Trotsky et la question juive
Par Enzo Traverso le Vendredi, 20 Octobre 2006 PDF Imprimer Envoyer

Dans son autobiographie, écrite en 1929, Trotsky affirme que la question nationale si importante dans la société russe, n'eut «pratiquement aucune importance » dans sa vie personnelle. En dépit de ses origines juives - communes a un grand nombre de révolutionnaires russes et polonais de son époque, de Zinoyiev (Radomilsky) à Kamenev (Rosenfeld), de Martov (Tsederbaum) à Axelrod, de Radek (Sobelsohn) à Rosa Luxemburg -, il n'apprit jamais a lire le yiddish et ne consacra aucun ouvrage important à la question juive.

Il faut rappeler que, à la différence de la grande majorité des Juifs de l'empire tsariste la famille Bronstein ne vivait pas dans une grande ville ou dans un shteti de la zone de résidence, mais dans la campagne ukrainienne, ou l'influence du milieu juif était très faible. Le jeune Lyova ne reçut aucune éducation religieuse et probablement n'alla jamais (ou presque) à la synagogue. De plus, comme l’a souligné Isaac Deutscher, Trotsky fit une partie de ses études dans un gymnasium russo-allemand d'Odessa, ce qui sans doute contribua à son assimilation. Un tel itinéraire intellectuel était assez exceptionnel à une époque où l'immense majorité des Juifs russes parlait yiddish. Le Juif ukrainien devint un révolutionnaire russe.

Cependant, il dut subir à plusieurs reprises, tout au long de sa vie, les conséquences de sa judéité. Dans son enfance, il fut exclu d'une école de Gromokley, un village ukrainien, à cause du numerus clausus à l'égard des Juifs qui avait été imposé par le régime tsariste au début des années 1880 (3). A Saint-Pétersbourg, lors de la révolution de 1905, il participa à l'organisation de groupes d'auto-défense contre les pogromes des Cent-Noirs en collaboration avec le mouvement ouvrier juif (le Bund et le Poale-Tsion (4). Pendant la guerre civile, la contre-révolution exploita largement l'antisémitisme dans contre le pouvoir soviétique et le leader juif de l'Armée rouge fut durement attaqué par la presse des Gardes blancs (5). Après 1917, lorsque les bolcheviks formèrent leur premier gouvernement avec les sociaux-révolutionnaires de gauche, Lénine proposa Trotsky pour diriger le commissariat du peuple de l'Intérieur, mais il refusa - avec l'appui de Sverdlov - en arguant que les bolcheviks n'auraient pas dû donner à leurs ennemis une telle « arme supplémentaire » [sa judéité](6). Finalement, lors des procès de Moscou, entre 1936 et 1938, la bureaucratie stalinienne n'hésita pas à utiliser l'antisémitisme dans sa lutte contre l'Opposition de gauche.

Par conséquent, comme l'écrit Isaac Deutscher, Trotsky peut être considéré comme une figure paradigmatique de Juif-non-juif. Il abandonna le Judaïsme afin d'adopter une vision du monde cosmopolite et internationaliste, mais l'histoire le força à se rappeler de ses origines ethniques et culturelles. Joseph Roth, l'auteur du roman Der Stumme Prophet (Le prophète muet), regarde Trotsky comme l'incarnation de la dimension juive de la révolution, tandis que, pour le critique allemand Hans Mayer, il fut toujours une sorte de « camarade Shylock » (Genosse Shylock), même s'il n'en fut jamais conscient (7).

La première fois qu'il se trouva confronté à la question juive fut lors du deuxième congrès de la Social-démocratie russe (POSDR), qui eut lieu en 1903 à Bruxelles et à Londres. Le jeune révolutionnaire russe y participa en tant que délégué de la section sibérienne, dont il faisait partie lors de sa première déportation. Un des points à l'ordre du jour de ce congrès - qui devint célèbre à cause de la scission entre bolcheviks et mencheviks - était la position du Bund dans le parti. L'Union générale ouvrière de Pologne, Lituanie et Russie (Bund) était née à Vilnius en 1897 et avait été l'une des forces principales à l'origine du mouvement socialiste de l'Empire russe.

