1944-1947: l'union nationale
Par François Vercammen le Lundi, 17 Juillet 1978 PDF Imprimer Envoyer

De 1944 à 1978. sur une période de 34 ans, le PSB a été au gouvernement durant 21 ans. C'est énorme. D’une pratique occasionnelle, la participation au gouvernement est devenue le but numéro un, l’axe central de toute la politique du parti. Le temps est loin où l'entrée du «socialiste» Millerand dans un gouvernement bourgeois – « à titre individuel » (sic) - avait scandalisé toute la seconde Internationale à la fin du 19ème siècle. Désormais, l'idéologie social-démocrate veut que seule la présence au gouvernement permette de réaliser «des parties» du programme.

Or, si la condition ouvrière s'est nettement améliorée depuis 30 ans, il est évident également que le capitalisme, le pouvoir des holdings, est toujours là. La social-démocratie, par contre, y a laissé des plumes. Et notamment une bonne part de sa crédibilité. L'histoire des participations gouvernementales de l’après-guerre peut être tracée de plusieurs manières. Il est par exemple très instructif de comment, à quoi et pourquoi le capitalisme avait justement besoin de dirigeants réformistes afin d’aménager le système. Les gouvernements d'Union nationale entre 1944 et 1947 donnent un bon exemple de l’utilité de la participation gouvernementale de la social-démocratie pour la bourgeoisie.

Reconstruction économique et paix civile

L'entrée du PSB dans les gouvernements d'Union nationale (qui regroupaient tous les partis traditionnels du mouvement ouvrier et de la bourgeoisie) apparaît comme la suite logique de la collaboration de classes au sein de la Résistance. Il y avait la Résistance sur le terrain, mais aussi celle des conciliabules politiciens à Londres. Se rappelant les lendemains difficiles de 1918-1920, bourgeois et réformistes n'y perdaient pas leur temps.

En mars 1941, le gouvernement belge avait constitué une Commission pour l'étude des problèmes d'après-guerre. Et dirigeants syndicaux (J.Bondas, socialiste, et H.Pauxels, chrétien) et patronaux (Velter, Goldschmidt) paraphèrent dès avril 1942 un document sur «Les principes et méthodes de collaboration paritaire », qui allait déboucher sur le fameux Pacte social. Quoi d'étonnant que le premier gouvernement d'après-guerre se soit situé dans le prolongement de cette bonne entente entre classes ?

Encore fallait-il un gouvernement capable de mettre cette politique de restauration et de paix civile en application. Et que les masses ouvrières, exaspérées par la guerre, avalent la pilule. Or, rien n'était moins sûr ! La situation économique était pénible; et la bourgeoisie voulait en faire supporter tout le poids par les travailleurs. Mais le gouvernement Pholien parachuté de Londres, avait fort peu d'autorité: il démissionna rapidement. Un nouveau gouvernement d'Union nationale prit sa place, avec toutefois des aménagements : désormais, « ceux de l'intérieur », plus représentatifs de la Résistance, occupaient une place prépondérante. Le PCB rentrait en force avec 2 et plus tard (1946) 4 ministres « à part entière » . Et, surtout, le PSB devenait le véritable axe politique de tous les gouvernements qui se succédèrent jusqu'en 1947 (date à laquelle un nouvel équilibre politique fut sanctionné par un gouvernement de collaboration de classes plus « conformiste », PSB-PSC). Tout cela traduisait le poids social et politique considérable qu'avait dorénavant la classe ouvrière dans le pays, et la peur de la bourgeoisie devant la menace d'une crise pré-révolutionnaire.

Au cours de l'année 1945, les travailleurs se montrèrent particulièrement insolents et prirent des initiatives indépendantes, débordant la légalité bourgeoise. Arrestation de fascistes rentrés d'Allemagne (mai 1945), grèves pour la défense des droits syndicaux, au mépris des décrets Van Acker (juin); manifestation de 10.000 travailleurs dans les rues de Charleroi exigeant l'instauration de la République (juillet); grève des métallurgistes de Liège pour la gestion ouvrière (août) ; préparation de la grève générale dans le Borinage au moment où l'on fait état d'un attentat d'extrême-droite contre Van Acker.

