Leçons sur le syndicalisme de combat
Par François Vercammen le Mardi, 17 Avril 2007 PDF Imprimer Envoyer
Articles publiés en série dans La Gauche, février 1987

1. Des origines à nos jours, le bilan ambigu du syndicalisme

Le mouvement syndical, sous sa forme actuelle, centre de gravité de l’ensemble du mouvement ouvrier organisé – n’a commencé à se développé qu’après 1918.

Certes, dès que la révolution industrielle a poussé les masses dans les usines (début du système capitaliste, première moitié du 19ème siècle), le peuple laborieux a spontannément résisté aux conditions de vie et de travail écrasantes et indignes. Mais c’est seulement à la fin du 19ème siècle, lors de la longue période d’expansion économique de 1890-1913, que le syndicat a pris pied définitivement. Ce mouvement syndical restait très dispersé. Il restait marginal dans la société et ne pouvait pas se prévaloir, auprès des travailleurs, de résultats tangibles et durables. Construire le syndicat fut vraiment un travail de pionniers !

En 1890, on comptait selon l’estimation (hautement favorable) d’Emile Vandervelde, 65.000 ouvriers syndiqués sur un total de 866.231 salariés et appointés. Mais parmi ces 65.000, 49.000 étaient des mineurs !

L’influence du syndicat parmi les travailleurs dépassait néanmoins sa force numérique. Avec son taux de syndicalisation oscillant entre 5 et 15% (aujourd’hui 80%), il réussissait néanmoins à impulser une véritable dynamique sociale à l’occasion des révoltes et des grèves générales de 1886, 1902 et 1913.

Combats périodiques et organisation permanente sont deux choses distinctes. Deux facteurs ont, au début, retardé considérablement la capacité d’organisation du prolétariat belge, tant sur le plan syndical que politique.

En premier lieu, l’hostilité coriace et persistante du Capital. Les syndicats étaient interdits par la fameuse Loi Le Chapelier. On devra attendre 1921 pour que le droit de grève soit intégralement reconnu !

En deuxième lieu, les institutions (antisocialistes) de charité chrétienne et les coopératives socialistes, allaient, chacune à leur manière (les premières volontairement, les secondes involontairement), freiner la conscience de classe et l’organisation de classe, politique et syndicale.

Le syndicat socialiste, facteur de poids

A la fin de la première guerre mondiale, le mouvement ouvrier réapparaît, métamorphosé. Avant tout, le mouvement syndical est désormais l’élément-clé – au sein du Parti ouvrier belge (POB), au sein de la classe ouvrière et dans les rapports entre Capital et Travail.

De 125.000 membres, le syndicat socialiste passe à 577.000 en 1919 et 688.000 en 1920. Jusqu’en 1939, ce chiffre oscillera autour des 550.000. A travers la crise économique, le syndicat chrétien connaîtra à son tour un fort développement : de 160.000 membres en 1920 à 340.000 en 1939. La centralisation organisationnelle s’accélère et, du coup, la force de frappe potentielle. L’augmentation du nombre de membres et de la cotisation permettent la mise sur pied d’un appareil syndical nombreux. Le taux de syndicalisation (socialistes + chrétiens) atteint 35% en 1930 (2/3 pour le syndicat socialiste, 1/3 pour le syndicat chrétien).

Le syndicalisme socialiste (partie intégrante du POB) devient, dès lors, un facteur de poids au sein même du système capitaliste : la radicalisation des travailleurs est assez forte pour effrayer le Grand Capital et imposer des réformes sociales importantes, mais la politisation n’est pas assez forte pour renverser le capitalisme et réaliser la révolution socialiste.

Ainsi, la direction de la classe ouvrière reste entièrement dans les mains de la social-démocratie. Pire : celle-ci réussira à gommer la trahison dont elle s’est rendue coupable pendant la guerre en se pavant de l’ensemble des réformes sociales des années ’20, ’30, ’40...

La direction du POB et de la FGTB va amarrer solidement le mouvement ouvrier du côté du capitalisme : l’intégration du syndicat va démarrer en flèche dès 1919. La collaboration des classes sur le terrain politique et syndical – qui avait un caractère épisodique avant 1914 – se transforme en système. Elle ne cessera de se renforcer. Ainsi, au nom du maintien des acquis sociaux et de quelques réformes nouvelles, la direction syndicale s’opposera systématiquement aux luttes anticapitalistes radicales que les travailleurs déclencheront périodiquement (1932, 1934-35, 1936, 1944-45, 1950 ; 1960,…). Depuis 1974 – début de l’actuelle crise économique du capitalisme – cette leçon ne fait que se confirmer.