Parmi les neuf délégués qui participèrent au congrès de fondation du POSDR à Minsk, en 1898, trois étaient des militants du Bund. Né comme une organisation marxiste révolutionnaire du prolétariat juif, le Bund parvint très rapidement à élargir son influence politique. Opposé au sionisme, qu'il considérait comme une forme de nationalisme réactionnaire, le Bund agissait comme une organisation spécifique de la social-démocratie russe consacrée au travail de propagande et d'agitation au sein de la classe ouvrière juive. Toutefois, en quelques années ce parti changea de caractère : dans la zone de résidence, où les Juifs vivaient comme une communauté homogène, socialement et culturelle-ment séparée du reste de la population, le Bund devint un parti national. Il contribuait au développement de la langue et de la littérature yiddish et son activité le marquait de plus en plus comme un mouvement de libération nationale (8). Ce tournant trouva une sanction définitive à la quatrième conférence nationale du Bund, en 1900 : a) maintenant le parti reconnaissait l'existence, jusqu'alors rejetée, d'une « nation juive » ; b) il proposait la transformation du POSDR dans une Fédération de partis nationaux ; c) par conséquent, il commençait à se considérer comme un parti indépendant.

Il est facile de saisir l'influence exercée sur le Bund par les austromarxistes. qui avaient élaboré, lors du congrès de Brunn en 1899, un programme fondé sur la revendication de l'autonomie nationale culturelle pour tous les peuples de la monarchie habsbourgeoise. Il est frappant de remarquer que les bundistes empruntèrent cette formule aux socialistes autrichiens, alors que quelques années plus tard, dans son livre sur la Question des nationalités et la social-démocratie (1907), Otto Bauer l'appliquera à toutes les nations à l'exception des Juifs. En 1903, probablement choqué par le pogrom de Kishinev, le Bund mettait en avant ouvertement ses revendications: l'autonomie nationale culturelle pour les Juifs de l'Empire russe et une organisation séparée pour le prolétariat juif, dont il se proclamait le représentant exclusif.

La crise entre les bundistes et la social-démocratie russe éclata au congrès de Londres. Ce congrès fut marqué par la scission entre bolcheviks et mencheviks à cause de leurs différentes conceptions sur la nature du parti révolutionnaire, mais Lénine et Martov parvinrent à un accord sur la question du Bund. Ils rejetèrent toutes les revendications du Bund, dont les cinq délégués, amers et déçus, abandonnèrent le congrès. Martov et Trotsky, deux leaders juifs du socialisme russe, se chargèrent de répondre aux arguments du Bund. Ils rejetèrent à la fois la revendication de l'autonomie nationale, qui s'opposait au processus d'assimilation des Juifs dans les différents pays de la diaspora, et le fédéralisme, qui, à leurs avis, aurait divisé et affaibli les forces du mouvement ouvrier dans l'ensemble de l'Empire russe (9).

Pendant toute sa vie, Trotsky continua à critiquer l'idée d'une organisation séparée du prolétariat juif. Il réaffirma cette orientation en 1930, dans une lettre à la section juive de l'Opposition de gauche à Paris, et en 1933. dans une autre lettre à Unzer kampf, une revue marxiste yoddish de New York. Il écrivait qu'il fallait rejeter avec intransigence «l'ancien principe bundiste d'une organisation nationale fédérée (10)».

Cette hostilité à l'égard de l'autonomie nationale juive plongeait ses racines dans une orientation assimilationniste alors partagée par tous les dirigeants de la IIe Internationale, de Kautsky à Bauer, de Plekhanov à Lénine. Se basant sur une perspective évolutionniste, cette théorie de l'assimilation transformait en un modèle de valeur universelle le processus de l'émancipation juive connu en Europe occidentale pendant le XIXe siècle. Le développement capitaliste aurait poussé automatiquement les Juifs hors des ghettos, et leur émancipation économique - la fin de la concentration juive dans le commerce - aurait produit leur assimilation. Dans l'opinion de Lénine et de Kautsky, la revendication de l'autonomie nationale s'opposait au progrès de l'histoire et contribuait à perpétuer l'isolement des Juifs dans une condition de « caste ». Pour Lénine, cette revendication était « le slogan des rabbins et des bourgeois, le slogan de nos ennemis " ». Pour Kautsky, la « nation juive » n'était qu'un résidu du Moyen Age (12). Trotsky n'avait pas analysé à fond la question, mais il partageait de façon implicite ce point de vue.