La bourgeoisie se trouvait à la tête d'un pays dévasté: 8% du patrimoine national avaient été anéantis, soit 35 milliards de francs (de l'époque!) selon F.Baudhuin (La Belgique 1900-1960). Il y avait une certaine reprise économique: la production mensuelle moyenne atteignait à la fin de l'année 45, par rapport aux chiffres correspondants de 1938, 74% pour le gaz, 53% pour le textile, 32% pour la sidérurgie et 70% pour le charbon. Ce dernier chiffre est très important: la bataille du charbon était considérée comme décisive pour assurer le redémarrage économique. Par ailleurs, le port d'Anvers était sorti presque indemne de la guerre, ce qui permit non seulement un approvisionnement rapide du pays, mais également une insertion rapide dans le commerce mondial... dès que celui-ci reprit (« nos » exportations atteignaient à ce moment 5% du chiffre d'avant-guerre !).

Mais il n'empêche que le redémarrage économique était hypothéqué par une inflation galopante: la masse monétaire gonflait très rapidement. Les patrons recoururent à leur arme classique: le blocage des salaires. Le PSB et le PC leur emboîtèrent le pas. Le PC condamnait les grèves comme contraires à l'intérêt national et proposait un blocage des salaires en rapport avec l'augmentation de la production (Le Drapeau Rouge du 23 nov. 45), Victor Larock, plus franc et plus cynique, écrivait dans Le Peuple du 21 novembre: « Imagine-t-on d'autre part qu'un cabinet de cette tendance (réactionnaire) eût réussi à faire admettre le blocage des salaires et la mobilisation civile, indispensables au relèvement de la production et à la stabilisation progressive du niveau de vie, mais combien pénibles pour la classe ouvrière ».

Des concessions sociales : la contre-partie

Cette politique de collaboration de classes « au service de l'intérêt général » (et dans le langage de l'époque, on ne craignait pas d'invoquer le drapeau tricolore) avait sa contrepartie dans des concessions sociales et politiques de la part de la bourgeoisie. La principale fut indubitablement l'instauration de la sécurité sociale. La loi du 28 décembre 1944 instaura les pensions, l'assurance maladie-invalidité, les allocations de chômage, les allocations familiales et le congé payé annuel. Ces mesures sociales étaient doublées par la mise en place d'un ensemble d'institutions « paritaires » : les commissions paritaires (loi de juin 45) et surtout les conseils d'entreprise (septembre 48).

Cela faisait partie d'une stratégie d'ensemble qui allait régir l'intervention accrue de l'Etat dans tous les mécanismes socio-économiques: ainsi furent constitués le Conseil national de l'Economie et le Conseil national du Travail. Par ailleurs, 9 conférences nationales du travail allaient se succéder dans la période 1945-48.

Ainsi, la politique de collaboration des classes entre la bourgeoisie et les dirigeants réformistes ne se limitait plus à des contacts occasionnels au sommet et lors des réunions du gouvernement de coalition: elle trouvait désormais son prolongement dans les rencontres institutionalisées entre patrons et dirigeants syndicaux, qui commençaient à prendre de l'importance, et dans les conseils d'entreprise « à la base », où des dizaines de milliers de syndicalistes vont désormais côtoyer l'adversaire de classe entre autres choses pour « favoriser le développement de l'esprit de collaboration entre le chef d'entreprise et son personnel » (loi du 20 sept.48).

Léopold III : la menace de l'Etat fort

Ce qui apparaît après coup comme une évolution « logique » dans la politique de collaboration des classes l'était moins à l'époque. Tout d'abord, la classe ouvrière se trouvait en position de force au niveau belge et européen. Le capitalisme, objectivement responsable de la guerre (la seconde en 20 ans !), semblait être aux abois. La bourgeoisie elle-même, et certains secteurs en particulier (notamment la toute grande bourgeoisie qui avait tenu les commandes pendant la guerre au sein du Comité Galopin), était très discréditée. Son appareil politique et militaire avait volé en éclats.