Bilan ambigu d’un instrument indispensable

Le bilan du mouvement syndicat est donc très ambigu : amélioration énorme du sort et des conditions de travail de la classe ouvrière, mais fissure croissante entre travailleurs et dirigeants syndicaux, mécontentement et méfiance profonde de la part des militants syndicaux face à la direction bureaucratique, « eux » et « nous » dans le langage courant.

Est-il possible de changer cela ? Les syndicats peuvent-ils (re)devenir des organisations combatives et démocratiques aux mains des travailleurs ? C’est une des questions-clé pour le mouvement ouvrier dans les années qui viennent. Car le syndicat est un instrument indispensable. Les syndicats sont, dans les conditions d’un capitalisme démocratique, l’organisation de masse permanente des travailleurs pour la défense de leurs intérêts immédiats.

Ils s’appuient pour cela sur le fait que le capitalisme, qui est basé sur la production généralisée de marchandise, a dégradé la force de travail au rang de marchandise. Or, dans la mesure où le syndicat parvient, par sa force organisationnelle, à constituer sur le marché du travail un (quasi)monopole face aux patrons et, de la sorte, à limiter la concurrence entre travailleurs, il contribue directement à des salaires élevés et à de meilleures conditions de travail.

Tout l’offensive patronale en cours vise justement à réintroduire radicalement cette concurrence entre travailleurs et à miner le syndicat. Ce rôle élémentaire mais fondamental du syndicat en implique un autre : le syndicat est une école pour la solidarité entre travailleurs. Car un vrai syndicat n’existe pas sans actions. Or, l’action signifie justement substituer le comportement collectif à la « solution » individuelle. Ainsi, la construction d’un fort mouvement syndical est une contribution essentielle à la formation de la conscience de classe : ici les travailleurs, là les patrons.

Conscience de classe élémentaire et politique

Cette conscience de classe syndicale élémentaire des origines (« le trade-unionisme ») s’est développé tout au long du 20ème siècle en une conscience syndicale plus politique. C’est le résultat de l’intervention permanente de l’Etat (gouvernement) dans les relations sociales quotidiennes et dans la vie économique, ainsi que de la multiplication des grèves générales interprofessionnelles.

Ainsi, lorsque les travailleurs réfléchissent sur leurs problèmes en tant que travailleurs, ils s’adressent de plus en plus aux syndicats (et beaucoup moins à « leurs » parti politique) : cela va d’un problème social individuel jusqu’à la formulation d’un programme économique contre la crise. En fait, les syndicats se sont imposés au fil des années comme une sorte « d’organisations politiques » très particulières, notamment en représentant hors du parlement, dans le système de concertation sociale, la classe ouvrière dans son ensemble (donc, « politiquement »).

Grève générale et lutte politique

Cette fonction omniprésente du syndicat a une portée considérable du point de vue socialiste-révolutionnaire. En premier lieu, dans un pays comme la Belgique, le mouvement syndical est devenu le véhicule naturel pour la grève général, c’est à dire pour toute stratégie qui vise à renverser le capitalisme et à instaurer une société socialiste.

Ce n’est pas un problème simple. En effet, la direction réformiste du syndicat est violemment opposée à une telle stratégie. Conséquence : la voie vers la grève générale ne peut contourner le mouvement syndical, doit passer à travers lui mais, dans le cours même de la lutte, doit résoudre tous les problèmes de tactique, de programme et d’organisation.

De ce fait, le syndicat n’est pas seulement un instrument de combat pour les revendications immédiates (réformes). Il est aussi le terrain d’une lutte « politique » sans relâche entre différentes stratégies, programmes, propositions d’action. La principale polarisation oppose bien sûr la bureaucratie (réformiste) au syndicalisme de combat (anticapitaliste).

Dès lors, c’est dans le mouvement syndicat, et pas en dehors, que la véritable avant-garde ouvrière se développe, lutte, influence la masse des travailleurs. C’est là que la bataille pour la formation d’un véritable parti socialiste des travailleurs doit être gagnée.

