Les occasions perdues du mouvement ouvrier
Par A.T le Vendredi, 21 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Les directions traditionnelles ont été incapables de retourner la question nationale contre l’Etat des holdings.

Comment expliquer que le grand Capital belge ait réussi à maintenir son Etat (et son système) de 1830 à nos jours, alors que la lutte de classe était si profonde et la question nationale si explosive? Un facteur décisif saute aux yeux: la politique suivie par la direction social-démocrate du mouvement ouvrier. Il est bien connu que cette direction a dévié à plusieurs reprises les explosions de combativité du prolétariat. On sait moins à quel point elle a méconnu et sous-estimé l'importance de la lutte contre l'oppression nationale. Les deux «fautes» renvoient à la même cause fondamentale: le refus de cette direction d'attaquer le système capitaliste et son Etat.

Flandre: l’occasion perdue de 1894-1914

Le grand socialiste allemand Bebel déclara à Anseele, à la fin du 19ème siècle: «Vous avez de la chance. En Flandres la prolétariat est exploité impitoyablement, et il ne comprend pas la langue de ses exploiteurs». Exploitation (sociale) et oppression (nationale) formaient en effet, entre 1830 et 1930, un cocktail explosif en Flandres. Mais la direction du POB (l'ancêtre du PS) a ignoré l'oppression nationale et culturelle, au nom de l'unité entre les travailleurs wallons et flamands. Et ce qui, à l'origine, n'était qu'incompréhension d'un problème, est devenu ensuite trahison consciente: lorsque les soldats flamands commandés par des officiers francophones ont organisé des comités de soldats clandestins sur le front de l'Yser, pour exiger la fin de la guerre, c'est le président du POB Vandervelde, ministre de l'Etat belge, qui est venu, en français, les inciter à continuer le combat!

La tragédie du mouvement ouvrier socialiste en Flandres est tout entière résumée dans cette anecdote. L'Eglise et le Parti Catholique, tous deux belgicistes, francophones et anti-sociaux, ont de leur côté tout de suite compris la signification de l'instabilité sociale et nationale qui menaçait la Belgique. Après l'explosion de colère de 1886, la grève générale pour le suffrage universel en 1893 et la percée électorale des parlementaires socialistes en 1894, ils se sont magnifiquement adaptés à la situation! Sur le terrain syndical, ils ont fondé les syndicats «antisocialistes» sous la bannière de «Rerum Novarum». Sur le terrain national, le bas clergé et les intellectuels flamands se sont faits les porte-parole et les organisateurs de la lutte contre la négation du peuple flamand par la bourgeoisie francophone et l'Etat unitaire.

Entre 1894 et 1914 - en vingt ans- les catholiques ont tissé un réseau social, syndical et politique extrêmement dense en Flandre. Et le POB a favorisé la manoeuvre, parce que, à partir des années 1900-1902, sa ligne politique misait sur une alliance prioritaire avec la bourgeoisie libérale francophone dans le cadre d'un front «démocratique anticatholique» (impulsé par cette autre église qu'est la franc-maçonnerie).

La politique répugnante d'une partie du mouvement flamand, qui a cherché pendant la première guerre mondiale, une collaboration avec l'occupant allemand pour mettre en pratique un «programme flamand minimum», le rapprochement d'une partie de ce mouvement flamand avec les nazis lors de la seconde guerre mondiale, n'effacent pas cette responsabilité historique du POB.

Wallonie: l'occasion perdue des années 61-65

Historiquement, le mouvement wallon est un mouvement de privilégiés, unitaristes, organisés pour appuyer la bourgeoisie francophone contre les revendications du peuple flamand. La collaboration du POB à ce mouvement (Jules Destrée par exemple) était une manifestation de la collaboration de classe de ce parti.

A partir de la grande grève de 60-61 les choses ont changé. La prise de conscience wallonne massive dans la classe ouvrière à partir de 1960-61 était le résultat de deux facteurs : le déclin économique d'une part; le sentiment que la majorité absolue socialiste (existant depuis 1919 en Wallonie) était impuissante à enrayer ce déclin à cause de la majorité flamande au sein de l'Etat unitaire. André Renard a lancé le mot d'ordre de fédéralisme après deux semaines de grève, alors que celle-ci s'affaiblissait en Flandres. Pour lui, c'était une manoeuvre de diversion visant à éviter la marche sur Bruxelles. Mais le mot d'ordre s'est emparé des masses, parce qu'il répondait à un vrai problème.

La formation par Renard du Mouvement Populaire Wallon, en 1961, a donné naissance à un mouvement socialiste radical -ni parti, ni syndicat-, qui a regroupé l'avant-garde ouvrière. En même temps, la radicalisation de la FGTB wallonne entraînait celle-ci fort à gauche. André Genot, successeur d'André Renard, lançait ainsi lors du congrès de 1962, l'objectif du «renversement du régime capitaliste et de l'instauration du socialisme».

L'échec de la grève générale et la crise économique qui a suivi, en 1965-66, ont érodé profondément le moral et la combativité en Wallonie. Le combat pour le fédéralisme combiné aux réformes de structure anticapitalistes a perdu de son tranchant...

Le climat a changé à nouveau dans les années 70, avec l'évolution à gauche de la FGTB sous la direction de Debunne et le glissement à gauche de la CSC wallonne. Cela à mis à l'ordre du jour la perspective d'une «majorité progressiste» en Wallonie et même, à en croire Jean Gayetot, d'un «gouvernement du Travail». Le spectre d'une «Wallonie rouge» réapparaissait. L'appel de «Coronmeuse» (1977) restait fondamentalement réformiste, mais la bourgeoisie, immédiatement, a mis le PS sous pression pour qu'il désamorce le danger, ce qu'il a fait. Entre-temps le PS et le SP étaient entrés au gouvernement, et ils avaient commencé à appliquer les premières mesures d’austérité.

La récession de 80-81 et la formation d’un gouvernement pro-capitaliste militant ont suscité une réaction de panique au sein de la FGTB wallonne. Le «repli wallon» - la nouvelle orientation – a débouché sur une volonté frénétique de scissionner l’organisation syndicale sur une base linguistique, et au refus de l’unité d’action avec les travailleurs flamands. Le «fédéralisme radical» a été vidé de tout contenu anticapitaliste. Pire : PS et FGTB ont donné la garantie d’une collaboration fidèle avec le patronat, c’est à dire avec les managers francophones de la Belgique des holdings. Le fédéralisme était le moyen de combattre l’emprise du Grand Capital. Il a été transformé en son contraire : un instrument pour la collaboration de classe. Ce fédéralisme-là sera payé cher par les travailleurs wallons…

La Gauche 6 septembre 1988

Voir ci-dessus