary. Le régime n'a pas toléré la grève des travailleurs de Kafr al-Dawar, seulement 20 jours après le coup d'État de Nasser [2]. Khamees et al-Baqary ont été jugé par une cour d'exception et ont été exécuté pour avoir été des meneurs de la grève.

La deuxième raison pour laquelle la période de Nasser est controversée est la décision, en 1965, des dirigeants du Parti communiste égyptien de se dissoudre en considérant que le socialisme était déjà en construction sous Nasser. Beaucoup de gens de gauche ont considéré cette décision comme une grave erreur. Les dirigeants ont invité tous les partis à contribuer au socialisme de Nasser. Certains membre du parti ont rejeté cette décision et ont recréé un parti communiste en 1975.

Au début des années 80, les travailleurs s'attendaient à ce que Moubarak (qui a succédé à Anwar Sadat au pouvoir suite à son assassinat par une dissidence militaire influencée par les islamistes — Note de la rédaction) soit plus tolérant avec l'opposition, y compris avec l'activisme ouvrier. Une des raisons de cette croyance était que Moubarak a commencé son règne en libérant des dirigeants de l'opposition qui avaient été arbitrairement détenus dans les derniers jours de l'ère de Sadat. Mais durant les années 80 et 90, l'appareil policier de Moubarak s'est attaqué aux grèves ouvrières. Dans certains cas, la police a même tué des travailleurs comme dans la grève des métalos de 1989. Durant plusieurs semaines, les meneurs de la grève ont été arrêté et brutalement torturés. D'autres exemples sont les attaques contre les travailleurs du textile à Kafr al-Dawar en 1994 et plus récemment à Mahala al-Kobra en 2008.

Malgré la brutalité de la police, les travailleurs n'ont jamais complètement arrêté d'organiser des grèves mais leur fréquence a diminué. Les travailleurs ne voyaient pas comment arrêter la privatisation et les ajustements structurels, ce qui a sappé leur militance. Mais quand le taux d'exploitation a augmenté et que les travailleurs ont réalisés qu'ils devaient travailler plus pour gagner moins, leur colère a grandi.

Dans les années 90, la machine de propagande a fortement accompagné les mesures du Fond monétaire international. L'État a, par exemple, réussi à convaincre un demi-million de travailleurs de quitter leur emploi selon un programme de pré-retraite. Beaucoup de travailleurs ont regretté cette décision. Ils se sont trouvés sans emploi ou avec un emploi pire qu'avant. Beaucoup ont été obligés de dépenser leur prime de compensation pour vivre.

Le gouvernement a octroyé d'énormes réductions d'impôt aux investisseurs lors de la construction de nouvelles villes industrielles. Mais on attendait des travailleurs qu'ils travaillent 12 heures par jour, parfois même plus, sans aucune protection syndicale. Deux mots peuvent résumer la situation des années 90 du point de vue des travailleurs : le défaitisme et la colère.

La Fédération des syndicats égyptiens (FSE) a émergé à nouveau pendant l'ère de Nasser, mais en devenant un bras hiérarchique de l'État ; une manière de contrôler les syndicats et leurs membres. La structure de la FSE est pyramidale avec les centrales syndicales en bas et la FSE en haut. Entre les deux, il y a 21 syndicats généraux nationaux auxquels sont affiliés les travailleurs. Les travailleurs n'élisent les dirigeants que dans leur centrale et ne peuvent être membre que d'un syndicat général. Il n'y a donc aucune réelle représentation dans la FSE. Depuis Nasser, le président a toujours été un membre du parti au pouvoir.

Beaucoup d'activistes du mouvement ouvrier m'ont dit qu'aussi bien les syndicats généraux que la FSE travaillent souvent, si pas toujours, contre les travailleurs. Bien que le régime de Moubarak prétende que le pays a un système multi-partite (sur papier), les structures des syndicats n'ont jamais changé. En réalité, des lois ont approfondi la structure bureaucratique des syndicats et augmenté la durée des mandats des dirigeants à 6 ans. Selon le site Internet [3] officiel de la FSE, il y a 2.200 centrales syndicales organisant 7 millions de travailleurs. Ce qui veut dire que seulement 25% des travailleurs égyptiens sont syndiqués.