Difficulté supplémentaire : pour maintenir leur contrôle sur les travailleurs, les directions de la FGTB et de la CSC (chacune à sa façon), interdisent « la politique » dans le syndicat. Ainsi, la domination des PS-SP, et du PSC, se maintient. Il est remarquable que la méfiance anti-politique ait tellement pénétré la classe et l’avant-garde ouvrière que même des travailleurs conscients s’opposent parfois à « l’influence politique extérieure ». Les bureaucrates syndicaux trouvent là (de moins en moins heureusement) un terrain fertile pour leur propre jeu politique !

Le passage d’une conscience « syndicaliste-de-combat » à une véritable conscience « politique » anticapitaliste est une condition indispensable pour défendre et rénover le mouvement syndical.

2. Quelles perspectives pour le syndicalisme de combat

L’attitude du syndicat vis-à-vis de la « politique » est un des problèmes majeurs que la classe ouvrière doit résoudre pour pouvoir sortir du pétrin. Les syndicalistes de combat doivent le prendre à bras-le-corps s’ils veulent parvenir à mettre les syndicats sur une voie nouvelle. En parlant de « la politique », nous désignons quelque chose de bien précis :

  1. La conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière pour pouvoir mettre en pratique un programme anticapitaliste.
  2. La formation d’un parti ouvrier vraiment socialiste groupant la masse des syndicalistes de combat.

Dans le monde actuel, il est évident que tous les grands problèmes sociaux, économiques, culturels, écologiques, relèvent inévitablement également de la politique.

Syndicat et politique

En étudiant l’histoire du mouvement ouvrier, en Belgique et ailleurs, on perçoit clairement trois grandes attitudes différentes :

  1. Le rejet de la « politique » (c’est à dire des partis ouvriers et du pouvoir gouvernemental). Seul le syndicat serait une « vraie » organisation ouvrière, puisqu’il faut être un travailleur au sens large du terme : salarié ou appointé, pour être accepté dans le syndicat. Le parti ouvrier est pris en compte avec méfiance ou rejeté. L’action politique est repoussée. La lutte pour les revendications économiques est considérée comme l’essentiel.

De ces principes élémentaires peuvent découler aussi bien stratégie syndicale révolutionnaire qu’une stratégie purement syndicaliste réformiste (trade-unioniste).

Dans ce dernier cas, le syndicat se borne à des revendications limitées, immédiates, au niveau professionnel, au niveau de l’entreprise ou du secteur. « La politique est laissée aux politiciens ». Dans la vision révolutionnaire-syndicaliste ou « anarcho-syndicaliste », pas besoin de politique pour transformer la société dans le sens socialiste : la grève générale dans les entreprises, menée par les travailleurs organisés en syndicats, suffirait à chasser le Grand Capital du pouvoir politique. Le syndicat, dans cette conception, est en même temps syndicat et parti.

  1. La séparation entre le syndicat et le parti, entre revendications économiques et revendications politiques. C’est de nos jours l’attitude la plus répandu parmi la masse des syndiqués et des militants syndicaux : la nécessité de « la politique » est admise, mais « ce n’est pas pour nous ».

Le syndicat s’occupe donc effectivement de tous les grands problèmes sociaux, économiques et politiques, mais en fin de compte, il laisse leur exécution et leur contrôle aux mains de ses « amis politiques » au SP-PS ou ACW-MOC et CVP-PSC. On retrouve ici un certain trade-unionisme avec cette différence que la société du capitalisme tardif est fortement marquée par l’intervention de l’Etat et du gouvernement dans toutes les questions socio-économiques (mêmes dans les Conventions collectives d’entreprises).

  1. Le syndicat doit faire de la politique, les militants syndicaux doivent aussi militer politiquement (« marcher sur deux jambes »). Il faut un parti ouvrier ou des partis ouvriers.

Dans ce cadre surgissent des problèmes tactiques et organisationnels : le syndicat doit-il être indépendant ? Doit-il être placé sous la direction du parti ouvrier ? Le syndicat doit-il être lié au parti comme organisation (subordonnée au parti) ?

Jusqu’en 1940, la FGTB était liée et subordonnée au POB. Du fait de son idéologie stalinienne, le PTB reste d’avis que le parti « dirige » la masse et donc aussi le syndicat. Le POS est partisan d’un syndicat indépendant dans lequel tous les partis et toutes les opinions doivent pouvoir s’exprimer. Sur cet arrière-fond d’indépendance syndicale, c’est la démocratie syndicale qui surgit tout naturellement.

