Crise de l’Etat unitaire
Par A.T le Vendredi, 21 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Deux peuples cohabitent au sein de cet Etat artificiel. Deux peuples de culture différente. Deux peuples dont le droit à l'auto-détermination a été brimé par la monarchie. Leur solidarité n'aurait pu se développer que dans le cadre d'un véritable fédéralisme démocratique, qui aurait brisé en même temps la domination du grand capital. La "réforme" de l'Etat avait justement pour fonction d'empêcher une telle issue. Le paradoxe est que, sans rien résoudre en profondeur, elle a favorisé le mûrissement de consciences nationales différentes. Tôt ou tard, cette contradiction devait éclater. Aujourd'hui, les consciences nationales ressurgissent, éveillées par la crise. Mais, privées d'alternative, exploitées par les politiciens, elles creusent entre les mouvements ouvriers et les autres mouvements de la société civile un fossé de plus en plus large, au fond duquel se développent de dangereuses tendances chauvines.

Deux peuples cohabitent au sein de cet Etat artificiel. Deux peuples de culture différente. Deux peuples dont le droit à l'auto-détermination a été brimé par la monarchie. Leur solidarité n'aurait pu se développer que dans le cadre d'un véritable fédéralisme démocratique, qui aurait brisé en même temps la domination du grand capital. La "réforme" de l'Etat avait justement pour fonction d'empêcher une telle issue. Le paradoxe est que, sans rien résoudre en profondeur, elle a favorisé le mûrissement de consciences nationales différentes. Tôt ou tard, cette contradiction devait éclater. Aujourd'hui, les consciences nationales ressurgissent, éveillées par la crise. Mais, privées d'alternative, exploitées par les politiciens, elles creusent entre les mouvements ouvriers et les autres mouvements de la société civile un fossé de plus en plus large, au fond duquel se développent de dangereuses tendances chauvines.

Les directions traditionnelles qui, par réformisme, ont géré non seulement la crise économique mais aussi la crise de l'Etat au lieu d'élaborer une alternative, portent une lourde responsabilité. Face à la menace d'un démantèlement de la sécurité sociale, le mouvement ouvrier et la gauche en général trouveront-ils la force d'élaborer leur propre solution à la crise, à partir de leurs propres besoins? Ou se laisseront-ils entraîner dans le maëlstrom d'une crise qui les dressera définitivement l'un contre l'autre et se retournera contre leurs acquis sociaux et leurs droits démocratiques? Telle est bien, aujourd'hui, la question. Les réactions des directions traditionnelles, en particulier des directions syndicales mais surtout du PS et du SP, ne permettent guère l'optimisme.

Nul ne sait s'il y aura encore, sous cette législature finissante une "troisième phase" de la réforme de l'Etat. Mais une chose est probable: contrairement aux voeux de Wilfried Martens, du Palais, et de certains socialo-unitaristes comme Willy Claes, la troisième phase ne sera pas la dernière. Les milieux dirigeants de ce pays sont incapables de toucher le fond de la crise communautaire. Cela fait des décennies qu'ils courent derrière la réalité. A chaque réforme des institutions, ils croient avoir atteint le point de pacification à partir duquel ils pourront renforcer et relégitimer leur Etat central et la monarchie. A chaque fois, la question nationale ressurgit avec d'autant plus de vigueur qu'on a tenté de la tenir plus longtemps au frigo.

Jusqu'où ce mouvement de dislocation se poursuivra-t-il? On semble se diriger inexorablement vers l'éclatement pur et simple de l'Etat. Ce n'est pas une petite affaire. En plein coeur de l'Europe occidentale, la Belgique résonne de polémiques "à la yougoslave". Les armes ne parlent pas. Mais la guerre verbale et institutionnelle est ouverte.

L'origine profonde de la crise échappe à la plupart des observateurs. On invoque l'irrationnel, l'esprit de clocher, l'électoralisme, les projets à courte vue de certains lobbies sociaux et économiques, etc. Ces explications n'en sont pas. Certes, l'électoralisme et l'esprit de clocher jouent un rôle; certes, certains groupes profitent effectivement de la crise communautaire pour pousser en avant des intérêts économiques et sociaux (le patronat excelle à ce petit jeu). Mais il reste à expliquer pourquoi et comment ces éléments "à courte vue" mettent en danger la survie du pays et de l'Etat.

Ceux qui se limitent à de telles "analyses" n'en sont pas capables. Du coup, ils débouchent sur une attitude hautaine et méprisante envers les citoyens: "pays de singes" (Eyskens), "pays où il n'est pas possible de développer des idées parce que les gens ne se soucient que des vacances" (Tobback). Ainsi la "médiocrité belge" (Henri De Man) serait la source congénitale de nos problèmes. Ceux qui pensent ainsi feraient mieux de démissionner, pour ne pas être redevables de leur standing de vie à de si médiocres électeurs...