Au début du siècle, les socialistes regardaient le sionisme comme une « utopie réactionnaire », voire un projet nationaliste conçu par les classes moyennes juives et totalement irréalisable. En 1904, Trotsky écrivit pour l’Iskra un article contre Theodor Herzl, dans lequel il déclarait la « décomposition » du sionisme et définissait son fondateur comme une «figure repoussante et un aventurier honteux (13)». Après la révolution d'Octobre, cette attitude négative à l'égard du sionisme fut intégrée dans la plate-forme politique de la IIIe Internationale, qui rejeta la demande d'affiliation présentée par le courant de gauche du Poale-Tsion. Pendant la guerre civile, quelques unités « nationales » de ce parti furent intégrées dans l'Armée rouge, afin de lutter contre les pogromes et d'élargir l'influence du pouvoir soviétique auprès des masses juives, mais cela ne changea pas la position de Trotsky et des bolcheviks 14. Il faut souligner qu'avant la Première Guerre mondiale, maigre sa critique du Bund et son incapacité de comprendre la dimension nationale de la question juive dans la Russie tsariste, Trotsky fit preuve d'une forte sensibilité sur le problème de l'antisémitisme. Nous avons déjà mentionné le rôle joué par le leader du Soviet de Saint-Pétersbourg dans l'organisation des ouvriers contre les pogromes durant la première révolution russe.

Dans son célèbre ouvrage 1905, Trotsky nous a livré une description impressionnante du déroulement d'un pogrom (en l'occurrence celui d'Odessa). L'explosion de violence contre les Juifs était soigneusement préparée. La police faisait courir la rumeur que les Juifs se préparaient à attaquer l'Eglise orthodoxe de la ville et les socialistes à détruire les icônes sacrées. La population était incitée à haïr les Juifs. Lorsque le cortège patriotique démarrait, avec les drapeaux nationaux et la bande militaire qui jouait l'hymne des pogromes, « Dieu garde le Tsar », les Cent-Noirs entraient en action, en détruisant, en pillant et en tuant. Trotsky concluait cette description en écrivant que, en comparaison de « la sombre bacchanale d'octobre, les horreurs de la Saint-Barthélémy ne semblent qu'un innocent effet théâtral ».

En 1913, exilé à Vienne, Trotsky écrivit pour Die Neue Zeit, la revue social-démocrate allemande dirigée par Karl Kautsky, un long article sur le cas Beilis, qui avait éclaté l'année précédente à Kiev, en Ukraine. C'était le dernier grand procès fondé sur l'accusation de meurtre rituel de ce siècle, qui provoqua une vague de protestation et d'indignation parmi l'intelligentsia et une large partie de l'opinion publique occidentales. Il est intéressant de noter que Trotsky fut le seul dirigeant marxiste de premier plan à intervenir sur cette question : Otto Bauer, Karl Kautsky, Victor Adier, Georgy Plekhanov et Lénine ne brisèrent pas à cette occasion le silence du mouvement socialiste sur l'antisémitisme. Trotsky dénonçait avec force ce «procès moyen-âgeux » provoqué par la réaction tsariste, qui exhumait l'ancien mythe d'une conspiration juive contre l'ordre chrétien.

Il comparait le cas Beilis et l'affaire Dreyfus afin d'expliquer la nature différente de l'antisémitisme en Russie et en France. De son point de vue, en dépit de quelques analogies formelles, ces procès exprimaient la différence entre « l'antisémitisme aristocratique des Jésuites français et la violence des pogromes russes (16) ». Il faut rappeler aussi que, dans les années trente, le révolutionnaire exilé mentionnera les cas Beilis et Dreyfus comme deux précédents historiques des procès de Moscou (17). Toujours en 1913, pendant son voyage aux Balcans en tant que correspondant de guerre pour un journal libéral de Kiev, Trotsky écrivit quelques articles sur la question juive en Roumanie. Là aussi, comme en Russie, l'antisémitisme était une « religion d'Etat », nécessaire à donner une identité idéologique à la classe dominante d'une société féodale en crise (18), d'Odessa (la capitale des Lumières juives, la Haskalah, de langue russe).