Trahison « politique »

Ce sont les expériences concrètes de la classe ouvrière et de l’avant-garde ouvrière qui ont déterminé en gros la conscience politique actuelle des syndicalistes. La conquête du suffrage universel, suite aux grèves générales successives sous la direction du POB de 1893, 1902, 1913, est parvenue à corseter la tradition anarcho-syndicaliste, sans pourtant la changer fondamentalement. Par sa participation aux élections législatives, aux activités parlementaires et aux gouvernements, la classe ouvrière a arraché une série impressionnante de lois sociales qui, d’une certaine manière, ont amélioré son sort (période 1919-1925). « La politique » fait pleinement son entrée dans la vie des militants ouvriers et des syndicalistes.

Mais très rapidement ils vivent deux expériences traumatisantes, qui vont tracer pour toujours le profil de la conscience politique dans notre pays. En 1935, Henri De Man et PH Spaak – qui avaient juré de ne plus jamais entrer dans un gouvernement à moins que ce dernier n’adopte comme programme « Le Plan du Travail » complet – entrent dans un gouvernement et brisent l’élan révolutionnaire des travailleurs.

D’autre part, en 1940, la direction du POB sous la direction de De Man accueille les armées hitlériennes en tant que « libérateurs » et dissout le POB ! Une énorme crise de la social-démocratie dans un espace de moins de 6 ans. Quelles sont les leçons que la classe ouvrière et son avant-garde allaient en tirer ?

L’expansion du syndicalisme

La résistance (1940-1944) s’accompagne d’une profonde restructuration du mouvement ouvrier organisé. Plaque tournante de celle-ci, le syndicat. Sous l’impulsion d’une large aile gauche de syndicalistes de combat (Renard, des militants sans partis, du PC, du POS), la FGTB devient indépendante de tout parti et reconnaît en pratique l’existence en son sein de divers courants. Un retournement historique !

En même temps commence la vague expansionniste du mouvement syndical qui, entre 1948 et 1974, va occuper de plus en plus de terrain dans la société capitaliste. Le mouvement syndical devient « le moyen de combat naturel » pour la grève général (1950,1960-61, et ensuite). Il s’implante profondément dans les entreprises, où les délégations syndicales sont reconnues officiellement et, en fonction des rapports de forces, acquièrent un rayon d’action permanent parmi les masses.

Le syndicat a joué un rôle principal dans l’élaboration et la prolongation de programmes économiques globaux (entre autres les réformes de structures de 1954-56, le contrôle ouvrier de 1971, et l’alternative progressiste de 1977).

C’est à l’intérieur du syndicat, en tant que militants syndicaux, que l’avant-garde ouvrière s’organise, s’impose, réfléchit « politiquement » et discute. Et c’est de là qu’elle fait pression sur le PS-SP, sans intervenir elle-même activement ni d’une façon organisée dans ce parti ou sans essayer de mettre sur pied un autre parti éventuellement meilleur.

C’est à partir du syndicat que l’avant-garde ouvrière fait pression sur les gouvernements et, à l’occasion, essaie aussi de les renverser, sans … les remplacer par son propre gouvernement.

C’est ce genre de syndicalisme pur politisé – qui montre des ressemblances très visibles avec le vieil anarcho-syndicalisme – qui représente l’idéologie dominante parmi les quelques dizaines de milliers de syndicalistes de combat de notre pays. C’est de l’évolution de cette couche de syndicalistes de combat que dépendra le résultat de la période de luttes devant laquelle nous nous trouvons.

Quel syndicalisme de combat ?

La période de luttes récente, entre 1977 et 1986, a montré la force mas aussi les faiblesses du syndicalisme de combat spontané. Ce sont ces faiblesses qui devront être surmontées dans les années à venir. En premier lieu, le syndicalisme de combat n’a pas sa propre alternative, lorsqu’il s’agit de trouver des solutions à la crise, à la restructuration de l’économie, à la création d’emplois, etc...

Le Capital au contraire a son plan et l’impose progressivement. Les SP et PS ont le leur qui vise essentiellement à une nouvelle participation gouvernementale avec le PSC-CVP. La direction de la FGTB a renoncé à la lutte pour les réformes de structure et aligne une série de mesures disparates.