Mais l'histoire enseigne qu'ils tirent souvent une autre conclusion: tout en crachant dans la soupe, ils aspirent à un Etat fort. Comme Henri de Man précisément. Comme Tobback aujourd'hui ("il faut des chefs", un « leiderschap »).

Le marxisme à la rescousse

On a d'autant plus difficile à saisir un phénomène qu'on est plongé dedans jusqu'au cou. Le marxisme aide à prendre de la hauteur, parce qu'il développe une théorie sur la nature et le rôle de l'Etat dans la société capitaliste. Or, c'est cette nature et ce rôle qui sont en jeu ici.

Ouvrons donc une parenthèse théorique. L'Etat n'est pas le garant neutre de l'intérêt général. Historiquement, l'Etat est né en même temps que l'inégalité sociale. Il est le garant d'un mode de production déterminé. Il est l'instrument grâce auquel les privilégiés de ce mode de production exercent leur domination sur les exploités.

Sous le mode de production capitaliste, l'Etat a pris une extension sans précédent dans l'histoire. Parce que l'inégalité sociale est sans précédent dans ce mode de production. Mais aussi parce que, dans le capitalisme, l'Etat joue un rôle-clé sur le plan économique. Sorte de conscience supérieure de sa classe bourgeoise constituée en nation mais déchirée par la concurrence, l'Etat agit pour maintenir et développer les conditions générales de mise en valeur du capital. Face aux travailleurs du pays et aux nationalités opprimées ("l'ennemi intérieur") et face aux patrons des autres pays.

Dans le capitalisme des trusts et des multinationales, cette fonction économique devient de plus en plus importante: "grands travaux inutiles", marchés de substitution par la production d'armes deviennent en effet indispensables à la vie des entreprises. Le capitalisme privé, hypocrite, parle de "marché libre"; mais ses investissements matériels sont tellement colossaux, son taux de profit est tellement réduit qu'il a besoin d'une planification économique pour être sûr de réaliser la plus-value contenue dans les marchandises...

Crise du capitalisme

Et l'Etat belge dans tout cela? L'Etat belge est une création artificielle. Il n'y a pas de "nation belge" ni de "peuple belge" en tant que produit historique. Il y a un peuple wallon et un peuple flamand qui ont été corsetés dans l'Etat belge sans qu'on leur demande leur avis. Il n'y avait pas davantage, en 1830, de "bourgeoisie belge". La Belgique, champ de batailles entre les puissants, a été créée comme zone-tampon entre la France post-révolutionnaire et les anciens régimes, secoués par 1789.

Il n'y avait pas de "bourgeoisie belge", donc. Mais la dialectique entre Etat et bourgeoisie joue dans les deux sens - comme toute dialectique. Dans le cadre de l'Etat Belgique et avec sa collaboration active (les Saxe-Cobourg sont de grands hommes d'affaires), une classe bourgeoise belge s'est bel et bien constituée. Elle était incarnée dans ce qui fut, pendant cent cinquante ans, le fleuron économique de ce pays: l'empire de la Société Générale. L'écroulement de cet empire est bien plus qu'une péripétie économique: c'est le symptôme de la quasi-disparition de cette bourgeoisie particulière, à la fois unitaire, francophone (pas wallonne pour autant) et... royaliste.

Disparition de la bourgeoisie belge? Les chiffres parlent d'eux-mêmes: les 3.100 premières entreprises situées en Belgique, qui représentent 88% de la valeur ajoutée globale, sont pour un tiers entre les mains de multinationales. Elles créent 43,5% de la valeur ajoutée totale. La "bourgeoisie belge" a été phagocyté par les multinationales. La structure interne de la classe capitaliste s'en trouve complètement modifiée. Dorénavant, aux côtés d'un capital multinational prépondérant, on trouve d'une part une bourgeoisie flamande solidement organisée dans le VEV et consciente de son identité, et d'autre part un patronat wallon relativement faible et dispersé. C’est ce changement en profondeur qui est la première cause matérielle de la crise d'un Etat désormais de plus en plus suspendu en l'air.

Première cause, disons-nous. Car il y en a une seconde, également liée à l'internationalisation croissante du capital: l'unification européenne. L'Etat belge ne peut faire autrement que de s'insérer dans la perspective du grand marché et de l'union politique. Il est même l'un des plus chauds partisans de l'opération. Parce qu'il n'a plus la force suffisante pour répondre par ses propres moyens aux exigences de commandes publiques du grand capital. Parce que, grâce à Bruxelles-capitale-de-l'Europe, il escompte aussi de l'unification des retombées positives pour le capitalisme en Belgique. Et pour les classes moyennes, clientèle électorale importante des partis bourgeois. Mais, ce faisant, il contribue lui-même à miner sa propre légitimité.

L'Etat belge est-il condamné pour autant? Ce n'est pas si simple. Certes, les big boss des transnationales américaines, japonaises et autres se soucient peu de l'avenir institutionnel de notre petit pays. Ils se satisfont de ce que les exécutifs, quels qu'ils soient, offrent des conditions sociales et fiscales favorables à leurs investissements (centres de coordination, etc.).