Ces articles de 1913 présentaient l'antisémitisme comme une survivance féodale de l'Europe de l'Est. En Occident, où les révolutions bourgeoises avaient apporté la démocratie et l'émancipation juive, selon Trotsky l'antisémitisme avait pratiquement disparu (ou n'était plus cultivé que par de petits cercles « obscurantistes » tels que les Jésuites). Cette vision bipolaire - l'Orient opposé à l'Occident -était basée sur des éléments réels, mais elle était développée d'une manière très unilatérale. Par conséquent, Trotsky ne saisissait pas la diffusion de l'antisémitisme moderne en Europe occidentale. Il est assez extraordinaire que, pendant son exil viennois - à l'époque de Karl Lueger, maire social-chrétien et antisémite de Vienne, et de Georg von Schönerer, leader du pangermanisme raciste autrichien -, Trotsky considérait la question juive exclusivement comme un aspect de l'arriération russe. L'attitude de Trotsky à l'égard du problème juif changea radicalement après 1933.

La montée au pouvoir du national-socialisme en Allemagne le poussa à considérer l'histoire et la culture juives sous une autre lumière et, notamment, à réviser son opinion au sujet de l'inexistence d'une question juive dans les pays capitalistes avancés de l'Europe occidentale. Les écrits de Trotsky sur le fascisme allemand ne contiennent pas beaucoup de références à l'antisémitisme hitlérien, mais graduellement, pendant les années trente, il commença à développer une approche théorique nouvelle.

Dans un article écrit en 1933, «Qu'est-ce que le national-socialisme?», il analysait encore l'antisémitisme comme une forme de démagogie, utilisée comme un outil tactique par le nazisme afin de tourner contre les Juifs la révolte anticapitaliste de la petite bourgeoisie. Il écrivait : « Tout en se prosternant devant le capital dans son ensemble, le petit-bourgeois déclare la guerre à l'esprit de lucre, personnifié par le Juif polonais en caftan et, bien souvent, sans un sou en poche. Le pogrome devient la preuve décisive de la supériorité raciale (19)». Autrement dit, pour Trotsky, l'antisémitisme n'était qu'une politique du bouc-émissaire et non pas un élément central de la Weltanschauung hitlérienne.

La victoire du nazisme représentait une tragédie pour le prolétariat allemand et international, mais pas encore pour les Juifs. Dans une interview à Anita Brenner, qui lui demandait son opinion sur les racines de l'antisémitisme hitlérien, Trotsky répondait qu'il s'agissait de la seule manière de masquer les vraies causes de la crise allemande. « Tandis qu'il défend le capitalisme tout en promettant de le détruire, précisait-il, Hitler est obligé de détourner l'attention des masses des problèmes sociaux vers les questions de race.  » Cette approche était typique de la littérature marxiste des années trente. Les ouvrages théoriques les plus importants sur le fascisme de ces années-là (A. Rosenberg, A. Thalheimer, D. Guérin, 0. Bauer. F. Neumann) présentaient des analyses différentes de la structure économiques et des formes politiques de la dictature fasciste, mais développaient toutes la même interprétation de la question juive.

Quelques années plus tard, l'antisémitisme prit une signification plus large et symbolique dans les écrits de Trotsky. Maintenant, il voyait la haine contre les Juifs dans l'Allemagne nazie comme une expression typique de la crise du capitalisme. En 1938, il définissait l'antisémitisme comme «une des manifestations les plus perverses de l'agonie mortelle du capitalisme». Deux ans après, pendant la Seconde Guerre mondiale, il écrivait que dans sa phase d'expansion, le capitalisme avait amené les Juifs hors du ghetto, tandis que l'impérialisme les persécutait. La question juive conduisait le révolutionnaire russe, maintenant exilé à Mexico, à réconsidérer la civilisation capitaliste moderne comme une nouvelle forme de barbarie: la société du XXe siècle n'utilisait pas la technologie afin d'émanciper les Juifs mais plutôt pour les opprimer.