Quel est le plan du syndicalisme de combat ? Les syndicalistes de combat ont tort de rester absents de ce débat à l’intérieur des structures syndicales. Et de ne pas propager parmi les travailleurs, en dehors des structures syndicales, leur propre alternative anticapitaliste.

En deuxième lieu, le syndicalisme de combat doit être pénétré de l’importance, entre deux grandes vagues de lutte, de rester actif à l’intérieur des structures syndicales, face à la bureaucratie réformiste, de défendre sa propre ligne, de regrouper autour de celle-ci d’autres militants syndicalistes et de conquérir des positions dans les structures syndicales à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise.

En troisième lieu, il est nécessaire d’avoir une perspective continue de front uni des travailleurs dans chaque situation tactique : chaque fois que cela est possible, unir toutes les forces au niveau politique et syndical dans l’action pour les revendications.

Quatrièmement – mais cela est évident – il faut démocratiser le syndicat pour que toutes les énergies et toutes les opinions puissent se manifester.

Pour que cette perspective puisse être pratiquée d’une façon efficace pendant 10, 20 ans… il faut un vrai parti socialiste qui ne se trouve pas entre les mains de mandataires et de fonctionnaires, de parlementaires et de conseillers communaux, mais bien entre les mains de militants ouvriers, syndicalistes de combat, et des jeunes.

3. Le contrôle ouvrier, ligne de combat pour le syndicalisme

Le contrôle ouvrier constitue un des concepts-clés d’une stratégie syndicale de combat. Orientant la lutte ouvrière vers des objectifs qui dépassent le combat salarial, le contrôle ouvrier met de fait en question le pouvoir patronal dans l’entreprise. En résumé : le contrôle ouvrier, c’est le pouvoir des travailleurs qui se dresse face au pouvoir des patrons. A partir des problèmes, petits et grands, posés dans les entreprises.

Une revendication anticapitaliste

Le contrôle ouvrier est par essence anticapitaliste. Il rejoint en cela la nationalisation des secteurs-clés de l’économie et le gouvernement des travailleurs dans l’arsenal de l’alternative anticapitaliste. Troisième volet de celui-ci, il s’appuie solidement sur les revendications économiques et sociales qui surgissent « spontanément » dans la classe ouvrière.

Le contrôle ouvrier se distingue des nationalisations et du gouvernement des travailleurs en ceci qu’il peut être appliqué « à la base », par les travailleurs dans les entreprises et les syndicalistes conscients. Il constitue donc une source directe d’auto-activité et de formation de la conscience de classe.

L’exigence du contrôle ouvrier a été poussée à l’avant-plan par toutes les luttes socialistes-révolutionnaires, à commencer par la révolution russe de 1917. Lors de celle-ci, le contrôle ouvrier et la formation de comités de fabriques ont joué un rôle clé, dans les grandes villes, à côté des revendications classiques ; la paix, la terre aux paysans, et la convocation d’une assemblée constituante.

Le contrôle ouvrier englobe toute une série de contenus différents, en fonction de la situation de la lutte de classes où il peut s’exercer.

Ecole pour l’autogestion

En premier lieu – et c’est notre préoccupation centrale – le contrôle prépare la classe ouvrière à exercer elle-même le pouvoir dans une société vraiment socialiste démocratique. Dans ce cas, le contrôle ouvrier se mue en autogestion ouvrière. A ce titre, il forme un antidote puissant (pour ne pas dire le plus puissant) contre les déformations bureaucratiques et la dictature bureaucratique dans la société post-capitaliste.

Cette autogestion ne peut d’ailleurs pas se limiter aux entreprises, comme c’est – hélas – le cas en Yougoslavie. L’autogestion au niveau des entreprises doit s’insérer dans une structure pyramidale de conseils démocratiquement élus exerçant le pouvoir politique.

En deuxième lieu, le contrôle ouvrier attire l’attention de la classe ouvrière et de militants syndicaux sur la nécessité de se préparer, sous le capitalisme, à l’exercice de l’autogestion qui devra suivre le renversement du capitalisme. Pour assurer une transition vers l’autogestion, la grève générale devra aller de pair avec le contrôle ouvrier : occupation des entreprises, élection de comités dans les entreprises autour des délégués syndicaux combatifs, coordination de ces comités sur le plan local et sectoriel, remise en route de la production, des services, des transports en commun, des mass-médias… par les grévistes eux-mêmes, au service de la lutte. C’est ce développement du contre-pouvoir ouvrier dans les entreprises qui a fait défaut lors de la magnifique grève générale de 1960-1961.