Malgré la structure bureaucratique et répressive des syndicats égyptiens, il y a eu de nombreuses grève qui ont attaqué l'État répressif et diminué l'acceptation de la défaite par les travailleurs. Un des événements les plus importants dans l'histoire ouvrière égyptienne est l'insurrection nationale initiée par les travailleurs égyptiens en janvier 1977 sous le régime de Sadat, au début des négociations avec le FMI. Connue comme l'« Insurrection du pain », ce fut un mouvement de protestation national contre l'intention du gouvernement d'augmenter le prix de cet aliment de base.

L'insurrection a commencé par des manifestations de travailleurs du textile de Supurp au Caire (dans le district de Helwan) et de marins de l'arsenal d'Alexandrie. Malgré la défaite du gouvernement, la grève a été suivie d'une vague d'arrestations d'activistes du mouvement ouvrier et de dirigeants de différents groupes socialistes. Cette insurrection et ces grèves ont aussi montré la nature réactionnaire de la FSE qui a oeuvré contre les travailleurs lors de l'insurrection.

Beaucoup d'analyste estiment que l'insurrection de 1977 a été un cauchemar pour le régime, quand les travailleurs et les groupes d'opposition, essentiellement de gauche, ont été capables d'occuper les rues du Caire et d'autres grandes villes et de gagner la sympathie du reste des Égyptiens. La raison en est que les revendications des manifestants correspondaient aux demandes d'un minimum de vie décent de la majorité des Égyptiens. Cette insurrection a été décrite par de nombreux analystes et activistes comme la « révolution ratée » de l'Égypte [4].

Le journal indépendant « al-dostor » a récemment publié que le budget national pour la sécurité intérieure en 2006 était d'1,5 millions de dollars — plus que le budget national de la santé. Ce chiffre a augmenté après les vagues de manifestation de 2005 et 2006. Les forces de police comptent 1,4 millions de membres — près de 4 fois plus que l'armée égyptienne. Beaucoup d'analystes et d'activistes sont d'accord pour dire que l'Égypte est devenue un cas d'État policier par excellence — une affirmation qui est très courante actuellement chez les intellectuels et les activistes des Droits de l'Homme.

Dans son livre récent « al-a'yam al-akheriya » (« Les derniers jours »), l'écrivain nassériste Abdel Halim Qandeel avance que si on additionnait le nombre de policiers au nombre d'espions officiellement recrutés (« moukhbreen »), le nombre total de policiers en Égypte serait de 1,7 millions. Selon lui, il y aurait un policier pour 37 habitants (soit deux fois plus que sous le dictateur Reza Pahlavi avant la révolution islamique iranienne) [5].

Selon un rapport publié par Reuters le 13 juillet 2009, 40% d'Égyptiens vivent avec moins de deux dollars par jour. À peu près 30% de la population active est sans-emploi ; 7% des enfants ne peuvent pas aller à l'école à cause de la pauvreté. Bien que la dette extérieure officielle de l'Égypte soit de 12 milliards de dollars, plusieurs membres de l'élite dirigeante du régime de Moubarak ont volé près de la moitié de cette somme aux banques égyptiennes sans garanties en quittant le pays.

Certains penseurs progressistes en Égypte et ailleurs réduisent souvent les problèmes de l'Égypte actuelle à la corruption et au manque de démocratie. Cette description manque de précision. Je suis d'accord avec beaucoup d'activistes en Égypte pour dire que le pays est dirigé par une coalition composée d'une bourgeoisie corrompue, de dirigeants technocrates corrompus et d'un dictateur. Le despotisme travaille côte à côte avec le néolibéralisme. Alors que les grèves récentes répondaient à la brutalité du néolibéralisme, l'activisme pro-démocratique répondait au despotisme de Moubarak. Cependant, ces 2 types de mouvement de protestation (travailleurs contre les politiques néolibérales et groupes d'opposition à la dictature) sont amenés à converger dans un futur proche si Moubarak reste au pouvoir.

Publié dans Against the Current (ATC) n°142, septembre-octobre 2009 : http://www.solidarity-us.org/node/2385 . Traduction française par Martin Laurent pour www.lcr-lagauche.be

Notes:

[1] Il y a eu un débat dans la gauche égyptienne pour cette raison sur l'erreur présumée de mettre la priorité à la question nationale par rapport aux questions de justice sociale. Beaucoup de communistes égyptiens, en particulier ceux du Parti communiste égyptien, ont fait l'erreur de dévier les luttes de travailleurs vers la question nationale. Malgré que cette critique soit valide, il me semble qu'elle est exagérée parce qu'elle suppose que les groupes de gauche ont une influence substantielle sur la classe ouvrière.