Le projet de Martens

Mais, sur le plan politique, les gouvernements européens ne peuvent admettre un éclatement de la Belgique. Dans le contexte international actuel, cela donnerait une impulsion à toutes les revendications nationales étouffées, de l'Irlande du Nord au Pays basque en passant par la Catalogue et la Corse. Cette perspective donne des cheveux blancs aux stratèges de la stabilité. La conclusion, à Paris, Londres et Bonn est la même: sous une forme ou sous une autre, la Belgique doit continuer d'exister. Si nécessaire, ces Messieurs ont un moyen de pression: la dette extérieure de l'Etat belge (un quart de la dette totale). Aussi incroyable lue cela paraisse, les grandes puissances qui ont fondé notre pays en 1830 sont toujours au chevet de leur créature.

C’est dans ce contexte qu'est né le projet néo-unitariste dont Wilfried Martens, est l'artisan et le porte-parole. De quoi s'agissait-il? De franchir une étape importante en transférant aux régions et aux communautés 40% du budget de l'Etat - et la politique d'austérité y afférant. Il s'agissait en même temps de renforcer le pouvoir central qui garde les compétences décisives de défense, de justice, et de politique étrangère.

Politiquement, ce projet repose sur la collaboration entre les forces dominantes de chaque communauté: le CVP et le PS. Le premier y voit le moyen de faire de l'Etat belge un Etat CVP lu sens propre du terme. Le second y voit le moyen je s'installer durablement lu pouvoir au Sud du pays, et, à partir de là, au niveau central également.

Sur le plan social, les deux partenaires s'engageaient à collaborer pour associer au projet, l'un le mouvement ouvrier chrétien, l'autre la FGTB. Cette collaboration est bien indispensable dans un pays où le mouvement ouvrier organisé, même anesthésié par ses directions réformistes, constitue, par son ampleur, une menace permanente pour la paix sociale. C’est dans ce cadre que le maintien delà sécurité sociale comme système national prenait tout son sens: il s'agissait, par ce biais, de donner à l'Etat central le supplément d'âme sans lequel son utilité aurait été mise en question dans la population. Car la gestion d'une dette publique et d'une armée ne suffisent pas à légitimer un Etat.

Le projet de Martens était - et reste - un projet d'Etat fort, anti-démocratique, donc faussement fédéraliste. Il impliquait de brider à la fois les tendances centrifuges sur le plan communautaire et la contestation sociale. Les deux sont liés car, comme on le sait, la contestation sociale trouve souvent dans ce pays un débouché politique dans la question nationale. C’est ce projet qui est menacé d'échec à travers la crise actuelle.

Crise de l'Etat, crise sociale

Brider les forces centrifuges? C’est plus facile à dire qu'à faire. Les appareils politiques, usés et discrédités par la gestion de l'austérité, lorgnent avec inquiétude vers les sondages. Ce n'est pas par hasard que les fusibles ont sauté au niveau du SP et de la Volksunie... Ce n'est pas par hasard que le PS a subtilement favorisé la crise et que le PSC a suivi. Ce n'est pas par hasard que la démagogie marche: de façon déformée, elle entre en résonnance avec les aspirations à l'auto-détermination à la fois refoulées et stimulées par la réforme de l'Etat.

On ne se risquera pas à faire des pronostics. Ce qu'on peut dire avec assurance, en tout cas, c'est que le mouvement ouvrier et, plus largement la gauche dans son ensemble, doivent d'urgence dégager une position indépendante. Car les deux scénarios extrêmes font peser sur eux une menace redoutable. Dans le scénario néo-unitaire, la sécurité sociale restera certes nationale, mais le prix à payer sera son assainissement national en profondeur, selon le schéma déjà évoqué par Martens lui-même: attaques contre la législation du chômage et contre l'assurance-maladie (peut-être avec des pouvoirs spéciaux). A l'autre extrême, si la crise communautaire éclatait dans toute son ampleur, si la sécurité sociale était fédéralisée, le chauvinisme submergerait tout et un coin terrible serait enfoncé dans la solidarité de classe. Dans les deux cas, c'est l'extrême-droite qui, à terme, risque de tirer les marrons du feu.

La dernière chance

Une alternative? Comment? Laquelle? La crise de régime est la crise de l'Etat bourgeois. Gérer cette crise c'est être éclaboussé et discrédité par elle (de même que gérer l'austérité c'est être éclaboussé par la crise capitaliste). Il faut distinguer radicalement l'unité et la solidarité des travailleurs de l'unité nationale et de la solidarité nationale. Seule une lutte conséquente qui prend comme point de départ à la fois le droit à l'auto-détermination des peuples wallon et flamand et la défense des acquis des travailleurs peut jeter les bases d'une alternative. Celle-ci, à la fois anti-capitaliste et fédéraliste, implique et la suppression de l'Etat unitaire et le maintien de la sécurité sociale nationale. La voie est étroite mais il n'y en a pas d'autre.

La Gauche, 9 octobre 1991

Voir ci-dessus