Et tout cela avait eu des conséquences dans le mouvement ouvrier. Dans un PSB « reconstruit », de nouveaux dirigeants « vierges » mais moins expérimentés et ayant moins d'autorité jouaient un rôle de premier plan, à côté des vieux routiers : les Spaak, Van Acker et autres. Même chose dans le mou-vement syndical. Une flopée de cadres de la CGTB (d'avant la guerre) avaient suivi Henri De Man dans la collaboration; d'autres avaient simplement baissé les bras. Une nouvelle génération prit donc le pouvoir, qui ne tolérait plus la mainmise des parlementaires sur le syndicalisme.

Au congrès de fusion de la FGTB (avril 45), les courants qui échappaient au réformisme social-démocrate avaient presque la majorité : CBSU (dirigé par le PC) 11,5% ; le MSU (dirigé par A. Renard) 11,3% et la SGSP (avec une forte influence de la gauche) 9,8% ; même au sein de la CGTB (social-démocrate, 47,23ù), ces courants de gauche exerçaient une vive pression. Cette « indépendance syndicale », conquise de haute lutte pendant la Résistance et, en ce qui concerne les courants anti-capitalistes (renardistes et trotskystes) pendant la nouvelle occupation anglo-américaine, était plus qu'une règle statutaire: les gouvernements d'Union nationale se trouvèrent souvent dans « l'obligation » de briser des grèves et d'empiéter sur les liber-tés syndicales et démocratiques (la presse trotskyste fut pendant un temps interdite).

Par ailleurs, les travailleurs restaient armés: c'est en décembre 1944 que le gouvernement Pholien parvient à désarmer «officiellement» les partisans, grâce au général anglais Erskine et... à la signature des ministres communistes! Et encore... en marge de la collaboration des classes, mais au grand jour, la bourgeoisie prépare une solution de rechange: l'Etat fort sous l'égide de Léopold III.

Déjà avant Ja guerre, la monarchie avait commencé à jouer un rôle directement politique. Trotsky l'avait prédit pour l'Angleterre (pays parlementaire par excellence) : « Mais en cas de besoin, la bourgeoisie peut tirer parti de la royauté avec le plus grand succès, comme centre de ralliement de toutes les forces extra-parlementaires, c'est-à-dire réelles, dirigées contre la classe ouvrière » (Où va l'Angleterre ?, 1925).

En claquant la porte du gouvernement en juillet 1945 (pour n'y revenir qu'en mars 47 après l'expulsion du PC du gouvernement), le PSC devient le porte-parole parlementaire de cette tendance vers l'Etat fort. Son mot d'ordre: « Pour le Roi, pour l'ordre, contre les communistes». Dans un premier temps, il s'agit de repousser le mouvement ouvrier dans la défensive, pour ensuite le mettre au pas. Ainsi, autour de Léopold III, une large coalition se forme avec les bandes armées extra-légales (l'AS, le MNR), le haut clergé, l'armée, le PSC et, bien sûr, le grand patronat compromis dans la guerre.

La « question royale » est donc bien plus qu'une question de personne ou même de forme politico-juridique: ce sont toutes les questions du pouvoir politique de la société dans son ensemble qui sont posées. Du moins, c'est ainsi que la bourgeoisie agit. Les réformistes, eux, cherchent « l'apaisement »: plus les léopoldistes deviennent exigeants et arrogants, plus les réformistes reculent.

Ainsi, loin d'utiliser le discrédit politique de la direction bourgeoise, la social-démocratie (aidée par le PC stalinien) cherche à sauver la monarchie en essayant d'obtenir par des pressions discrètes l'abdication de Léopold III en faveur de Baudouin. Ce n'est que pour éviter sa propre exclusion du pouvoir et une défaite radicale du "mouvement ouvrier que le PSB, poussé par sa base, prendra la tête de la grève générale de juillet 1950 : Léopold III abdiquera, mais la royauté sera sauvée !

Ainsi, loin d'utiliser le discrédit politique de la direction bourgeoise, la social-démocratie (aidée par le PC stalinien) cherche à sauver la monarchie en essayant d'obtenir par des pressions discrètes l'abdication de Léopold III en faveur de Baudouin. Ce n'est que pour éviter sa propre exclusion du pouvoir et une défaite radicale du 'mouvement ouvrier que le PSB, poussé par sa base, prendra la tête de la grève générale de juillet 1950 : Léopold III abdiquera, mais la royauté sera sauvée ! Même cette grève générale n'empêchera pas le recul du mouvement ouvrier pendant les années 50, reflet politico-parlementaire du recul social sur le terrain de la lutte des classes dans l'immédiat après-guerre. la social-démocratie et «l'américanisme ».