[2] Voir http://www.etufegypt.com

[3] Pour plus de détails sur l'histoire des luttes de la classe ouvrière égyptienne, voir le livret de Said et Bassiouni Banners of Strikes in the Egyptian Sky, publié par le Socialist Studies Center en 2007. Le livret peut être trouvé sur http://www.isj.org.uk et est disponible sur ESSF : Egypt – A new workers’ movement: the strike wave of 2007

[4] Vous pouvez trouver une étude approfondie de l'insurrection par le journaliste et blogger de gauche Hossam Al-Hamalawy ici http://www.scribd.com

[5] Bahlavi, tout comme Moubarak, a été soutenu par le gouvernement états-unien


La lutte pour des syndicats indépendants en Egypte

Par Sellouma

Le 21 avril 2009 marque une avancée historique dans la lutte des classes en Egypte. Après 51 ans d’absence d’indépendance syndicale, les fonctionnaires collecteurs de la taxe foncière ont pu officialiser le premier syndicat indépendant, le Reta. Le nouveau syndicat compte 40 000 membres sur environ 55 000 employés dans le secteur. Cet événement constitue un pas décisif dans un contexte marqué par la montée des luttes sociales.

Les syndicats dominants sont affiliés au pouvoir, en héritage du système nassérien. Ils constituent un obstacle à la mobilisation des travailleurs. En effet, ils condamnent souvent les grèves, car elles sont illégales, ce qui a été le cas des collecteurs de taxes qui ont entamé une grève de trois mois ainsi qu’un sit-in de 11 jours devant le Ministère des finances en décembre 2007. Au cours de la lutte, il est apparu évident pour l’ensemble des travailleur-euse-s de rester organisé-e-s, à distance du gouvernement et de sa bureaucratie corrompue. Officieusement, le syndicat existait sous forme de comités au moment où la grève prenait de l’ampleur, et il a fallu un an et des protestations massives devant le Ministère du travail pour le faire reconnaître.

Sur le même modèle que les collecteurs de taxes, et par l’ampleur qu’a pris la grève dans le secteur postal début mai 2009, les postiers ont eux aussi tenté d’officialiser leur syndicat indépendant. Le motif de la grève était le refus de la mise en place d’un système qui permettait aux cadres de licencier les postiers les moins productifs. Les employé-e-s demandaient également l’égalité de statut avec les employé-e-s de la compagnie égyptienne des télécommunications. Ils se sont heurtés dès le début à la police postale et au syndicat contrôlé par l’état. Ce dernier a essayé de saboter l’action des grévistes à Kafr al-Shaykh, lieu central du mouvement. La stratégie utilisée par les postiers, similaire à celle des collecteurs de taxes, a été de coordonner le mouvement à l’échelle nationale et à organiser des manifestations combatives.

Souvent, les mouvements qui reposent sur des revendications syndicales prennent un tour politique, et affrontent directement l’appareil d’État et son emprise militaire sur la société. Selon le camarade du Centre d’Études Socialistes au Caire, Hisham Fu’ad, alors que les grévistes de Tanta Flax demandaient la renationalisation de l’entreprise en brandissant le portrait de Moubarak, leur mouvement les a conduits à remettre en cause leur soutien au gouvernement, en manifestant leur défiance par des slogans violemment anti-Moubarak. A Mahalla, les travailleur-euse-s sont même allé-e-s jusqu’à piétiner son portrait et à ériger son tombeau symbolique. C’est donc face à la pression des employeurs, de l’État et de ses valets syndicaux que les militant-e-s pour un syndicalisme indépendant luttent et se coordonnent pour généraliser l’avancée des collecteurs de l’impôt foncier.

On comprend que des revendications économiques prennent immédiatement un caractère politique quand des activistes sont licencié-e-s, intimidé-e-s, ou même arrêté-e-s, comme les deux travailleurs de l’usine textile Abul Sebae à Mahalla al-Kubra le 2 août dernier, pour de faux motifs selon les militant-e-s pour un syndicalisme indépendant. On comprend aussi qu’un tel combat soit à l’avant-garde des luttes de classe dans la région, ouvrant des perspectives révolutionnaires en Égypte comme dans l’ensemble du Proche et Moyen-Orient.

C’est pourquoi il est crucial d’y apporter notre soutien, car toute victoire en direction de l’indépendance de classe des opprimé-e-s vaut pour l’ensemble de notre camp politique et de ses organisations.