Il constatait que le peuple juif, qui représentait moins d'1%  de la population mondiale, ne trouvait plus de place dans la planète, et concluait avec ces mots : «Au milieu des vastes étendues de terres et des merveilles de la technique qui a conquis pour l'homme le ciel comme la terre, la bourgeoisie s'est arrangée pour faire de notre planète une abominable prison (22) » Cette conscience nouvelle des racines profondes du racisme dans la société capitaliste et des dangers énormes de l'antisémitisme moderne, donnaient à Trotsky une grande lucidité à propos de l'avenir des Juifs dans l'Allemagne hitlérienne. Dans les années de l'Entre-deux-guerres, Trotsky fut l'une des rares personnalités capables de prévoir la Solution finale. Le 22 décembre 1938, il écrivait : « II est possible d'imaginer sans difficultés ce qui attend les Juifs dès le début de la future guerre mondiale. Mais, même sans guerre, le prochain développement de la réaction mondiale signifie presque avec certitude l'extermination physique des Juifs. (23) »

La montée au pouvoir du fascisme en Allemagne poussa aussi Trotsky à abandonner son point de vue sur l'assimilation. Il tirait avec lucidité un bilan critique de l'approche marxiste classique à la question juive, d'une manière qui sonnait comme une reconnaissance implicite de la valeur et de la justesse de l'ancienne critique bundiste du socialisme russe. Dans une interview donnée en 1937 à un quotidien yiddish de Mexico, Der Weg, il déclarait : « Dans ma jeunesse, lorsque j'étais jeune, j'avais plutôt tendance à pronostiquer que les Juifs des différents pays seraient assimilés et que la question juive disparaîtrait ainsi, presque automatiquement. Le développement historique du dernier quart de siècle n'a malheureusement pas confirmé cette perspective. Le capitalisme en déclin a déchaîné partout un nationalisme exacerbé dont l'antisémitisme est un aspect. La question juive est devenue particulièrement grave dans le pays capitaliste le plus développé d'Europe, l'Allemagne.(24) » En même temps, il révisait son attitude négative précédente à l'égard de la vie nationale et de la culture juives. Reconnaissant que le yiddish était devenu une langue de culture moderne dans laquelle florissait une importante littérature, Trotsky affirmait la nécessité d'une « solution nationale » de la question juive.

Cependant, dans le climat apocalyptique de la Seconde Guerre mondiale, Trotsky avait tendance à poser le problème de l'avenir des Juifs sous la forme d'une alternative très nette: soit l'autodétermination nationale dans une société socialiste, soit le génocide sous la réaction capitaliste. La lutte des Juifs pour leur survie dans un monde dominé par le racisme et l'oppression, se transformait dans une lutte contre le capitalisme. Dans une lettre de 1934 au journaliste de New York Lazare King, il écrivait que « la question juive est devenue plus que jamais une composante de la révolution prolétarienne mondiale (25) ». Trotsky n'excluait pas a priori la Palestine comme lieu d'un nouvel Etat juif, mais il ne devint jamais sioniste. A la différence de Ber Borokhov-, le principal théoricien sioniste-marxiste du début du siècle, qui concevait l'autodétermination des Juifs en Palestine comme une étape nécessaire avant de pouvoir mener la lutte pour le socialisme, pour Trotsky une solution nationale de la question juive n'était possible que dans le cadre d'une société de transition du capitalisme au socialisme.

Cette conception, formulée pour la première fois en 1934, fut développée dans l'interview citée plus haut à Der Weg. La formation d'un Etat juif dans un territoire particulier impliquait une vaste émigration, à cause de la diaspora. Naturellement, Trotsky excluait toute émigration forcée, qui aurait débouchée sur des nouveaux ghettos, et considérait ce processus de concentration juive dans un foyer national comme le produit d'un choix volontaire. Le socialisme aurait disposé des moyens techniques et matériels nécessaires à l'accomplissement d'un tel projet. Au fond, il considérait l'autodétermination nationale comme un phénomène lié aux potentialités énormes d'une économie internationale planifiée.