La social-démocratie se trouvait, selon sa propre logique, devant des choix difficiles, car elle était de plus en plus coincée entre les intérêts des travailleurs et les exigences de l'impérialisme. Son crédit auprès des travailleurs dépend de sa capacité d'obtenir des réformes de la part du régime capitaliste. Or, celui-ci n'est prêt à en concéder que dans la mesure où ses marges bénéficiaires le lui permettent. La social-démocratie est donc dans son élément dans un capitalisme stable, voir en expansion.

C'est la raison principale pour laquelle « la social-démocratie, qui était l'agence de la bourgeoisie, devait fatalement, dans sa dégénérescence politique, devenir l'agence de la bourgeoisie la plus forte, la plus puissante, de la bourgeoisie de toutes les bourgeoisies, c'est-à-dire la bourgeoisie américaine » (L'Europe et l'Amérique, 1924). Accueilli comme « libérateur », l'impérialisme US trouve en Europe le parti politique qui va jouer pour lui un rôle déterminant dans l'intoxication des masses populaires au nouveau culte de l'américanisme, «the american way of life ».

Ces étranges libérateurs en profitent pour imposer leur domination aux bourgeoisies européennes et préparer une nouvelle guerre mondiale, cette fois-ci dirigée contre l'Etat ouvrier russe. Ainsi, le plan Marshall (réplique du plan Dawes, après la première guerre mondiale) est un moyen économique pour endiguer la menace dite « communiste ». Mais il sert également à insérer davantage les économies capitalistes dans un marché mondial complètement dominé par le big business américain. En plus, par son choix politique et économique, il fige le monde en deux blocs.

Lancée dès 1946, notamment par le fameux discours du Churchill sur le « rideau de fer » (qui, oh ironie, est une expression empruntée à Goebbels!), la nouvelle politique de l'impérialisme occidental est mise en place par la formulation de la « doctrine Truman » (12 mars 47), le discours du programme Marshall de juillet 47, et l'ensemble des accords politiques, économiques et militaires (dont celui de l'OTAN de 1949). Un nouvel affrontement entre l'impérialisme et la classe ouvrière mondiale se prépare. Ce ne sera pas par pure coïncidence que le retour de Léopold III ait lieu au moment où la guerre de Corée vient d'éclater : dans les deux cas, la réaction est à l'oeuvre! le début de la longue marche

Les années 1943-47 constituent un « moment » dans l'histoire de la lutte des classes: crise profonde du capitalisme, ébranlement de son édifice politique, évolution rapide dans les rapports de force, position favorable pour la classe ouvrière et ses organisations. Le problème n'était pas de voir si la révolution était « possible ». Il s'agissait de savoir si le mouvement ouvrier devait oui ou non profiter d'un tel ébranlement du régime capitaliste pour engager la lutte pour le pouvoir ouvrier selon une stratégie anti-capitaliste efficace, ou bien s'il devait collaborer avec la bourgeoisie nationale et internationale afin de re-mettre en place le système capitaliste.

C'est ce deuxième choix que la social-démocratie a fait, bien entendu. Comme d'ailleurs le Parti communiste, même si ses raisons sont différentes: la politique mondiale du stalinisme visait le statu-quo négocié avec l'impérialisme à Téhéran, Postdam .et Yalta. C'est dans ce sens qu'on peut pleinement parler du rôle contre-révolutionnaire que les réformistes de tout acabit ont joué.

Mais, une fois ce choix fait, le système capitaliste n'était pas capable de reprendre son ancien cours : il devait s'adapter profondément, structurelle-ment. C'est ainsi que les mécanismes de régulation et de programmation que les années 60 vont voir éclore tous azimuts sont mis en place à plusieurs niveaux. Ils vont affecter à son tour la structure même de la social-démocratie: la longue marche vers l'intégration dans l'appareil d'Etat commence.

La Gauche du 11/05/1978

Voir ci-dessus