Paru sur le site d’Afriques en lutte (Nouveau Parti Anticapitaliste), le 10 septembre 2009.

Les sources de ce texte viennent pour une grande part des articles de Mustafa Bassiouny et Anne Alexander parus dans le journal Socialist Worker n°2154 et 2165.


Création de la Fédération indépendante des Syndicats d’Égypte

Les ouvriers et employés égyptiens ont mené de longs combats et ont participé, particulièrement ces quatre dernières années, à des mouvements de protestation récurrents – d'une manière sans précédent dans l'histoire égyptienne moderne – pour défendre leurs droits légitimes. En dépit de l'absence d'un syndicat indépendant organisé – ce dont ils ont été privés pendant de longues décennies – ils ont été capables d'attirer de leur côté des secteurs sociaux les plus larges et de gagner une grande sympathie dans la société égyptienne et les mouvements ouvriers et les syndicats.

Les travailleurs se sont battus pour le droit au travail contre le démon du chômage – qui hante la jeunesse égyptienne – et ils ont réclamé un salaire minimum juste qui garantisse un niveau de vie convenable pour tous les salarié·e·s. Ils ont mené de grandes batailles pour leur droit démocratique à la libre association dans des syndicats indépendants.

Cette lutte menée par les travailleurs a ouvert la voie en Egypte à l'actuelle révolution du peuple… Par conséquent, les ouvriers et employés égyptiens refusent que la «gouvernementale» Fédération générale des syndicats les représente et parle en leur nom. Cette fédération, qui les privait de leurs droits et refusait leurs revendications, a publié récemment une infâme déclaration, le 27 janvier, annonçant qu'elle fera tout son possible pour contenir tout mouvement de protestation des travailleurs au cours de ces journées.

C'est pourquoi, des syndicats et organisations indépendantes – le syndicat des employés des impôts fonciers, le syndicat des techniciens de la santé, celui des employés, l'association indépendante des enseignants, ainsi que plusieurs groupes indépendants d'ouvriers de l'industrie, représentants de différentes entreprises, constatant qu'il était impossible de rester les bras croisés — ont déclaré la fondation d'une Fédération des Syndicats indépendants d'Égypte et la création d'un Comité Constituant en date d'aujourd'hui, le 30 janvier 2011, qui a pris les décisions suivantes:

Afin que soient obtenues les exigences de la Révolution du peuple et de la jeunesse égyptiens proclamée le 25 janvier 2011, nous soulignons ce qui suit:

1. Le droit au travail pour le peuple égyptien – qui est droit fondamental que l'État doit garantir et qui faute d'être respecté, doit ouvrir sur le droit à des prestations pour tous les chômeurs.

2. Un salaire minimum de 1200 livres égyptiennes [150 euros], avec des hausses de salaires indexées annuellement sur la hausse des prix, tout en accordant le droit pour tous les travailleurs à des primes et des indemnités appropriées à la nature des emplois et en particulier le droit à des compensations adéquates pour les dommages qui peuvent survenir en raison de l'environnement du travail et des risques.

Le salaire maximum ne doit pas dépasser dix fois le salaire minimum.

3. Tous les Egyptiens ont le droit à une protection sociale juste, y compris les droits à la santé, au logement et à l'éducation, «la garantie d'une éducation gratuite avec des programmes développés en fonction de l'évolution scientifique et technologique» et le droit des retraités à une pension décente avec la prise en compte de tous les bonus et primes.

4. Le droit pour tous les travailleurs, les employés et les salarié·e·s de s'organiser dans des syndicats indépendants où ils décident eux-mêmes de leurs règles et qui soient l'expression de leur volonté et la suppression de toutes les restrictions légales à l'exercice de ce droit.

5. La libération de toutes les personnes détenues depuis le 25 janvier.

Le Comité Constituant de la Fédération des Syndicats Indépendants Egypte appelle tous les travailleurs égyptiens à former des comités populaires dans les installations de proximité et les sites pour défendre les infrastructures, les travailleurs et les citoyens dans cette situation critique. Ces comités organiseront aussi la protestation et les grèves dans les lieux de travail.

Le Comité Constituant fait appel à tous les travailleurs en Egypte à participer à ces mouvements afin d'obtenir la satisfaction des exigences du peuple égyptien, à l'exception des installations vitales d'importance stratégique en raison de la situation actuelle.

La Fédération des Syndicats Indépendants d'Égypte. Le Comité Constituant, 30 janvier 2011

Voir ci-dessus