Cette absence est aussi une des causes principales de l’échec d’une grève qui avait pourtant ouvert dans le pays une situation pré-révolutionnaire. Si la classe ouvrière belge, spontanément tellement combative, n’a pas franchi ce pas à l’époque, c’est parce qu’elle n’y avait pas été préparée dans la période « calme » qui avait précédé. La FGTB avait mené une grande campagne de propagande et d’éducation autour du thème des « réformes de structure » (notamment la nationalisation du crédit et de l’énergie) entre 1956 et 1960. Elle avait dénoncé le pouvoir des holdings. Mais elle n’avait pas pris en compte le contrôle ouvrier !

Le contrôle ouvrier dans la pratique quotidienne

Ceci nous amène à nous pencher sur la période actuelle, située entre deux moments de grève générale.

L’histoire nous l’apprend : la classe ouvrière se forme et s’éduque toujours en liaison très étroite avec son expérience quotidienne. Dans ce processus, quatre éléments sont toujours combinés :

  1. Une vaste campagne de propagande de masse, par le mouvement syndical, faisant en sorte que le contrôle ouvrier devienne un concept familier, dans lequel les gens se reconnaissent spontanément même s’ils ne saisissent pas toujours le contenu exact ;
  2. Une éducation systématique des délégués syndicaux dans les écoles de cadres du syndicat permettant de comprendre toutes les implications du contrôle ouvrier et d’en déduire des directives pratiques pour l’application quotidienne ;
  3. Une pratique quotidienne « souterraine » de contrôle ouvrier dans les conditions difficiles de la dictature patronale : contrôle et contestation sur les licenciements, les embauches, les rythmes de travail, la production, la productivité, l’organisation du travail, le système des primes, les livres de compte, les investissements, la sécurité, l’hygiène, le comportement de la maîtrise, le bilan annuel, les opérations fiancières… Ainsi le contrôle ouvrier devient un concept vivant pour des dizaines de milliers de syndicalistes. Ainsi il acquiert droit de cité dans les congrès syndicaux et les réunions syndicales. Pas seulement comme forme de défi aux patrons ou comme expression enthousiaste de la combativité ouvrière, mais comme fil rouge de l’action syndicale ;
  4. Enfin, des actions spectaculaires et exemplatives qui montrent en pratique comment une lutte limitée peut déboucher sur un véritable contre-pouvoir ouvrier dans l’entreprise (LIP en France et Glaverbel en Belgique dans les années ’70).

Le contrôle ouvrier, donc exige la lutte des classes, c’est une condition importante. Il est par conséquent opposé à la collaboration de classe et au « modèle d’harmonie » qui continue à d’inspirer la CSC. Le contrôle ouvrier va radicalement à l’encontre de la cogestion, à laquelle la CSC reste largement attachée.

Mais le contrôle ouvrier diverge aussi des interprétations réformistes existant au sein de la FGTB. Dans le syndicat socialiste, on se prononce pour le contrôle ouvrier en paroles mais en pratique on collabore activement à la défense de « nos » entreprises. Cette politique va à l’encontre des intérêts des travailleurs, ainsi que l’attestent les innombrables restructurations. Réformiste, elle vide la lutte pour le contrôle ouvrier de tout contenu. La loi sur les conseils d’entreprises, adoptée en 1948 avec le soutien du patronat, était placée sous le signe d’une « pacification sociale » dont les conseils d’entreprise, avec leur composition paritaire, constituent le symbole !

Le véritable contrôle ouvrier anticapitaliste s’oppose également à la version passive, institutionnalisée, légaliste, du contrôle ouvrier. Ce courant aussi existe au sein de la FGTB. Ce dont il s’agit, c’est la manière dont on conçoit l’utilisation syndicale de certaines lois sociales, des conseils d’entreprises et comités sécurité-hygiène. Ils peuvent constituer un point d’appui, fournir des possibilités de contester les décisions patronales.

Et ils sont encore trop peu exploités en ce sens. Mais tant que l’on reste dans le cadre paritaire officiel, c’est le patron qui tire les ficelles. Le contrôle ouvrier est inapplicable sans l’exercice d’une sorte de droit de veto, qui ne peut être imposé que par la lutte et la mobilisation des travailleurs à l’entreprise… Et qui rompt avec le droit de propriété capitaliste.

Voir ci-dessus