Dans ce cadre, Trotsky ne rejetait pas a priori la solution du Birobidjan. En 1928, dans cette région à la frontière avec la Mandchourie, le régime soviétique créa par décret, de manière tout à fait autoritaire, une aire juive autonome, où se transférèrent des milliers de Juifs provenant de toutes les républiques de l'URSS. Cette initiative était inspirée par des buts stratégiques - la nécessité de peupler et renforcer les régions sibériennes face à l'expansionnisme japonais en Asie - et fut prise sans jamais consulter les Juifs soviétiques. En 1934, le Birobidjan apparaissait à Trotsky comme « une farce bureaucratique ». Néanmoins, en dépit de ses aspects bureaucratiques et de ses liens avec certaines tendances antisémites de la domination stalinienne. Trotsky défendait en ligne de principe l'idée du Birobidjan, qui, à son avis, aurait pu se développer dans le cadre d'un Etat ouvrier authentique. En 1937, il exprimait sa pensée avec les termes suivants: «Sous un régime de démocratie soviétique, le Birobidjan pourrait indubitablement jouer un rôle sérieux par rapport à la culture nationale du judaïsme soviétique. Sous un régime bonapartiste qui nourrit des tendances antisémites, le Birobidjan menace de dégénérer en une sorte de ghetto soviétique.(26) »

Après des décennies de pogromes et de tsarisme, l'antisémitisme russe ne pouvait pas disparaître automatiquement après la révolution. Le pouvoir soviétique pouvait proclamer l'émancipation juive, promouvoir la langue et la littérature yiddish et mener une lutte implacable contre l'antisémitisme, mais il était impossible de le déraciner complètement en quelques années. Les préjugés anti-juifs survivaient au sein de larges secteurs de la population, notamment paysanne, pour lesquels les Juifs avaient seulement changé de statut social. Maintenant ils n'haïssaient plus l'usurier et le commerçant, mais les intellectuels juifs, qui étaient entrés en grand nombre dans l'appareil d'Etat après la révolution de 1917.

Après avoir consolidé son pouvoir à la fin des années vingt, la bureaucratie stalinienne avait cessé de combattre ces préjugés, mais plutôt les exploitait. Pendant sa lutte contre l'Opposition de gauche, dont plusieurs membres étaient juifs, Staline n'hésita pas à utiliser des arguments antisémites. Par exemple, la Pravda et d'autres journaux soviétiques citaient toujours les leaders de l'Opposition avec leur nom juif (on ne parlait plus de Trotsky, mais seulement de Bronstein). Exilé au Mexique, le fondateur de l'Armée rouge écrivait en 1937 que les procès de Moscou, dans lesquels il était accusé de tuer les ouvriers et d'empoisonner les rivières russes, lui rappellaient le mythe chrétien du meurtre rituel.

Un témoignage de l'intérêt croissant de Trotsky pour la question juive dans les années trente, nous a été donné par la dirigeante socialiste-sioniste palestinienne Beba Idelson. Elle rendit visite à Trotsky au Mexique, en 1937, et eut une longue conversation avec lui. Il s'informa sur la vie juive en Palestine en général et posa plusieurs questions concernant la nature des kibbutz, la relation entre Juifs et Arabes, la situation économique du pays, l'université et la bibliothèque juives de Jérusalem, etc. Beba Idelson a écrit à propos de cette conversation : «Je ne lui parlais pas comme on parle à un étranger. J'avais le sentiment de parler à un Juif, à un Juif errant, sans une patrie. Cela me fît sentir très proche de lui et me donna la confiance de m'adresser à un homme qui pouvait me comprendre. (27) » Trotsky ne devint jamais sioniste, mais il n'était plus indifférent à l'idée d'une nation juive. Il ne considérait plus les sentiments, la culture et les traditions juives comme étant incompatibles avec l'internationalisme socialiste. Son opposition au sionisme exprimait la critique d'un projet de colonisation de la Palestine sous contrôle britannique et contre la population arabe, mais non pas le rejet du concept d'une nation juive.

En conclusion, la redécouverte de la question juive par Trotsky dans la période de l'Entre-deux-guerres fut essentiellement le produit du fascisme allemand, qui l'amena à abandonner l'idée d'un progrès automatique de l'histoire ainsi que l'illusion d'une assimilation naturelle des Juifs dans le monde moderne. Ce ne fut pas une découverte de sa propre judéité. Trotsky se considéra toujours russe ou, mieux, internationaliste, mais maintenant la question juive apparaissait à ses yeux comme un problème crucial de ce siècle.

Quatrième Internationale n°35, avril-juillet 1990

1. Léon Trotsky, My Life, Pathfinder Press, New York, 1970, p. 340.

2. Isaac Deutscher, The Prophet Armed. Trotsky, 1879-1921, Vmtage Books. New York, 1965, p.13.

3. Voir Pierre Broué, Trotsky, Fayard. Paris, 1988, p. 31.

4. Voir Joseph Nedava, Trotsky and the Jews, Jewish Publication Society of America, Philadelphia. 1971, p. 60-61.

5. Il existe une célèbre affiche des Gardes blancs qui caricaturait Trotsky sous la forme d'un fauve «juif», cf. F.Wyndham, D. King, Trotsky. A Documentary, Penguin Books, London, 1972, p.56.

6. Voir L. Trotsky, My Life, p. 340.

7. Sur le concept de Juif non-juif, cf. I. Deutscher, Essais sur le problème juif, Payot, Paris, 1968, pp. 34-54. Voir aussi Claudio Magris, Lontano da dove. Joseph Roth e la tradizione ebraico-orientale, Einaudi, Turin, 1971, p. 22.

8. Sur l'histoire du Bund et plus en général du mouvement ouvrier juif dans l'empire tsariste, il existe une très large bibliographie. Nous pouvons rappeler ici seulement Jonathan Frankel. Prophecy and Politics. Socialism, Nationalism and thé Russian Jews 1862-1917, Cambridge University Press, 1981, et Natan Weinstock, le Pain de misère. Histoire du mouvement juif en Europe, La Découverte, Paris, 1984-1986, 3 volumes.

9. Voir le Pain de misère, vol. 1, pp. 184-198.

10. Léon Trotsky, Sur la question juive et le sionisme, Maspero, Paris, 1974, pp. 20-28.

11. Cf. Lénine, «Notes critiques sur la question nationale», 1913, Œuvres, vol. 20,

12. Cf. Karl Kautsky, Rosse undJudentum, Dietz Veriag. Stuttgart, 1921, p. 108.

13. Cité par J. Nedava, Trotsky and thé Jews, p. 197.

\4.Ibid.,p. 112.

15. L. Trotsky, 7905, Ed. de Minuit, Paris, 1969, p. 121.

16. L. Trotsky, «Die Beilis Anâre », Die Neue Zeit, XXXII, 1913-1914, Bd. 1, n°9,

17. Voir L. Trotsky, « Les procès, la bureaucratie et l'antisémitisme », Œuvres, vol. 12,

18. Voir L. Trotsky, «Thé Jewish Question», Thé Balcan Wars, 1912-1913, Monad Press, New York, 1980, pp. 412-421.

19. L. Trotsky, « What is National-Socialism ? », 1933, Thé Struggle against Nazism m Germany, Pathfinder Press, New York, 1971, p. 405.

20. L. Trotsky, « Interview avec Anita Brenner », Œuvres, vol. 3, p. 51.

2 l.L. Trotsky, «La bourgeoisie juive et la lutte contre l'antisémitisme», Œuvres, vol. 19, pp. 272-273 (on ne peut que regretter que les éditeurs des Œuvres aient choisi un tel titre pour ce texte fondamental de Trotsky).

22. L. Trotsky, « Manifeste sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne », Œuvres, vol. 24. pp. 28-29.

23. L. Trotsky, «La bourgeoisie juive et la lutte révolutionnaire». Œuvres, vol. 19, pp.272-273.

24. L. Trotsky, « La question juive », Œuvres, vol. 12, p. 11.

25. L. Trotsky, « Sur le problème juif», Œuvres, vol. 3. p. 218.

26. L. Trotsky, « Interview avec un quotidien juif», Œuvres, vol. 13, p. 297.

27. L. Trotsky, « Pratiques antisémites », Œuvres, vol. 12, p. 221.

28. Cité par J. Nedava, Trotsky and the Jews, pp. 206-207 ; cf. aussi Irving Howe, Trotsky, Fontana/Collins, Glasgow, 1978, pp. 155-157.

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